Introduction : Féminisme, politique et nationalisme dans le monde arabe (Sonia Dayan-Herzbrun)

Avec l’aimable autorisation de l’auteure

2747593916fLes études qui suivent entendent contribuer à une analyse féministe des phénomènes politiques dans le monde arabo­phone contemporain. Cette démarche est suffisamment nouvelle dans les travaux de langue française1 pour mériter quelque explication. Le féminisme, mouvement social et poli­tique, a introduit un paradigme nouveau dans les sciences de la société. Les interprétations et les usages de ce paradigme sont cependant multiples et conflictuels. On ne saurait donc s’y référer sans préciser comment on l’interprète. Les travaux que je consacre à la sociologie politique relèvent d’une approche­ féministe dans la mesure où je m’efforce d’y rendre visible la place des femmes, et que j’intègre les relations hommes/femmes dans une théorie générale de la domination à l’intérieur de laquelle les multiples formes de domination mais également de résistance doivent être articulées. On pose trop souvent, en effet, la domination des hommes sur les femmes comme une donnée anthropologique universelle qui constituerait la forme ultime de la domination. Il m’apparaît au contraire qu’il convient d’historiciser cette perspective en prenant en compte la multiplicité des types de patriarcat et les crises que ceux-ci peuvent traverser : les rapports de domination sont faits de tensions, de lutte, de résistance et de compromis. Il faut également la sociologiser en l’inscrivant dans la complexité des rapports de hiérarchie, de soumission, de dépendance et d’exploitation qui lient les groupes humains, qu’il s’agisse de relations de classes, de clans ou d’ethnies2, de groupes d’âge, de service ou de clientèle, et enfin, de ce qui s’est joué et se joue encore entre le Nord et le Sud depuis les entreprises coloniales3.

Les mouvements de libération nationale constituent, à cet égard, un terrain privilégié : cette complexité s’y révèle dans une lumière qui en permet l’analyse. Le Proche-Orient arabe a connu, depuis la deuxième partie du XIXe siècle d’importants mouvements nationaux, et des femmes y ont rempli des rôles de premier plan. Les nombreux stéréotypes concernant cette région où l’islam est la religion dominante, mettent à peu près tous en relation directe la religion musulmane, envisagée comme un tout anhistorique et la situation des femmes. Ils ont comme véhicules aussi bien l’opinion commune que les travaux universitaires. On peut regrouper les travaux où s’exprime ce point de vue en deux catégories. D’un côté, il y a ceux qui s’efforcent d’établir la compatibilité entre l’islam et l’émancipation des femmes ; de l’autre ceux qui mettent l’accent sur la spécificité de la domination des femmes musulmanes, indépendamment des sociétés dans lesquelles elles se trouvent4. A ces stéréotypes il faut au contraire opposer l’analyse de situations sociales précises comme celles de ces mouvements qui ont vu naître, en même temps que la con­science nationale, celle d’un combat spécifique des femmes.

La naissance des mouvements

Deux régions du Proche-Orient ont connu de forts mouvements nationaux : l’Egypte et la Palestine. Les mouvements s’y sont incarnés dans des organisations politiques, des luttes violentes, urbaines et rurales. Ils sont passés par des phases successives, ont retenti l’un sur l’autre, et ont revêtu la forme « moderne » de l’aspiration à un Etat-nation indépendant, c’est-à-dire décolonisé. Etape puis conséquence du dépeçage de l’empire ottoman, la colonisation n’a pas exactement ­pris la même forme en Egypte et en Palestine, même si la Grande-Bretagne y a, dans les deux cas, joué un rôle pré­pondérant. L’occupation anglaise de l’Egypte débute, en 1882, par le bombardement d’Alexandrie en proie à une émeute populaire nationaliste au cours de laquelle a violemment été mis en cause le contrôle des Européens sur les finances du pays. En Palestine, à la même époque, on assiste à la première vague de l’émigration sioniste qui trouvera une reconnaissance internationale en 1917 grâce à la Déclaration Balfour. Les Britanniques ont établi leur mandat sur cette partie de l’ancien empire ottoman qui correspond à la Terre Sainte, et ils vont édicter un corps de lois et de règlements repris par le gouvernement israélien quand celui-ci occupera la Cisjordanie et Gaza et qui n’ont pas encore été abrogés par l’Autorité Palestinienne. Les mesures d’exception que ces lois rendent possibles (assignation à résidence, détention administrative, etc.) ont été adoptées dans toutes les parties de l’empire britannique. Elles sont du même ordre que celles qui avaient régi l’Algérie colonisée.

