Les raisons du reflux des gouvernements progressistes en Amérique latine

Ce texte sur le bilan du progressisme, que certains auteurs définissent comme une « fin de cycle » ne part pas de l’idée que l’expérience politique latino-américaine serait la meilleure option pour régler et éviter les problèmes et les désastres sociaux du capitalisme. C’est un bilan de ce qu’ils sont et non de ce que nous voudrions qu’ils soient, établi à partir de leurs politiques publiques, des conditions internationales que leur impose le système impérialiste et des comportements de leurs gouvernements et dirigeant(e)s.

Nous ne les jugeons pas selon des critères qui ne correspondraient ni à leurs objectifs ni aux caractéristiques de leurs gouvernements. Ce bilan se fonde sur ce qu’ils ont fait ou pas fait, en partant de leurs propres programmes, dans le temps qu’ont duré leurs gouvernements (12 ans pour l’Argentine) et dans cette phase actuelle de reflux, d’échecs partiels comme au Venezuela et en Bolivie ou de possible déroute sociale et morale qui guette le gouvernement luliste de Dilma Roussefff au Brésil et celui de Rafael Correa en Equateur.

Il ne s’agit pas de dire que nous sommes face à un échec généralisé ou en fin de cycle, comme le disent ceux qui s’attachent à une vision mécanique. La réalité est plus complexe et plus dynamique. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que le cycle des gouvernements progressiste est terminé ou à l’inverse que les trois échecs ne sont que « de petites chutes », des « faux pas » ou comme l’ont dit les présidents de Bolivie et du Venezuela que ce n’est qu’une bataille perdue.

Pour s’en tenir aux faits, Evo Morales et Nicolas Maduro ont raison de limiter leurs échecs à une simple bataille. Cette même logique avait conduit à une évaluation similaire en Argentine après la défaite aux élections législatives du gouvernement de Cristina, en octobre 2013. Dans les trois cas, on n’a pas voulu voir ces échecs comme des signes de quelque chose de plus profond, d’une dynamique sociale qui, en politique, est plus décisive que les statistiques ou l’addition ou la soustraction de « bons » et « mauvais » moments.

Il est vrai que jusqu’à présent, la plupart des gouvernements progressistes sont toujours en place, il n’y a qu’un cas, l’Argentine, où l’échec est consommé, au niveau du pouvoir politique national. Il est vrai que les droites qui ont gagné, dans trois pays jusqu’à présent, n’ont obtenu qu’une marge électorale étroite : 700 000 voix en Argentine (sur 30 millions de votants, 300 000 au Venezuela sur 19 millions et moins de 3% d’écart en Bolivie.

Certains intellectuels de la droite internationale mettent en garde contre tout triomphalisme face à des avancées aussi modestes. Carlos Malamud, un des fers de lance universitaires de la droite anti-progressiste reconnait que certes dans les trois cas il y a eu des échecs, mais que cela ne signifie pas la fin du populisme en Amérique latine et encore moins du populisme bolivarien. Et pour partir d’une évidence, il n’y a qu’en Argentine qu’il y a eu un changement de gouvernement. Les élections au Venezuela étaient des élections législatives et le referendum bolivien concernait une réforme de la Constitution1

Il est nécessaire, si l’on veut faire une analyse scientifique du reflux, de prendre en compte l’ensemble des facteurs, dans leur dynamique et non pas comme somme statistique de cas et de faits ; et à partir de là, d’identifier quel est le facteur ou l’élément qui synthétise le tout et quelles sont les combinaisons qui vont permettre au progressisme de se maintenir, de se reconstruire après des défaites « tactiques » ou au contraire vont les faire reculer jusqu’à la défaite complète.

Sur ce point, ce que font ou ne font pas les gouvernements et les mouvements, là où les mouvements sociaux sont toujours actifs et n’ont pas été sclérosés par le clientélisme étatique, est déterminant. Non pas les promesses qu’ils font après l’échec mais leur capacité à comprendre que pour sauver le processus d’une déroute finale, il est indispensable de le mener à son terme, en menant à bien les tâches économiques, sociales et politico-culturelles qui ont été abandonnées en chemin ou ont été perverties par la concentration bureaucratique du pouvoir et la corruption clientéliste.

