Denis Paillard dans sa préface « Un homme dans l’histoire » présente l’auteur, cet homme dont le « statut de « survivant » n’a cessé de le hanter toute sa vie », ce « Juif non juif » pour utiliser une formule d’Isaac Deutscher, son parcours, ses travaux d’historien « pas comme les autres », un historien qui s’intéresse aux « gens d’en bas » et dénonce « ceux qui ne considèrent l’histoire qu’à travers les hommes et les lieux de pouvoir », un historien revendiquant « une démarche comparative », déniant à l’URSS tout caractère de socialiste.
C’est justement l’attachement de Moshe Lewin au socialisme qui lui a permis de rendre compte « de la singularité du système soviétique », de cette succession « de crises et de périodes de développement ou de stagnation et même de régression ».
Les textes présentés sont d’ordres différents. Certains autobiographiques retraduisent bien, à mes yeux, les parcours dans cette Europe du début du vingtième siècle, le vivre avec l’antisémitisme, Wilno, l’Hashomer Hatzaïr et l’autodéfense, puis en URSS la vie d’ouvrier d’usine et de kolkhozien, Israël, l’étude de l’histoire, le « métier » d’historien…
Moshe Lewin comme il l’écrit lui-même, dans une correspondance, « saute d’un sujet à un autre avec le sentiment que je n’ai pas dit tout ce que je voulais – en fait, je ne sais pas exactement où je vais. J’allume l’ordinateur et j’écris, sans me soucier à l’avance de la cohérence du récit ». Le temps et un retour à Vilnius dans les années 1970, « Malheureusement, tous sont morts ou ont été tués. Fenêtres et balcons des morts ».
La description de l’itinéraire d’historien est passionnante, l’imbrication du soi et des autres, « désormais nous étions personnellement partie prenante de cette barbarie en marche, comme victimes, témoins ou rescapés chanceux », la prise en compte de la haine des Juifs, « Non pas parce mes morts sont plus morts que les autres morts » ou « les larmes sont les mêmes chez tout le monde et pour tout le monde » pour une compréhension de la longue histoire, du spectacle d’une dégradation humaine… Une incitation à interroger et à interpréter, « C’est une incitation à traiter sur un mode interprétatif d’un passé plus long et même à essayer de faire des pronostics », à comprendre les sociétés en crise, les Etats en folie, les « temps du mépris », les politiques abominables, l’acharnement « à nier toute responsabilité et à rejeter la faute sur d’autres »…
Les apports de l’auteur sur l’Urss sont considérables, la place des paysan-ne-s, le stalinisme et son extermination de l’héritage révolutionnaire, la transformation d’un pays majoritairement rural en société urbaine et industrialisée, le travail souterrain des forces sociales, la place de la propagande comme mensonge institutionnalisée, les droits réels et l’absence de droits politiques, la paysannerie comme « système social et culturel » et donc la nécessité de parler de « plusieurs paysanneries », les rapports entre « plan et processus », le passage du stalinisme à un « système de commande administrative », l’entremêlement du travail créatif et du déluge de terreur, les places des bureaucraties, le gaspillage massif…
J’ai aussi été intéressé par les propos de Moshe Lewin sur l’histoire, ses allées et retours entre éléments biographiques et analyses, sa critique du nationalisme (« n’aimer qu’un coté du fleuve et mépriser l’autre rive ») ou des mouvements romantiques, la prise en compte des individu-e-s et de leurs corps, l’insistance sur les environnements socio-historiques, le refus d’en rester ou de réduire la « politique » aux partis politiques, son accord avec la méthodologie de Karl Marx, « Combiner un concept relatif aux rapports socio-économiques dans leur complexité à un autre concept relatif aux principales divisions sociales de l’époque, afin d’établir en quoi consiste le système et vers quoi il évolue, est une bonne façon de voir les choses »…
L’auteur critique, entre autres, la fabrication des mythes, l’école « totalitaire », son « présent éternel », sa « conception plate », son refus de prendre en compte l’histoire et les contradictions ou la complexité croissante du système en Urss, et aussi « la fiction de l’idéologie socialiste »…
Moshe Lewin souligne aussi la crise « des grandes théories du développement social et historique en général », la richesses apportée par la diversité des angles de vue. Il parle de dissonance entre le système social et les institutions, de découpage « en séquences successives correspondant à des changements et à des étapes », d’historicisation, de personnalité comme concept social, du stalinisme comme « alternative au bolchévisme qui épouse les pires modèles du despotisme prérévolutionnaire ».
Une leçon à la fois d’espérance et d’analyse critique, le refus de la réduction de la complexité à des « concepts » sans histoire, et un apport considérable à l’histoire des formations économico-sociales dans l’ex-Urss. Il convient bien d’entreprendre des analyses de « la révolution d’octobre à l’épreuve de l’histoire ».
De l’auteur :
Le dernier combat de Lénine : pour-que-lespoir-souleve-ne-se-confonde-pas-avec-sa-caricature-reactionnaire-et-criminelle/
Moshe Lewin : Les sentiers du passé
Moshe Lewin dans l’histoire, textes présentés et annotés par Denis Paillard
http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_650-les-sentiers-du-passe.html
Editions Syllepse, Paris 2015, 194 pages, 15 euros
Une co-édition avec les Editions Page2 (Suisse)
Didier Epsztajn