Dans les deux régions où coexistent des communautés religieuses diverses avec, en particulier, la présence de fortes minorités chrétiennes, les mouvements nationaux se présentent comme une aspiration à une forme moderne de l’Etat, inscrite dans une délimitation territoriale claire, même si celle-ci varie dans le temps : les nationalistes égyptiens se sont difficilement résignés à la partition du Soudan et de l’Egypte, et ce n’est qu’en 1988 que l’Organisation de Libé­ration de la Palestine a officiellement renoncé à la recon­quête de la Palestine mandataire (c’est-à-dire au territoire sur lequel avait été établi le mandat britannique) pour exiger la création d’un Etat palestinien sur la portion de la Palestine occupée à la suite de la guerre de 1967, c’est-à-dire l’appli­cation de la résolution 242 des Nations Unies5. La participa­tion précoce de femmes à ces mouvements est également un signe de leur modernité. Certaines en effet les rejoignent en­tre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Cette participa­tion a été le creuset du féminisme qui s’est développé un peu plus tard dans les deux régions. Les historiens et les anthro­pologues anglo-saxons, au premier rang desquels Benedict Anderson, Ernest Gellner et Eric Hobsbawm, ont, depuis le début des années 1980 développé la thèse à caractère cons­tructiviste selon laquelle les nations sont postérieures aux nationalismes. En s’appuyant sur cette hypothèse, on peut remarquer que dans les deux régions, comme dans l’ensemble du Proche-Orient, le nationalisme arabe apparaît d’abord en concurrence avec un premier nationalisme musulman, puis comme tendance autonome centrée autour de territoires et non de communautés. Il s’agit à la fois, ou successivement, de répondre au nationalisme turc (donc ni musulman ni arabe) qui est en pleine expansion, de faire face à l’Europe tout en important ses modèles économiques, militaires, politiques et culturels, et pour ce qui est de la Palestine, de s’opposer au sionisme.

Le nationalisme arabe commence par être un mouvement culturel, fondé sur l’unité d’une langue que l’on fait revivre comme langue laïque. En effet les dialectes parlés dans les différentes régions, notamment dans les régions rurales, in­troduisent entre les groupes des clivages que les nationalistes lettrés vont s’efforcer de réduire. Peu à peu apparaissent des imprimeries, qui permettent la diffusion de livres et de jour­naux en langue arabe. Mais c’est surtout l’ouverture d’écoles où l’enseignement général se trouve dispensé en langue arabe qui constitue l’élément le plus important de cette entreprise. Fondées par des missionnaires chrétiens venus d’Europe ou des Etats-Unis, elles sont d’abord destinées aux garçons, mais accueillent très vite des filles. C’est une certaine Eli Smith qui, à la fin des années 1830, ouvre en Syrie une école desti­née aux jeunes filles. Cette initiative, dans une région où l’éducation des femmes était très négligée, est couronnée de succès, et elle sera vite imitée dans d’autres régions, et no­tamment en Egypte6. C’est également Eli Smith qui s’active à rédiger et à diffuser des manuels et des livres de classe dans cet arabe littéraire recréé, en quelque sorte, et qui commence à être enseigné. Les acteurs de ce protonationalisme sont donc ceux que Ernest Gellner nomme des « clercs », c’est-à-dire des intellectuels appartenant à une classe moyenne en formation, mais aussi souvent des non musulmans ou des membres de groupes musulmans minoritaires. Enfin, parmi eux figurent un nombre non négligeable de femmes. Certains des hommes liés au mouvement nationaliste se font les avo­cats du féminisme. Le plus célèbre d’entre eux est l’avocat égyptien Qasim Amin (1863-1908). Son livre, La Libération des femmes, publié en 1899, continue à susciter des contro­verses. Il y développe l’idée que le statut des femmes reflète le statut d’une nation et le niveau de civilisation qu’elle a atteinte. L’éducation et l’indépendance des femmes sont donc signes de modernité, et il n’y a là rien d’incompatible avec l’islam. « Je ne crois pas qu’il soit exagéré de dire, écrit-il dans le plus célèbre chapitre de son livre, celui qui concerne la question du voile, que les femmes sont le fondement d’une édification solide de la civilisation moderne7 ».

