Avec l’aimable autorisation des Editions La Dispute
Mon propos dans ce livre1 sera de défendre une conception actionnelle du langage envisagé centralement comme une pratique sociale. Je le ferai, non pas tant au moyen d’argumentations et de démonstrations scientifiques qu’en proposant aux lecteurs de très nombreux exemples de pratiques langagières, et en rendant le plus vivantes possibles les multiples situations sociales où se montre la puissance des mots et du langage en société. Prenons l’exemple de la catégorisation sociale. Pouvoir nommer et catégoriser les objets du monde ou les personnes représente une puissance symbolique formidable. Ainsi, catégoriser socialement un jeune Mohammed comme étant un « enfant d’immigré», voire « un étranger », alors qu’il est né en France et que bien souvent au moins l’un de ses parents est lui-même français au sein d’un couple dit mixte, constitue une violence symbolique quotidienne redoutable pour cette personne. Ces catégorisations orientent et configurent la représentation qu’il a de lui- même et bien sûr celle aussi de ses copains, de ses enseignants ou plus tard de ses employeurs.
Je partirai du constat que nous sommes souvent confrontés à des discours, à des écrits qui ne sont pas seulement énoncés pour nous communiquer des infor- mations, des sentiments, des connaissances, des points de vue sur le monde, mais aussi pour exercer une pression, une influence sur nous-mêmes: lorsque autrui veut nous faire agir; nous convaincre; nous persuader; nous enrégimenter ; nous nommer; nous imposer des conduites ou des pensées, etc. Ce sont ces situations sociales dans toute leur diversité et les pratiques langagières qui y sont produites et associées que je vais étudier dans ce livre.
La posture que j’adopterai ici sera plus descriptive que théorique. Exception faite de la première partie, « De la communication à l’action. Les pratiques langagières ». Dans celle-ci, je mets en débat différentes conceptions du langage et de ses fonctions. C’est la seule partie qui soit explicitement consacrée à une argumentation théorique à propos de différents auteurs et théorisations linguistiques. J’y défends une conception du langage envisagé comme une pratique sociale : c’est le concept de pratiques langagières. Ce concept de nature matérialiste sous-tend théoriquement l’ensemble de l’ouvrage. Cependant, on peut lire cette première partie ou ne pas le faire ; on peut commencer par la lire, ou à l’inverse en prendre connaissance après avoir achevé l’ouvrage. Les notions introduites, les éléments de débat qui y sont exposés ne conditionnent ni n’empêchent la compréhension des cinq autres parties.
L’ouvrage est organisé en six parties et dix-sept chapitres, allant du fonctionnement des mots dans les univers politiques et sociaux (deuxième, troisième et quatrième parties) à leur rôle magique (sixième partie), en passant par les actes de langage (cinquième partie). Bien qu’il y ait une organisation générale, chaque chapitre a été rédigé de façon à être autonome et à pouvoir être lu de façon indépendante des autres. On peut donc les lire dans leur ordre de présentation ou pas.
Je commence chaque partie par quelques pages où la problématique des chapitres qui la composent est rapidement présentée. Ceux-ci ont comme titre une citation, un mot ou une expression qui sont associés à une pratique langagière. Ainsi le titre « Les sans-culottes» renvoie à la pratique langagière du retournement du stigmate (chap. 7). Les expressions retenues comme emblématiques d’une pratique langagière particulière sont, lorsque c’est possible, datées: c’est en 2011 que l’expression « Le grand remplacement » est apparue sous la plume de l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus ; une expression qui illustre une pratique langagière, nommer et catégoriser (chap. 5). Les mots ou citations peuvent être issus d’une production politique publique contemporaine, comme le célèbre I have a dream de Martin Luther King en 1963 (chap. 8), ou le serment I do solemnly swear de Barack Obama en 2009 (chap. 12). Les citations peuvent appartenir à des auteurs célèbres, comme Bertolt Brecht et son entreprise pour « Rétablir la vérité » (chap. 2). Des locuteurs anonymes sont aussi convoqués, comme les manifestants et leurs mots d’ordre (chap. 10), les adolescents et leurs insultes rituelles (chap. 11) ou les paysans du bocage normand demandant à l’ethnologue venue enquêter : « Êtes-vous forte assez ? » (chap. 17).
Dans chaque chapitre, je commence par le récit d’un événement politique, institutionnel, historique ou culturel dans lequel le pouvoir des mots est convoqué : par exemple, le lapsus de Bernard Accoyer en 2015 (chap. 15). Chaque récit est mis en contexte – historique, politique, sociologique –, puis il est analysé. C’est à l’occasion de ces analyses que des éléments de théorie linguistique ou des auteurs peuvent être introduits et discutés: par exemple, le philosophe du langage John Langshaw Austin et sa théorie de la performativité (cinquième partie), le logicien Gottlob Frege (chap. 6), le courant de l’ethnographie de la communication (chap. 12) ou encore le linguiste Roman Jakobson (chap. 13).