« Approfondir le modèle » ont déclaré le gouvernement de Cristina de Kirchner et quelques uns de ses dirigeants après leur échec fracassant aux élections législatives de 2010. « La révolution bolivarienne se fortifie dans ses échecs, allons vers plus de révolution » a proclamé Maduro quand il a su qu’il avait à peine gagné de 3 points. Evo Morales a promis à peu près la même chose quand il est sorti mal en point du referendum, le 25 février. dernier Dans les deux premiers cas, le bilan qu’ils ont tiré (approfondir et renforcer) n’est pas allé au-delà de la simple proclamation et cela a tout simplement abouti, quelques années après, à de nouveaux échecs. En Bolivie, il faut attendre ce que fera Evo Morales -et le MAS- pour vérifier s’il adopte les mêmes comportements que ceux de Buenos Aires et Caracas, ou s’il s’en éloigne et mène à bien le processus de changement et de pouvoir populaire initié en 2005 et abandonné aussitôt après, englouti par le pouvoir comme finalité du changement.

Les gouvernements progressistes ont été galvanisés par tant de victoires électorales en si peu de temps – chose tout à fait inédite dans l’histoire électorale de l’hémisphère sud du continent -, par les prix favorables des matières premières et l’excédent primaire élevé atteint sous leurs gouvernements, et cette idéalisation à partir du mirage de faits conjoncturels les a conduits à une série d’erreurs politiques, reposant sur une conception erronée de la politique, du pouvoir, de la société et du monde. Ils ont cru qu’ils pouvaient tromper le système de pouvoir mondial construit depuis 300 ans par le capital et, pire encore, ils ont pensé pouvoir esquiver la logique de classe de la société capitaliste et ses multiples expressions de lutte. Ils ont pris le chemin le plus facile et ont abouti à un terme bien plus difficile, à des échecs qui auraient pu être évités. Ils ont pensé qu’ils pouvaient se libérer de la logique d’airain du capital par quelques changements, majeurs ou mineurs mais non émancipateurs, apportés à la vie sociale des plus opprimés et de secteurs de la classe moyennes, oubliant que le système du capital a des racines et agit en tant que système sur les opprimés, les exploités et les nations. Guidés par ces conceptions erronées, ils ont choisi le mauvais sujet historique dans les alliances nécessaires sur le plan économique et de la gouvernance, oubliant que « les échappatoires conciliatrices sont sans issue », comme le souligne Itzvan Mészáros, pour des situations similaires ailleurs dans le monde.

Si un changement social, comme celui qui a été initié par les gouvernements progressistes depuis 1999, ne consolide pas les premières transformations par une rupture avec les mécanismes du capital dans les centres vitaux de l’économie, le système du pouvoir et dans l’esprit des travailleurs et de la classe moyenne, ces gouvernements ne pourront pas grand chose face à un système qui ne joue pas au chat et à la souris quand il est à la tête d’une nation. S’il restait quelque doute sur cet aspect fondamental de la politique, il suffit de voir ce que fait le gouvernement de Mauricio Macri en Argentine ou les tentatives de la nouvelle majorité parlementaire au Venezuela.

Deux sortes de causes apparaissent, les unes exogènes, les autres endogènes. La combinaison des deux a été fatale pour un processus régional d’autonomisation initié par plusieurs pays vis-à-vis de la domination impérialiste.

Jamais, en 200 ans d’histoire républicaine de notre continent, n’ont été réunis autant de facteurs favorables à l’émancipation nationale et sociale. Alors que les Etats-Unis étaient encore piégés dans leur déficit énergétique structurel, les soubresauts de la crise financière mondiale de 2008 et l’avancée de la Chine au niveau du pouvoir mondial, c’est à dire, dans les années 2010, il y avait en Amérique latine 9 gouvernements progressistes, Cuba compris.

Pendant 50 ans, Cuba a réussi à maintenir des relations temporaires et limitées avec différents gouvernements nationalistes et progressistes, comme celui de la République dominicaine (1964-1965), le Pérou (1979-1984), le Panama (1969 -1975), le Chili (1970-1973), avec l’éphémère gouvernement de Cámpora qui a tenu 3 mois en 1973 en Argentine, avec celui de Carlos Andrés Pérez en 1973-1976 quand une bombe activée par le terroriste cubain anti-communiste Posada Carriles a utilisé l’aide de structures de la police au Venezuela pour tuer plus de 80 sportifs dans un avion en vol. Elle a établi des liens étroits avec le gouvernement sandiniste pendant près de 10 ans jusqu’à sa défaite en 1989 et avec le gouvernement anti-yanki de la Grenade jusqu’à ce que l’an dernier une intervention des Etats-Unis l’éloigne de cette île de la Caraïbe orientale. Le gouvernement de Cuba a toujours maintenu des relations équilibrées avec des gouvernements de droite, comme ceux du Mexique, du Venezuela (Carlos Andrés Pérez, 1975) de Colombie (Belisario Betancur, 1982), largement favorisées par l’entremise du romancier Gabriel García Márquez, ami influent de Fidel.