Les femmes ainsi appelées à être libérées, c’est-à-dire éduquées et sorties de la réclusion, pour démontrer qu’il n’y a pas incompatibilité entre islam et modernité, sont d’abord des « grandes dames », des « gentle women », comme il y a des gentlemen. Elles reprennent les pratiques de distinction et d’affirmation de statut élevé en usage dans le groupe social dont elles sont issues en leur donnant un objectif « natio­nal8 ». C’est alors que sont créées, en Palestine aussi bien qu’en Egypte, des associations féminines qui prennent en charge des institutions charitables destinées aux femmes pau­vres : dispensaires, cours d’alphabétisation, écoles où sont enseignées la puériculture et l’hygiène domestique. Ces asso­ciations rassemblent des femmes, au-delà des divisions de communautés religieuses ou de classes, sur la base d’une ap­partenance nationale qui oscille toujours entre nationalisme arabe et nationalisme régional, qu’il soit égyptien ou palesti­nien. Elles se sont maintenues et développées jusqu’à ce jour dans différentes régions du Moyen-Orient, parallèlement aux organisations plus directement politiques. Les femmes appa­raissent donc comme symboles d’unité et de solidarité natio­nales, quand les hommes restent beaucoup plus divisés, entre leurs appartenances partisanes et communautaires, et leurs conflits personnels d’intérêts et d’ambitions. C’est par exemple cette image que voulait donner d’elles l’Union Géné­rale des Femmes Palestiniennes, alors même que différentes associations de femmes rattachées à chacune des tendances de l’OLP se créaient peu à peu. Dans les premières années du nationalisme arabe les femmes des groupes privilégiés qui y participent, mobilisent des savoirs et des habitus acquis dans leur culture gestionnaire du harem. On est loin des stéréoty­pes orientalistes. Les harems sont alors des lieux d’intense activité économique : d’économie domestique, certes, avec la gestion de toute une parentèle, mais aussi de gestion du capi­tal financier et du capital social. Les maîtresses de harem possèdent un patrimoine propre, qu’elles investissent et gè­rent, en réservant une partie de leurs biens à des institutions charitables grâce auxquelles elles accomplissent leurs devoirs religieux (la zakat ou l’aumône, selon qu’elles sont musulma­nes ou chrétiennes) et entretiennent leurs réseaux d’influence et ceux de leur famille. Dans la poursuite de cette logique de groupe, les grandes dames des mouvements nationalistes ne manquent pas non plus d’activer les clientélismes familiaux, ce qui est particulièrement le cas en Palestine. Ces pratiques perdurent aujourd’hui, en concurrence avec l’activité associa­tive du Hamas, dont les membres appartiennent en général à des familles plus modestes, et parfois en coopération avec des ONG nationales ou internationales.

Les luttes nationales

Le passage des mouvement nationaux aux luttes propre­ment dites se fait au Proche-Orient au moment de la Pre­mière Guerre mondiale. L’effondrement de l’empire otto­man, le jeu retors de la Grande-Bretagne à l’égard des peuples arabes et de leurs leaders, précipitent les révoltes. C’est à la suite de la Déclaration Balfour (1917) dans laquelle le gou­vernement britannique se montre favorable à l’établissement d’un foyer national juif en Terre Sainte que le mouvement se développe en Palestine, et qu’y prennent part des femmes qui n’hésitent pas à s’exposer. En 1919 éclate la révolution égyptienne, avec son cortège de grèves et de manifestations parfois sanglantes. Au Caire, le 14 mars 1919, une femme, Hamida Khalil, tombe frappée par une balle anglaise. C’est la première femme martyre de la cause nationale. Deux jours après sa mort quelques centaines de femmes de la haute socié­té se rassemblent pour manifester et déposer ensemble des pétitions dans les légations occidentales. Un mouvement féminin qui va très vite s’auto-désigner comme féministe, émerge ainsi en Egypte, à l’occasion des luttes contre l’occu­pant britannique. Sa dirigeante est incontestablement Huda Sharawi. Le mouvement des femmes égyptiennes est lié à une dynamique qui s’est développée à l’intérieur du parti nationa­liste, le Wafd, dont le mari de Huda Sharawi est l’un des lea­ders. Elle-même a commencé par être présidente du Comité central des femmes du Wafd, créé en 1920 et surtout formé des épouses des dirigeants, qui organise le soutien social et financier aux actions décidées par le parti. Elle va très vite prendre des distances puis se séparer de ce qui se révèle être une simple courroie de transmission des décisions prises par les hommes, frères ou maris. La rupture se fait sur deux ques­tions. La première est celle du droit de vote des femmes, promis par le Wafd, puis relégué pour un avenir incertain lorsque s’entament des négociations sérieuses avec les Britan­niques en vue de l’indépendance.

