(Hôtel Matignon – 57, rue de Varenne – Paris- 7e, 27 Mai 2016)
« Ce n’est pas la CGT qui fait la loi dans ce pays ! » Mâle et forte déclaration de l’homme d’État, ou roulement des mécaniques d’un caïd de quartier ? Nous vous laissons le choix. Auteur de la formule : le Premier Ministre.
Ce n’est pas à un syndicat de faire et de dire la loi. Il est en droit de la rappeler ou de l’invoquer, comme tout un chacun, mais sans plus. Merci de ce rappel Monsieur le Premier Ministre. Mais avant de savoir qui est en droit de la faire, qu’est-ce que la Loi ?
Roger Vailland, dans le ténébreux roman qui porte justement ce nom, La Loi (prix Goncourt 1957), roman se déroulant dans le sud de l’Italie, dans les Pouilles profondes, arriérées et miséreuses, au régime encore féodal dans ce début des années 50, nous raconte que la loi était un jeu se pratiquant dans toutes les tavernes, jeu où un patron désigné par le tirage au sort avait pour un temps tous les droits : juger, critiquer, médire, insulter, attaquer, porter atteinte à l’honneur… Les autres joueurs devaient prendre leur mal en patience, subir et encaisser, attendant de pouvoir remplacer le patron et être à leur tour les dominants. Les femmes étaient exclues de ce jeu. L’auteur démonte dans ce roman les mécanismes du pouvoir dans un système de domination où chacun peut exercer à son tour sa tyrannie sur le plus faible. Jules Dassin adaptera ce roman au cinéma en 1959, les différents protagonistes du film y étant incarnés par Yves Montand, Marcello Mastroianni et Mélina Mercouri. Il vous fut certainement projeté dans les salles de ciné-club de vos années étudiantes.
Est-ce à cette Loi que pense notre Premier Ministre ? Est-ce ce rôle de coq de village qu’il cherche à endosser ?
En République, la Loi est l’expression de la volonté générale mise au service de l’intérêt général. Cette belle et noble définition excluant, nous sommes en démocratie, que l’intérêt général se décrète. L’intérêt général n’est pas dit d’avance ; il se construit dans le débat et l’affrontement des points de vue. C’est en ce sens que la Loi est aussi, selon la formule d’un penseur barbu du XIXe siècle, la cristallisation d’un rapport de forces, celui que nous voulons issu du débat démocratique.
Voilà ce qu’est la Loi. Qui donc la fait en République ? Ni un autocrate pour le pays, ni le caïd pour le quartier. L’établissement de la Loi est confié à un corps de représentants librement élus, et, en démocratie moderne, nous appelons cela un Parlement, à une ou deux chambres.
Les parlementaires examinent le projet de Loi, écoutent l’opinion publique qu’ils connaissent par les contacts répétés qu’ils ont avec leurs mandants, convoquent pour audition des personnes expertes en la question, des associations ou des syndicats représentatifs des métiers et des corporations. Quand ils se sont enfin faits une idée de la chose, ils en rédigent une version définitive et amendée, laquelle sera encore soumise à la délibération en séance plénière. Qui plus est, afin d’éviter toute erreur de précipitation, il sera procédé à une navette entre les deux chambres. La Loi peut enfin être votée, à la majorité plus une voix des représentants présents dans l’hémicycle.
C’est entendu, la Loi n’est pas faite par un syndicat. Pour autant, vous-même, Monsieur le Premier Ministre, êtes-vous autorisé à faire la Loi ? En tant que tel, non.
Dans notre République non-parlementaire, le Premier Ministre n’est pas élu. Dans d’autres pays, républiques ou monarchies constitutionnelles, le Premier Ministre, lui, est élu : M. Cameron est élu ; M. Renzi est élu ; Mme Merkel est élue. Vous, vous êtes nommé ! Par quels artifices et dans quelles circonstances avez-vous été nommé ?
En 2014, à l’issue de désastreuses consultations électorales pour le camp du Pouvoir, le Président que d’aucuns accusaient de mollesse et d’inconstance, accusations que nous réfutons tout de suite, tant le personnage déploie de hargne, de cautèle et de persévérance pour déconstruire l’État Social, celui issu en 1945 du Programme du Conseil National de la Résistance, le Président a cru bon de faire appel au style de faux-dur, de matamore et de tranche-montagne que vous vous êtes construit si patiemment depuis quelques années. Peut-être d’ailleurs pas de façon si consciente, tant la psyché importe dans ce genre de choses. Allures de matamore redoublées, le lendemain de votre prise de fonctions, cartes sur table, de la formule : « I am pro-business ».
Après avoir raté et risqué la sortie de route dans le virage identitaire de la déchéance de nationalité, vous revoilà aujourd’hui, vent debout, prétendant, un copié-collé du Medef à la main, dire tout seul la Loi qui régira la relation en général entre le travailleur et l’employeur.
Tout seul, à peine caché par une potiche de circonstance, dégotée au dernier moment dans les petits carnets des castings peoples que sont aujourd’hui les nominations ministérielles. Tout seul ! Face au rejet quasi général de l’opinion publique, à peine approuvé, la queue basse, par un syndicat collabo. Tout seul ! Face à l’exigence de retrait du monde salarial et des organisations de jeunesse étudiantes et lycéennes. Sans même le soutien d’une majorité parlementaire dont tout avait été pourtant fait pour qu’elle soit taillée sur-mesure. Ceci malgré le travail en coulisse de votre police parlementaire et de ses deux inspecteurs Javert – ceux des Misérables – Le Guen, Ministre des Relations avec le Parlement, et Le Roux, chef de rayon du groupe Solferino à l’Assemblée. Menaces de rétorsions, d’exclusion, de sanctions, de désinvestiture, rien n’y a fait. Les voix nécessaires à la constitution d’une majorité n’ont pu être réunies.
Il ne vous restait plus que l’usage de l’artifice nord-coréen instaurant qu’un homme seul peut dire la Loi, tant qu’il n’est pas renversé : l’artillerie constitutionnelle, son canon de 49.3 et son tir à boulets rouges.
Prochaine salve, Juillet 2016, à l’occasion du retour de la Loi à l’Assemblée.
Attention ! Les artilleurs chevronnés connaissent le danger de la manœuvre : les boulets « rougis » préparés dans un four à boulets où, portés à l’incandescence pendant près d’une heure et introduits sans les précautions nécessaires dans l’âme du canon, au contact de la charge de poudre, peuvent entraîner l’explosion de la batterie entière et tuer tous ses servants.
Nous vous le prédisons : vous allez sauter Monsieur le Premier Ministre.
Jean Casanova