Mais l’Etat cubain n’est jamais parvenu à stabiliser des relations avec plus d’un ou deux Etats à la fois, pendant plus de trois ans, à l’exception du Nicaragua entre 1979 et 1989, dont l’économie et l’Etat étaient aussi affaiblis que ceux de Cuba, dans un contexte de défaite cinglante de la révolution armée en Amérique centrale.

La raison en est qu’aucun de ces gouvernements « progressistes » n’est parvenu à durer et que leur relation avec Cuba étaient conditionnées par la Guerre Froide.

A partir de 1999, les relations entre Cuba et le Venezuela bolivarien ont ouvert une nouvelle période pour l’île. Pendant près de 20 ans, les gouvernements des frères Castro ont retrouvé un espace au sein de la nouvelle géopolitique régionale, inimaginable auparavant. Il suffit de rappeler que pendant deux ans (2013 et 2014), Cuba a présidé la Communauté des Etats latino-américains et de la Caraïbe (CELAC) et qu’il a joué un rôle de premier plan dans un autre organisme supranational, l’Alliance bolivarienne des Amériques (ALBA) et au sein de la chaîne de télévision continentale, Telesur, où certains de ses journalistes sont devenus des figures du journalisme latino américain, chose tout aussi impensable dans l’état d’isolement criminel où se trouvait l’île 50 ans auparavant.

Cela a été rendu possible par le nouvel arc géopolitique régional de 9 pays gouvernés par des gens se réclamant de la gauche. Même si c’étaient des gauche différentes, ils ont fraternisé avec Cuba.

Des gouvernements progressistes sont apparus de façon récurrente dans notre histoire, au moins depuis la révolution mexicaine de 1910. Mais il n’y en avait jamais eu autant dans le même espace / temps historique. Dans l’ordre chronologique d’apparition : le Venezuela, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, l’Equateur, la Bolivie, le Paraguay, le Honduras, le Nicaragua et le Salvador. Plus Cuba, isolée depuis 1959, qui a rejoint ce déploiement de nouveaux gouvernements de gauche en Amérique latine. Etant plus qu’un gouvernement « progressiste », elle est devenue un élément dynamique de l’ALBA, de PetroCaribe, de la CELAC, et particulièrement dans ses relations avec le Venezuela, avec lequel elle a établi des liens si étroits que cela a suscité des illusions unionistes au sein de la gauche et des craintes sérieuses au niveau du Département d’Etat.

La deuxième condition, exogène, a été la crise du système financier mondial, dont le centre se trouvait aux Etats-Unis et en Europe, et qui s’est combinée à une progression sans précédent du poids global de la Chine dans les économies de notre continent. 10 ans plus tard, la Chine est l’investisseur le plus dynamique et a le vent en poupe dans presque la moitié des pays d’Amérique latine. En 2016, elle joue un rôle crucial pour la survie de l’économie du Venezuela.

La hausse des prix mondiaux des matières premières, qui s’est poursuivie pendant 7 ans, a élargi la capacité d’action de l’Etat et a constitué un élément nouveau propice au développement de processus d’intégration sous-régionale, permettant à des pans entiers du continent de gagner en indépendance. Elle a permis des excédents fiscaux et une balance financière et commerciale positive. Jamais nos économies n’avaient connu des excédents dans ces trois domaines en même temps. Ajoutons à cela les migraines géopolitiques qu’ont causé à l’impérialisme les « révolutions arabes » qui, bien que toutes aient été retournées et vaincues, ont troublé le sommeil du Département d’Etat et des ministres des Affaires étrangères de la France, la Grande-Bretagne et de l’Allemagne .

Cette combinaison de facteurs positifs a permis un rapport de forces entre les pays progressistes et les États-Unis et l’Europe, de plus en plus favorable pour des processus de libération et d’émancipation.