La lettre que Huda Sharawi adresse, au nom du Comité cen­tral des femmes du Wafd à ce propos en décembre 1920 à Saad Zaghlul, le dirigeant du parti, témoigne d’une conscience aiguë de la situation des femmes dans le mouvement. Elle exprime aussi l’aspiration à la citoyenneté. Elle met enfin le doigt sur l’enjeu que représentent les femmes dans le discours colonial qui ne les désigne que comme victimes ou comme instruments :

La manière dont nous sommes traitées nous surprend et nous cons­terne. Elle est contraire à ce qui, jusqu’à présent était entendu entre nous et tout à fait différente de ce que nous étions en droit d’atten­dre de votre part. Vous nous avez soutenues lorsque nous avons participé avec vous à la phase militante du mouvement nationa­liste. Vous nous avez épaulées lorsque nous avons formé notre co­mité, et dans votre télégramme de félicitations vous exprimiez des sentiments dont la noblesse rendait possibles tous les espoirs. Ce qui accroît encore notre consternation ce sont les calomnies sur no­tre renaissance nationale, que, de ce fait, répandent en Egypte les étrangers. Ils disent que la participation des femmes au mouvement nationaliste égyptien n’était pas motivée par le patriotisme, mais que les femmes ont simplement été utilisées par un groupe d’hom­mes du mouvement nationaliste pour induire en erreur les nations civilisées, en leur faisant croire à la maturité et à l’avancement de la nation égyptienne, et à son aptitude à se gouverner elle-même. Notre renaissance, comme vous le savez, est au-dessus de cela. A cet instant où la question égyptienne est sur le point d’être résolue, il est manifestement injuste que le Wafd égyptien qui défend les droits de l’Egypte et lutte pour sa libération, puisse dénier à la moitié de la nation la part prise à cette libération9.

Le second point qui va déterminer la rupture est lui entiè­rement politique. Il concerne la question soudanaise. La radi­calité politique, contrairement aux idées reçues, est du côté des femmes, et le féminisme peut être compris comme un aspect et une conséquence de cette radicalité. Huda Sharawi avec beaucoup d’autres femmes défend, en effet, l’idée d’une grande Egypte, comprenant le Soudan. Les Britanniques qui redoutent une Egypte trop puissante exigent que le territoire unifié dans l’Empire ottoman soit divisé en deux. Le leader­ship mâle du mouvement national égyptien qui veut négocier avec les Britanniques, accepte la partition. La création de l’Union Féministe Egyptienne (UFE), fruit de cette rupture, fait donc surgir une organisation qui représente un nationa­lisme sans concession. Son programme est intellectuel et politique. L’UFE établit dès lors des liens avec le mouvement féministe régional et international, c’est-à-dire l’Alliance Internationale des Femmes10.

Le mouvement féministe égyptien ne se développe donc pas en vase clos. A travers ses étapes et ses transformations vont se répercuter les données complexes de la situation poli­tique au niveau local comme au niveau international. Avec l’apparition et la popularité croissante du groupe des Frères Musulmans mais aussi des Soeurs Musulmanes11, le féminisme égyptien va s’islamiser sans cesser de défendre les droits des femmes y compris celui de participer aux luttes politiques. Le mouvement prend également une dimension panarabe en solidarité avec la cause palestinienne qui mobilise également les islamistes. Le premier congrès des Femmes arabes s’est tenu à Jérusalem en 1929. Mais d’autres associations se créent et se fédèrent dans ces années (1936-1939) qui voient éclater la première véritable révolte en Palestine. C’est en même temps au nom de l’islam et de l’arabisme que, sollicitée par les différents comités de femmes arabes de Palestine, Huda Sharawi presse le premier ministre de son pays d’apporter son soutien à cette cause. Elle adresse également une lettre de protestation à l’ambassadeur britannique en Egypte, qui la transmet à son gouvernement avec ce com­mentaire : « Nous devons nous attendre à un nombre crois­sant de protestations et de pétitions de ce genre ». Les faits confirmèrent cette prédiction.

