Twitto et libre, un impossible ? :

Ça y est. Je suis une Twitto. Il m’aura fallu dix ans. Dix ans de résistance à une emprise étatsunienne sur ma liberté de pensée. Sur mon libre arbitre. D’aucun dise que je suis « obligée ». Moi qui écris, qui ai des messages à faire passer. Le blog ne suffit plus. J’en atteste. Les statistiques du mien, ouvert il y a quatre ans, sont faibles. Très faibles. Alors je m’y colle : au Web 2.0 et à sa panoplie d’outils par où passe désormais « tout le monde ». Mon choix ? Facebook, impossible, ou Twitter. Plus pratique que les mails, trop nombreux, pas assez lisibles dans la marée noire du flux quotidien des messages professionnels et personnels. Plus accessible car les « informations » choisies – celles des profils auxquels on s’abonne – sont diffusées en quelques lignes et, cerise sur le gâteau, illustrées. Plus attractif donc. Après une journée de travail, dans les transports en commun, entre deux activités, quand on s’ennuie, quand on n’a rien d’autre à faire… Une lecture en toute passivité. Tranquillement. Un mode d’information rapide et efficace. D’accord. J’entends bien et comme l’activité éditoriale n’est plus ce qu’elle était – ma brave dame –, je me fais violence – quelle idée ! – et m’approprie cet engin de mort. Le risque est grand. Je tente le coup. On en reparlera dans quelques temps.

En attendant, revenons ensemble sur quelques faits et réflexions. Twitter a été créé à San Francisco en 2006 par Jack Dorsey, aujourd’hui âgé de 40 ans, au sein d’une société proposant des logiciels permettant de publier des fichiers audio sur un blog au moyen d’un téléphone. L’appropriation de Twitter est rapide, surtout en Occident. En Afrique du Sud, le pays qui me sert d’étalon des dominations, cette appropriation est impressionnante. Selon deux études de l’agence Portland à Nairobi, publiées successivement en 20121 et 20142, la ville de Johannesburg est la plus active d’Afrique devant Ekurhuleni, toujours en Afrique du Sud, et Le Caire, Durban, Alexandrie. Ailleurs sur le continent, l’affaire est moins entendue. Par exemple, le Sénégal ne figure pas dans les statistiques. Comme partout dans le monde, les utilisateurs sont majoritairement des individus jeunes entre 20 et 29 ans (ce ne sont pas des collectifs), très majoritairement des hommes – plus de 55% – qui twittent depuis leurs téléphones mobiles. L’activité se focalise essentiellement sur les marques comme Samsung, Adidas et Magnum (les crèmes glacées). Le football est le sujet le plus discuté, avant la mort de Nelson Mandela (5 décembre 2013), les hashtags médiatiques ou politiques étant très peu courus. Twitter est pour la grande majorité de la population un vecteur marketing, utilisé pour « changer ses habitudes de consommation ». Et ce constat vaut pour les utilisateurs français…

L’utilisation de ce réseau dit social crée donc un engouement. Reste à le mesurer finement. L’opportunité couramment associée à l’usage de Twitter, de partager des photos, messages, idées, lectures, avec d’autres individus, se mesure tout d’abord dans le virtuel, et le plus souvent, à la quantité de ses « abonnés ». Elle peut créer dynamique, de réseau, parfois de contenus, mais c’est en respectant les codes qui régissent ces outils, à savoir l’immédiateté, la surenchère, l’excès, au détriment de la subjectivisation des auteurs. Elle ne crée pas à proprement parler de connaissance (ensemble cohérent de savoirs) et tel n’est pas son objectif. D’ailleurs, les études sur ces usages en attestent : les profils sur Twitter révèlent des initiatives très individuelles, majoritairement passives, qui, mises côte à côte, peuvent éventuellement créer collectif, ce qui reste minoritaire. Il n’est pas vraiment possible d’attester d’un objectif de transfert de connaissances à échelle collective puisque le principe-même du profil, nécessaire pour s’identifier sur ce réseau social, repose sur l’individualité. De plus, les contenus créés sur cet outil n’appartiennent pas à leurs auteurs mais à Twitter. L’élan associé à l’usage de cet outil numérique renvoie donc à la fois à l’individualisation des perceptions – « je » peux (théoriquement) donner mon point de vue ou partager une info avec qui « je » veux, détaché que « je » suis de tout contexte (géographique, historique, politique, social…) – et à la diffusion gratuite et sans limites à l’échelle internationale de données personnelles, à des fins purement commerciales ou sécuritaires. Cet enthousiasme moderne est de fait le résultat de la violence produite par les sociétés contemporaines, qui se traduit notamment par une obligation de consommation rapide et une suprématie de savoirs occidentaux, majoritaires sur le réseau.