Les gouvernements progressistes ont commis deux erreurs de stratégie, qu’il convient de relier à la conception politique dominante de leurs principaux dirigeants. La première est d’avoir misé sur le maintien à long terme des prix élevés des matières premières, oubliant en cela une leçon de l’histoire du système capitaliste. Depuis le XVIIIe siècle, chaque fois que l’économie internationale est entrée en crise du fait de ses propres déséquilibres et contradictions, et que cela a conduit à une hausse temporaire des prix des matières premières, affectant à son tour les taux d’intérêt commerciaux des grandes puissances, les capitalistes ont réussi à les réduire grâce à une boîte à outils composée de guerres, rackets, chantages commerciaux, blocus, menaces, accords secrets d’un secteur contre un autre, ou de gouvernements contre certains acteurs commerciaux. Marx et d’autres spécialistes de l’économie mondiale ont mis cela en évidence. Maurice Niveau, spécialiste français d’histoire économique, a décrit cette face cachée de la vie des nations, dans son Histoire des fait économiques contemporains2. Dans la même veine, l’historien, sociologue et économiste colombien Renán Vega Kantor, fournit des éléments fondamentaux de compréhension de ce mécanisme scélérat, dans son livre Capitalisme et Dépossession.

La deuxième erreur a été (et est toujours) de limiter leurs perspectives nationales au développement d’une économie primaire, plus ou moins florissante, mais toujours basé sur les matières premières,, ce qui, comme l’indique le chercheur Claudio Katz, a eu pour, « résultat une augmentation de la primarisation de l’Amérique du Sud »3.

La relation privilégiée avec la Chine n’a pas été mise au service d’une stratégie de développement, option pour laquelle l’Amérique latine est mieux préparée que les sociétés africaines. Cette puissance mondiale a établi des liens privilégiés avec ces deux régions de la planète, prêtant des montagnes de dollars, à condition que ces économies restent dépendantes. Et même si la Chine n’impose pas les conditions néocoloniales grossières du FMI ou de la Banque de Bâle, elle ne transfère que peu de technologie, sans laquelle tout décollage industriel s’avère impossible pour pouvoir rivaliser sur le marché mondial à des conditions favorables à un développement indépendant, comme cela a été le cas en Corée du Sud, par exemple.

Les faveurs chinoises libellées en dollars sont incommensurables au Venezuela, en Equateur, en Bolivie, au Brésil et en Argentine, mais ce n’est pas la faute de la Chine si elle est la Chine. En revanche, les gouvernements progressistes n’ont pas mis sur pied une plate-forme unifiée pour un développement structurel sous régional à opposer à l’empire chinois. Le résultat est que les cadeaux chinois reviennent cher au processus progressiste dans son ensemble. Ils n’ont pas été utilisés pour promouvoir une économie dynamique de productions non primaires. Ce rapport de force globalement favorable et inédit a-t-il été exploité pour modifier la place de nos économies dans la division internationale du travail et insérer nos pays de façon stable dans le système mondial des États ?

Il n’est pas possible de répondre par oui ou par non. Nous sommes devant un processus complexe où quelques pas ont été faits en direction d’un objectif d’émancipation, mais dont le résultat global est négatif, faible et décevant en regard des possibilités que ce bon rapport de forces avaient ouvertes.

Le système politique et le modèle économique fondés sur la production et l’exportation de produits primaires, ont forcément conditionné des politiques endogènes aussi régressives que les exogènes.

Le premier effet de cette combinaison dangereuse a été la multiplication ou la concentration de nouvelles bureaucraties administratives au sein des institutions, avec des appareils et des formes de pouvoir étatiques caractérisés par le gaspillage des biens sociaux et des ressources. Le cas le plus grave est celui du Venezuela. En moins d’une décennie, l’appareil administratif a triplé de volume. En 1999, l’administration Chavez a commencé avec quelques 800.000 employés publics, sept ans plus tard, elle totalisait environ 2.200 millions de fonctionnaires tandis que la population s’était accrue de trois millions d’habitants et que la structure économique n’avait pas changé4.