La situation internationale n’a pas seulement été un fac­teur d’unification des luttes des femmes. Elle a été également un facteur de crise. Les événements qui se déroulent en Eu­rope à partir des années 1930, avec la prise du pouvoir par le fascisme et le nazisme font éclater le mouvement féministe international. Les choix politiques partisans ou nationaux s’imposent. Le féminisme n’est pas encore mûr (mais l’est-il aujourd’hui ?) pour un véritable universalisme prenant en compte la totalité des rapports de domination, condition sine qua non d’un internationalisme authentique mais si difficile à mettre en oeuvre. La relation complexe entre féminisme et nazisme a été longuement analysée12. Au Proche-Orient l’implication des féministes arabes dans la défense de la cause palestinienne les rend aveugles aux autres souffrances, et no­tamment à celles des juifs d’Europe. Huda Sharawi, la plus célèbre d’entre elles, révisera sa position sur la question juive après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais mourra peu de temps après sans avoir assisté à l’échec de ce à quoi elle aspirait, c’est-à-dire une véritable citoyenneté pour les fem­mes et les hommes de sa région.

En effet, de façon apparemment paradoxale, quand, après 1952 et la prise de pouvoir par Nasser, I’Egypte accéda à une véritable indépendance, les organisations féministes furent interdites, tout comme les partis politiques. Les militantes furent persécutées, emprisonnées, assignées à résidence ou exilées. Un féminisme en trompe l’oeil s’imposa avec un culte de la personnalité qui, comme ailleurs, cherchait à masquer la violence de la frustration et de la répression. L’Union des Femmes d’Egypte reçut le nom d’Association Huda Sharawi et fut désormais vouée à la gestion d’oeuvres sociales. C’était désormais à l’Etat arbitraire et autoritaire puis aux épouses des chefs d’Etat de prendre en charge les droits des femmes. Ces derniers leur furent (parcimonieusement) octroyés ou retirés en vertu des choix d’alliance et des variations des stra­tégies intérieures ou internationales, en confirmation du prin­cipe selon lequel les atteintes aux droits des femmes sont liées aux atteintes contre la démocratie.

Le mouvement national palestinien marquera lui aussi sa modernité en donnant de la visibilité aux femmes. Quand, après la proclamation de l’Etat d’Israël, ce mouvement se structurera à partir des lieux de l’exil, dans les camps de réfu­giés de Jordanie et du Liban en se donnant comme objectif déclaré un Etat-nation au sens moderne du terme (c’est-à-dire ni ethnique ni communautaire) et en se dénommant, en 1964, Organisation de Libération de la Palestine, il se dotera très vite d’une branche féminine. L’Union Générale des Femmes Palestiniennes qui voit le jour en 1965 peut être ainsi située dans une perspective post-kémalienne13, qui est alors celle de multiples mouvements « progressistes » du Tiers-Monde.

Les femmes dans ces mouvements nationaux

Au Proche-Orient comme dans d’autres régions du monde les femmes constituent une pièce maîtresse du dispositif na­tionaliste. L’affirmation nationale, quand elle s’énonce comme une revendication (ce qui, selon l’historien britan­nique Eric Hobsbawm, correspond au protonationalisme), occulte les divisions, les luttes et les ruptures, que ces divi­sions passent entre les classes ou les sexes. Ainsi peut s’opé­rer le passage nécessaire de l’histoire au mythe de l’authen­ticité culturelle par lequel se constitue un peuple puis une nation. L’adhésion réelle ou supposée (mais toujours invoquée) des femmes à la cause nationaliste plaide en faveur d’une absence de division des intérêts et des aspirations et donc d’une communauté fusionnelle. Dans ce récit elles ne jouent cependant guère le rôle d’héroïnes d’une histoire en train de se faire. Elles se doivent bien plutôt d’être des repro­ductrices, grâce auxquelles s’établit le lien de la collectivité au passé. La situation faite aux femmes incarne le paradoxe du nationalisme qui affirme s’ancrer dans un passé immémorial, mais relève en même temps de ce qui est le plus propre à la modernité. Mettre les femmes en avant permet d’afficher les signes de la modernité à laquelle correspond le projet d’Etat-­nation. C’est sur cet aspect que certaines femmes s’appuient pour développer une conscience et des stratégies féministes ; elles se réapproprient ce qui au premier abord relevait de l’instrumentalisation et du trompe-l’oeil.