De quels savoirs s’agit-il ? À l’autre bout de la chaîne de ces utilisateurs, se trouve une entreprise privée – parmi d’autres dont Microsoft, Google, Yahoo !, Facebook, MySpace, Linkedln –, qui est, comme toutes ses homologues, née aux États-Unis d’Amérique. Les produits développés, logiciels, plateformes Internet, forment aujourd’hui ce qu’on appelle le Web 2.0 et ont pour vocation initiale à ce que l’internaute soit « plus actif » qu’avec le Web. Twitter a donc été créée par un individu, socialement caractérisé par le fait qu’il est – comme ses acolytes – jeune, masculin, blanc, de classe moyenne, diplômé, et originaire de ces mêmes États-Unis. Cet homme reste le principal propriétaire de son entreprise si bien qu’en 2015, Jack Dorsey est le 307e homme le plus riche au monde avec une fortune de 2,3 milliards de dollars. Son entreprise – privée donc – nourrit une industrie, celle des télécommunications et des logiciels, qui n’est pas épargnée par les jeux de concurrence économique, de recherche de profits financiers et de concentration/monopolisation3. Elle affiche un but philanthropique, voire social, mais ce qui m’apparaît le plus intéressant à relever est que celui-ci est spécifiquement universaliste et paternaliste. La mission de Twitter est à ce propos éloquente : « We want to instantly connect people everywhere to what’s most important to them. »4 Par ce message, le créateur et dirigeant d’entreprise s’arroge le devoir d’« ouvrir » le monde, de favoriser l’échange entre les individus du monde entier, d’où qu’ils soient, de comprendre ce qui est « le plus important » pour ces individus. Sans que je remette en cause la vocation à vouloir bien faire de Jack Dorsey, je lis distinctement dans ces objectifs une intention bienveillante à apporter appui, soutien, depuis une personne qui « sait »5 les TIC (technologies de l’information et de la communication) – lui-même – à celles qui ne savent pas les TIC, et ce partout dans le monde. Il ne cherche pas à identifier les individus à qui ses plateformes collaboratives s’adressent. Il les assimile. Mu par un idéal technologique, il ignore la diversité tout autant que les inégalités sociales, qu’elles soient de genre, de classe, de « race » ou d’âge. Il s’abstrait de l’histoire autant que du contexte sociopolitique de l’utilisateur auquel il dit s’adresser, s’intéresser. En négligeant le goût de l’altérité – l’envie d’apprendre de l’Autre ce qui n’est pas semblable à soi – tout autant que les inégalités et les rapports de domination qui régissent les relations sociales, il distille une vision du monde qui aplanit les différences et inégalités, voire les occulte. Sa croyance en son rôle messianique trahit, sans pour autant qu’il s’en prévale, une vision occidentalocentrée et masculine des relations sociales et des règles qui les gouvernent. Cette vision fait savoir et exprime une colonialité du pouvoir renouvelée. Elle rend l’utilisateur acteur de sa propre aliénation. Contrôlé, cet utilisateur devient contrôleur des cadres et normes virtuels dictés par un individu, occidental, masculin, blanc, jeune, et ainsi promoteur de la violence épistémique (inhibitrice et hiérarchisée de savoirs) produite par l’usage de ce réseau numérique.

Alors, aujourd’hui Twitto, comment vais-je construire ma propre oppression-aliénation volontaire tout en transgressant l’autoroute colonialitaire ? Comme il y a vingt ans, au début d’Internet, je me lance un défi. M’emparer de ces outils en gardant un œil vigilant sur la complexité de la situation et des savoirs/pensées qu’elle peut générer. Aussi infimes soient-ils. Ouvrir des brèches dans les colonnes de l’aliénation. Distiller du possible dans ce qui semble immuable, enfermant. Bouger les cadres de quelques millimètres. Mettre en exergue les normes pour mieux en rigoler. Peut-être le seul moyen de rester libre.

Joelle Palmieri, 28 avril 2016

https://joellepalmieri.wordpress.com/2016/04/28/twitto-et-libre-un-impossible/

1 L’étude a porté sur un échantillon de 11,5 millions de Tweets géolocalisés sur le continent africain pendant le dernier trimestre 2011. Portland, 2012, How Africa Tweets, Nairobi : Portland, <http://www.portland-communications.com/wp-content/uploads/2013/10/How-Africa-Tweets.pdf>, consulté le 21 octobre 2015.

3 Pour ne citer que quelques exemples, Microsoft connaît un revenu annuel estimé à 60,42 milliards de dollars pour l’exercice 2007-2008. L’entreprise emploie 94 286 personnes dans 107 pays différents. Début 2008, Google valait 210 milliards de dollars à la Bourse de Wall Street à New York. Depuis 2009, l’entreprise possède 1,8 million de serveurs (parc le plus important à l’échelle internationale) répartis sur 32 sites. Entre 2005 et 2009, MySpace a récolté 1,6 milliard de dollars de chiffre d‘affaires. Pour la seule année 2008, il est estimé à 900 millions de dollars, chiffre qui inclut l’accord publicitaire noué avec Google pour trois ans et 900 millions de dollars jusqu’en 2010. FaceBook connaît une croissance géométrique du nombre de ses usagers qui est passé de 1 million en 2004 (essentiellement des étudiants américains) à 200 millions en 2009. En 2007, Microsoft y prend 240 millions de dollars de parts de capital, alors valorisée à 15 milliards de dollars. Le 17 mai 2012, l’entreprise lance la plus grosse introduction en Bourse de l‘histoire des valeurs technologiques, tant en levée de fonds qu‘en capitalisation boursière, et au second rang historique pour l‘ensemble des États-Unis derrière Visa et devant celle de General Motors, avec 421 millions d’actions au prix de 38 dollars chacune, qui lui donne une valorisation de 104 milliards de dollars.

5 Le verbe « savoir » est ici utilisé pour qualifier une connaissance étendue du domaine que recouvrent les TIC. Il ne se restreint pas à la connaissance technique des outils et usages.

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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