Il est vrai que bon nombre de ces fonctionnaires intégrés à l’appareil d’Etat ont été nécessaires pour mettre en œuvre les politiques publiques, les Missions comme on les nomme au Venezuela, (plus de 20 en 2012)- et ils ont joué un rôle décisif pour alléger le désastre social qui s’était accumulé. Toutefois lorsque les Missions ont réduit leurs activités du fait des coupes budgétaires à partir de 2011 et que certaines ont même été fermées à cause de la chute du taux de change, le nombre des fonctionnaires n’a pas diminué, ce qui sème le doute sur le fait que le nombre correspondait à la volonté de changement. Mais le plus important, en termes d’émancipation et de changement révolutionnaire, c’est que c’est l’appareil d’Etat qui s’est renforcé et non la capacité politique des mouvements sociaux, sans que le mode d’administration d’une partie de la chose publique n’ait été modifié. Pour ce faire, il aurait fallu mettre en avant le concept de travailleurs comme sujets de leur propre Etat. L’autre source de gaspillage social est la corruption, devenue un système de fonctionnement de l’administration.

Le Brésil fournit une illustration du rapport direct entre le modèle économique appliqué, le partenaire stratégique choisi (le sujet social historique) et leur traduction en clientélisme et corruption au sein du gouvernement. Même si le scandale de l’arrestation de Lula Da Silva, amené menotté pour faire une déclaration, représente une persécution politique, dans un contexte d’effondrement institutionnel du gouvernement de Dilma Rousseff, cela ne doit pas empêcher de comprendre que cet abus policier contre le leader du PT a pour toile de fond un système de corruption entre les hommes d’affaires et les politiciens progressistes. Au Brésil, cette dilapidation ne s’est pas traduite en augmentation exponentielle du travail de la bureaucratie, car elle a été occultée par la tertiarisation du travail, moyen qui a été privilégié pour réduire la part du salaire par rapport au capital pendant les gouvernements de Lula et Dilma. Le budget permettant le recrutement de personnels dans le secteur public, payés en honoraires (le salaire étant supprimé) a augmenté de presque 40%. Et le projet de budget pour l’année prochaine prévoit encore une augmentation de 39,1% par rapport à 2015 du budget consacré à ce type de recrutement. Ceci représente presque neuf fois l’augmentation totale des dépenses publiques, de 4,4% pour cette l’année. En pourcentage, entre 2013 et 2016, ces augmentations ont concerné surtout le ministère de la défense (407%), le Secrétariat général de la Présidence (SEGPRES ), (188%) et le ministère de l’énergie (82%)5.

Le chercheur brésilien Ricardo Antunes le décrit de cette façon : « Un exemple actuel est la crise de Petrobras, où la corruption n’a pas été créée par les travailleurs, mais dérive d’une symbiose néfaste entre les grandes entreprises et certains secteurs de la haute bureaucratie d’Etat qui se sont laissés corrompre. En d’autres termes, les travailleurs sont hors de cause, mais le résultat a été le licenciement d’environ 200 000 travailleurs et les travailleurs en sous-traitance, recrutés dans des sociétés offrant des contrats en sous-traitance pour le travail à effectuer sur les sites de Petrobras »6.

En Equateur, selon le Ministère des finances, le total des dignitaires, autorités, fonctionnaires, employés et travailleurs du secteur public s’élève à 454.034 personnes, contre 356.120 en 2006, il y a donc eu près de 100 000 fonctionnaires de plus en 4 ans. Mais à la différence du Venezuela, il n’y a pas eu de Missions en Equateur ni d’autre organisme militant de ce type. Les changements progressistes ont été opérés dans le cadre des institutions traditionnelles.. Ce n’est pas aussi scandaleux qu’au Venezuela si l’on tient compte de la nécessité pour l’Etat de mener des programmes sociaux dans les montagnes et vallées reculées, toutefois cela montre que le projet s’appuyait davantage sur la bureaucratie d’Etat que sur les mouvements sociaux pour réaliser les changements progressifs. Au-delà de la quantité de fonctionnaires qui ont rejoint l’administration, dont une bonne partie se convertira en gaspillage social accumulé, le plus important, c’est que Correa n’a pas cherché à renforcer les mouvements et à leur donner la capacité de gérer et d’apprendre à gouverner en tant que mouvements.

Selon les données fournies par un économiste bolivien favorable au gouvernement d’Evo Morale, F. Xavier Iturralde, l’Etat plurinational porté par les mouvements sociaux souffre du même cancer d’arrivisme clientéliste que les autres gouvernements progressistes. Iturralde a comptabilisé environ un demi million de fonctionnaires publics en 2015, contre 350 000 en 2011 et 255 928 en 2005. Ce doublement ne correspond pas à un doublement de la population. Et même si une part importante, environ 70%, de ces fonctionnaires travaillent utilement dans les secteurs de la santé, l’éducation et autres services publics, le reste doit être considéré comme une dilapidation de la capacité de transformation sociale.