Si on complète l’analyse en termes de genre par une ana­lyse en termes de classes sociales, on perçoit que les femmes qui incarnent ces deux moments du nationalisme au féminin appartiennent à des groupes sociaux différents distants l’un de l’autre. Celles qui sont issues d’élites hautement scolarisées et qui, en raison de leur statut familial privilégié, peuvent se permettre de transgresser jusqu’à un certain point les codes dominants, ou encore de les transposer, occupent les posi­tions les plus visibles et les plus semblables à celles des femmes du monde occidental. C’est à partir de ces femmes issues des groupes dominants que sont lancés les signaux de la mo­dernité. Quant aux autres, que les premières encadrent dans différentes sociétés et associations, elles jouent le rôle de ces « gardiennes héroïques » de la pérennité du peuple palestinien auxquelles rendait hommage la Déclaration d’Indépendance de l’Etat palestinien de novembre 1988. A elles les grossesses répétées destinées à mettre au monde des combattants, à elles le vieillissement précoce, à elles la douleur de voir mourir leurs enfants sous les balles israéliennes. Cependant, pour ces femmes aussi, le féminisme officiel a suscité une dynamique complexe, il faut le reconnaître, car elle se développe dans des sens divergents : ses effets à long terme restent encore imprévisibles.

La tragédie de la deuxième Intifada qui a débuté en sep­tembre 2000 est trop proche de nous pour qu’une analyse sociologique en soit possible. La violence des affrontements éloigne souvent les femmes des lieux de confrontation volontaire (en ne tenant pas compte de toutes celles qui peuvent être tuées ou blessées au hasard des attaques14 ) Elles n’en sont pas tout à fait absentes, cependant, comme le montrent l’existence de prisonnières politiques — dont certaines con­damnées à de très longues peines15 — et de femmes kamikazes. La politique israélienne de morcellement des territoires, d’obstacle systématique à la circulation des personnes, a con­tribué à accroître le localisme et les pouvoirs patriarcaux. Mais les femmes développent à nouveau les stratégies de sur­vie collective qu’elles ont apprises au moment de la première Intifada, et s’efforcent aussi d’affirmer leur présence politique.

Il est possible, en effet, de tirer des enseignements de la première Intifada (1987-1991). Celle-ci n’a pas seulement été un mouvement insurrectionnel contre l’occupation israé­lienne. Elle a aussi marqué l’irruption et la tentative de prise du pouvoir politique par les groupes dominés de la société de la Palestine Occupée : les jeunes et les femmes. Dans les vil­les, les villages et les camps ils et elles prennent part aux manifestations et créent des comités locaux et populaires, en dehors du contrôle direct du patriarcat (tout au moins pour les premiers temps) et de la bureaucratie extérieure domiciliée alors à Tunis. Cela suffit pour répandre l’idée d’une transfor­mation importante sinon radicale du statut des femmes qui manifestent, s’exposent, subissent emprisonnement et mau­vais traitements. Certaines sont tuées. Cependant les rapports de domination ne tardent pas à se rétablir et même à se ren­forcer. On apprend peu à peu que les femmes ont surtout été des exécutantes. Certes les comités populaires ont permis aux femmes des villes de s’organiser pour mieux veiller ensemble aux soins aux malades et aux blessés, et à l’éducation des en­fants. Partout elles ont été appelées à répondre aux appels de la direction unifiée du mouvement en manifestant ou en dis­tribuant des tracts, mais elles n’ont que très rarement parti­cipé aux réunions plénières où se prenaient les décisions. Celles-ci se tenaient dans des lieux de socialisation masculine et donc non ouverts aux femmes, comme les cafés16. Derrière la légende tenace, mais à usage essentiellement externe, d’une Intifada égalitariste et préféministe, on voit apparaître une situation bien plus complexe qui permet de comprendre comment la majorité des femmes de Palestine s’est trouvée à nouveau écartée des lieux des décisions politiques.