D’après un rapport publié par le portail www.elauditor.info, de l’association des personnels des organismes de contrôle (APOC), le syndicat des auditeurs, sur la base de données officielles de l’Office national du budget du Ministère de l’économie, le même problème se retrouve en Argentine, mais selon d’autres modalités. Au lieu de faire grossir l’administration, elle a été concentrée, combinant ce qui a été fait au Venezuela et au Brésil : gonflement et sous-traitance.

Entre 2007 et les premiers mois de 2014, 80.994 employés ont été recrutés dans l’Administration publique nationale. Cette croissance ne correspond qu’à 27 % des fonctionnaires permanents, en situation transitoire ou temporaires et elle est moins importante, en moyenne annuelle, que celles qu’ont connu le Venezuela et la Bolivia. En 2007, il y avait 295.000 fonctionnaires au niveau de l’administration nationale. Ils sont maintenant 376.145. Le recrutement a favorisé les militants, parents et amis des hauts fonctionnaires du pouvoir. Les organisations les plus favorisées ont été La Cámpora, Kolina et JP (jeunesse péroniste) Evita, mais il y en a d’autres.

En Argentine, le phénomène n’a pas tant été quantitatif mais il s’est surtout concentré de façon sectaire sur les petits amis politiques.

Cette erreur de conception visant à concentrer dans l’appareil bureaucratique de l’Etat ce qui aurait dû être investi en capacité sociale reproductive des producteurs eux-mêmes organisés en mouvements, a été le trait commun de la stratégie de tous les gouvernements progressistes, partant de l’idée fausse qu’une société se transforme avec plus de bureaucratie.

Dans le cas du Venezuela, le gouvernement a transféré une part importante de sa capacité opérative et financière aux Communes, syndicats et autres organisations de ce que l’on appelle le « pouvoir populaire ». Mais ce point plutôt positif n’a pas empêché une augmentation démesurée du nombre de fonctionnaires, dont beaucoup se sont convertis en clientèle politique parasitaire, visible dans n’importe quel ministère et dans certaines missions comme celles de Barrio Adentro, Sucre, celles du logement et de la culture.

Cette concentration bureaucratique de l’administration a amené aux perversions du clientélisme, de la corruption comme système de fonctionnement gouvernemental et de l’économie privée, à la plaie du verticalisme installé dans les relations politiques entre l’Etat et la société, le parti et ses bases, le mouvement et ses sympathisants, le président ou la présidente et les médias, de la politique en général avec la vie sociale.

Le malaise que ce divorce généralisé a causé dans la population s’est traduit dans les trois résultats électoraux négatifs du progressisme en 2015.

Un autre des facteurs internes qui ont contribué à la défaite des gouvernements progressistes, est la politique fiscale régressive qui a réduit le revenu du travail de 35% en raison du point de vue réactionnaire qui consiste à considérer comme profit capitaliste le salaire gagné par le travail. Ajoutons à cela l’affaiblissement du salaire moyen national par rapport au taux moyen de profit des entreprises et le fait de considérer les travailleurs comme les égaux des capitalistes et des familles bourgeoises au niveau de la consommation. L’imposition des salaires a miné le vote au gouvernement Kirchner entre 2011 et 2015. Il convient de rappeler que les trois grèves nationales contre Cristina Kirchner avaient pour revendication l’abrogation de l’impôt sur le salaire.

La presse d’opposition aux gouvernements progressistes a profité des ces hiatus, brèches, erreurs, contradictions, bévues et reculs pour exacerber les sentiments de malaise. Mais ce n’est pas elle qui a créé ces réalités déplorables.

Modesto Emilio Guerrero

article écrit en avril 2016

traduit par Lucile Daumas

Publié sur le site du CADTM

http://cadtm.org/Les-raisons-du-reflux-des

2 PUF, (Quadrige), 1990.

3 Katz, Claudio, Desenlaces del ciclo progresista, CONICET, Buenos Aires 2016

4 Guerrero, M. E, 12 dilemas de la revolución bolivariana,., El Perro y la Rana, Caracas 2009).

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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