La première Intifada avait fait naître un espoir, inventer des pratiques. La lutte nationale avait accentué le lien social, et offert au moins à certaines femmes un espace d’affirmation politique. Les débuts de l’autonomie en Palestine, avec des processus institutionnels formellement calqués sur ceux des pays occidentaux (en particulier l’installation d’un parlement élu), ont coïncidé avec la mise à l’écart d’un grand nombre d’acteurs locaux, et en particulier de celles des femmes qui avaient joué un rôle important durant le soulèvement. Le parlement élu en janvier 1996 ne comptait que cinq femmes sur quatre-vingt-huit membres. Les très rares femmes à accé­der au Parlement ou à d’autres lieux de pouvoir y ont été portées par la filiation ou l’alliance, ainsi que par la nécessité de voir les minorités (chrétienne) représentées. Cette mise à l’écart doit donc être interprétée comme le signe de la réacti­vation des vieux liens claniques et patriarcaux. Mais des pas décisifs auront été franchis.

Il est certain que ces quelques années de l’histoire de la Palestine ont conduit à la légitimation d’un groupe de fem­mes leaders, même si un certain nombre d’entre elles vont être mises à l’écart avec l’installation à Gaza et à Ramallah de l’Autorité Palestinienne et le recours aux liens claniques, ou être l’objet d’une instrumentalisation politique par tous ceux qui aspirent à la domination. On ne peut réduire cette situation comme on le fait trop souvent au retour à une situation précédente, ni l’imputer aux seuls mouvements islamistes.

Les mouvements nationaux, en Egypte et en Palestine, mais aussi dans d’autres régions du Proche-Orient et du Ma­ghreb, ont été les déclencheurs d’une réflexion sur l’articulation des différents modes de domination, même si le processus de cette réflexion a été lent. Les rapports hom­mes/femmes y ont été pensés sur le modèle de la domination coloniale, rendant possible une véritable conscience fémi­niste. Il est apparu que la colonisation ne faisait que fragiliser la situation des plus faibles, et donc celle de beaucoup de femmes.

Pour la Palestine, la prise de conscience progressive puis la lutte contre les violences spécifiques subies par les femmes (de la part des occupants israéliens mais aussi de leur propre famille, les deux situations interagissant l’une avec l’autre) en est un exemple patent. Mais en même temps, la situation relativement privilégiée des femmes leaders, leur solidarité avec le discours nationaliste et parfois donc leurs réticences à admettre leur appartenance à une société divisée, les a con­duites à ne pas mettre suffisamment en avant les difficultés rencontrées par beaucoup des femmes de leurs sociétés appar­tenant à des groupes sociaux inférieurs (les femmes des cam­pagnes et des camps). Comment partager la lutte des hommes, comment refuser le regard de mépris jeté par la plupart des occidentaux sur les sociétés arabes ou musulmanes, et ne pas occulter les problèmes les plus difficilement avoua­bles — la polygamie, bien sûr, mais aussi les diverses formes de violences familiales : les coups, les assassinats, l’inceste, etc. ? Si cependant ces phénomènes sont aujourd’hui connus, c’est grâce à des femmes, qu’elles se disent féministes ou pas, et également à des hommes qui les combattent et réussissent à les analyser en les articulant politiquement. Les unes et les autres ont mis en évidence, par exemple, que les menaces, l’humiliation et la peur permanentes, la destruction des mai­sons, la mort ou l’emprisonnement des proches, l’imposition du couvre-feu ou l’encerclement des villes et des villages qui empêchent de se déplacer et enferment entre les murs d’un logement souvent exigu les membres d’une famille, condui­sent à l’accroissement des violences familiales et à la précari­sation du statut des femmes. Or telle a été depuis de très longues années telle est encore aujourd’hui, plus que jamais, la situation de la population palestinienne.

L’analyse socio-historique de la relation complexe du na­tionalisme et du féminisme dans ces deux régions du monde arabe que sont la Palestine et l’Egypte nous ramène à des considérations de méthodes. On constate, une fois de plus, que ce n’est pas seulement par leur invisibilisation, mais aussi et parallèlement par leur glorification mythique que les fem­mes se trouvent instrumentalisées. Mais à partir de là, il faut refuser toute essentialisation des femmes, et surtout ce mode pernicieux, voire pervers d’essentialisation qui les transforme en un groupe homogène de victimes. Ce type de discours oc­culte le plus souvent une entreprise d’accès au pouvoir par un groupe dominant de femmes et d’hommes. L’analyse des rapports de genre doit donc toujours être liée à celle de l’ensemble des rapports de domination, et à celle des proces­sus de démocratisation ouvrant le passage d’une démocratie formelle à une articulation de la liberté et de l’égalité dans les rapports qu’entretiennent les sociétés entre elles, les groupes plus restreints, mais aussi les êtres humains. C’est l’objectif que je me suis fixé dans cet ouvrage.

Sonia Dayan-Herzbrun : Femmes et politique au Moyen-Orient

Bibliothèque du féminisme – Editions L’Harmattan, Paris 2005, 160 pages, 14,50 euros

1 L’ouvrage de référence en langue anglaise en ce domaine demeure ce livre édité par Judith Butler et Joan W. Scott, Feminists Theorize The Political, Routledge, New York-London, 1991

2 Le rejet radical des théories raciales fait que les sociologues français n’emploient plus le terme de race, à la différence des anglo-saxons. De même l’ethnicité est à juste titre analysée comme ethnicisation. C’est donc de façon approximative, et loin de toute essentialisation, que j’emploie ce terme d’ethnie. En toute rigueur, mais ce serait un peu lourd, il faudrait écrire « groupes ethnicisés ».

3 Ayesha M. Imam insiste à juste titre sur le fait qu’il faut intercroiser les relations de classe, de genre, ou consécutives aux pratiques impérialistes, montrer comment elles inter-réagissent les unes sur les autres, au lieu de les juxtaposer ou de les hiérarchiser (Ayesha Imam, Amina Marna et Fatou Sow, Engendering African Social Sciences, CODESRIA Book Series, Dakar, 1997).

4 J’emprunte cet argumentaire à un remarquable essai publié par Deniz Kandioti, « Islam and Patriarchy. A comparative Study », dans N ikkie Keddie et Beth Baron, Women in Middle Eastern History, Yale Universi­ty Press, New Haven-London, 1991.

5 Au moment où j’écris (printemps 2005) cette revendication minimale est encore loin d’être satisfaite.

6 J’emprunte ces informations à l’ouvrage de George Antonius, The Arab Awakening, Beyrouth, 1938.

7 Qasim Amin, Women and the Veil, The American University of Cairo Press, 1997, p. 59.

8 Lire Ataf Lutfi AI-Sayyid Marsot, « The Revolutionary Gentlewomen in Egypt », dans L. Beck. et N. Kiddie, Women in Me Muslim World, Har­vard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1978.

9 Cité par Margot Badran, Feminists, Islam and Nation, The American University in Cairo Press, 1996, p. 82.

10 Ce point est développé dans le chapitre I.

11 En 1928 sont fondées parallèlement l’Association des Frères Musul­mans et l’Association des Mères Musulmanes. Cette dernière deviendra en 1933 Association des Soeurs Musulmanes, avant de se transformer, à l’occasion d’un congrès général, en Association des Femmes Musulmanes.

12 Voir en particulier Féminisme et nazisme, ouvrage collectif sous la direction de Liliane Kandel, Editions Odile Jacob, Paris, 2004.

13 La modernisation de la Turquie par Mustapha Kemal dit Ataturk, qui prend aussi la forme du « féminisme d’Etat », sert souvent de paradigme pour ces programmes politiques.

14 En avril 2005 on comptait plus de 250 femmes considérées comme « martyres » depuis septembre 2000, Neuf sont mortes dans des actions suicides, et les autres ont été tuées chez elles ou à des check points (chiffres fournis par le Centre National de Presse de Naplouse).

15 L’une d’elles, mère de 7 enfants, divorcée, purge actuellement (2005) une peine de 35 ans, pour avoir été arrêtée en possession d’explosifs.

16 Cf. Islah Jad, « Des salons aux comités populaires. Les femmes palesti­niennes 1919-1989 », Revue d’études palestiniennes, n° 51, printemps 1994.

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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