Le linguiste nord-américain William Labov considère l’expertise linguistique comme une application de la discipline et, pour lui, c’est de la confrontation avec les faits sociaux et de la capacité qu’a la théorie linguistique à en rendre compte que provient la pertinence, ou non, d’une théorie : « C’est en fin de compte l’application d’une théorie qui détermine sa valeur. » Application, c’est-à-dire capacité à sortir de l’isolement académique, à s’emparer de problèmes de la société et à « résoudre les questions posées par le monde réel »2. C’est en ce sens qu’il parle d’une « linguistique séculière » ; expression que le sociolinguiste Bernard Gardin et moi-même lui avons souvent reprise et qui condense de façon très pertinente une affirmation scientifique à la fois sur des façons de travailler, sur des objectifs et sur des objets de la recherche. Faire une linguistique « dans le monde », c’est l’ancrer, sinon dans l’actualité immédiate – ce qui risquerait de la faire tomber dans un applicationnisme un peu court –, du moins dans les préoccupations, les intérêts, les questionnements de notre société.
En ce sens, j’espère que ce livre contribuera à une linguistique séculière.
Mon projet n’est pas de proposer un livre de linguiste, mais un livre politique de linguiste. Aussi ne se présente-t-il volontairement pas comme un ouvrage savant, avec appareil critique et références bibliographiques nombreuses, à l’exception de la première partie. J’éviterai autant que faire se peut les références spécialisées, je ne signalerai que des ouvrages accessibles qui font autorité dans le domaine, même s’ils sont anciens. Il s’agit d’une tentative pour mettre à la disposition d’un public averti, mais non nécessairement spécialiste, un ensemble d’informations, d’analyses et d’exemples précis sur la question du pouvoir des mots et du langage. En ce sens, s’il est adressé à la communauté savante des chercheurs et des étudiants en sciences humaines et sociales, il l’est aussi aux citoyens confrontés dans leur vie quotidienne et professionnelle aux usages et mésusages des mots, à l’efficacité des discours, politiques ou autres : enseignants, travailleurs sociaux, militants associatifs, politiques ou syndicalistes qui, je l’espère vivement, pourront le trouver utile.
J’assume pleinement la subjectivité des choix que j’ai faits: ceux des récits et des événements historiques et sociaux, ceux des pratiques langagières, comme ceux des mots ou des expressions étudiés. Les différents récits et événements analysés ne prétendent à aucune représentativité ni à une quelconque exhaustivité. Ce sont des exemples, des cas particulièrement démonstratifs et illustratifs de ce que j’essaye de montrer à propos de pratiques du langage et des langues non strictement informatives. Je ne doute pas que le lecteur en trouvera d’autres, qu’il pourra associer à tel ou tel récit présenté dans ce livre, d’autres scènes et d’autres histoires issues de son expérience personnelle et de ses propres connaissances.
En résumé, j’espère que cela permettra aux lecteurs de réfléchir à leur propre expérience, politique comme quotidienne, du pouvoir des mots et de l’efficacité propre des pratiques langagières. J’espère aussi que ces différents récits et leurs analyses leur permettront non seulement de se méfier des conceptions technocratiques et instrumentales du langage, qui voient en celui-ci un moyen neutre et consensuel de transmettre de l’information entre des citoyens libres de leur jugement et égaux entre eux, mais aussi d’avoir des arguments à opposer à une telle idéologie linguistique.
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Table des matières
Avant-propos
Première partie : De la communication à l’action. Les pratiques langagières
Chapitre premier. La Déclaration universelle des droits de l’homme
Deuxième partie : Les combats politiques sont aussi des combats sur les mots
Chapitre 2. « Rétablir la vérité ». Critiquer les mots
Chapitre 3. « Un éloge fanatique ». Nazifier la langue
Chapitre 4. « Ancipenseur nesentventre Angsoc ». Changer la langue
Troisième partie : Le pouvoir de nommer
Chapitre 5. « Le Grand Remplacement ». Nommer et catégoriser
Chapitre 6. « Le singe ». Renommer
Chapitre 7. « Les sans-culottes ». Retourner le stigmate
Quatrième partie : Techniques de l’efficacité verbale
Chapitre 8. « I have a dream ». L’éloquence
Chapitre 9. « Pour parler franchement, votre argent m’intéresse ». Influencer. Persuader. Convaincre
Chapitre 10. « Rêve générale ». Jouer avec les mots
Chapitre 11. « Ton père, il a le cancer de la bite ». Joutes verbales
Cinquième partie : Les actes de langage
Chapitre 12. « I do solemnly swear ». Jurer
Chapitre 13. « Halte au feu ». Ordonner
Chapitre 14. « La guenon ! Mange ta banane ! ». Injurier
Sixième partie : La puissance magique des mots
Chapitre 15. « Une loi du sièxe… une loi du siècle ». L’inconscient et les mots
Chapitre 16. « Le jeune öm sqizofrène ». Démembrer les mots
Chapitre 17. « Êtes-vous forte assez ? ». Ensorceler
Conclusion
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Josiane Boutet : Le pouvoir des mots
Nouvelle édition
La Dispute, Paris 2016, 258 pages, 16 euros
Note de lecture : laver-les-mots-cest-leur-redonner-leur-sens-reel/
1 Il s’agit d’une version entièrement remaniée de l’édition de 2010. J’ai revu et réécrit l’ensemble du livre. Je l’ai actualisé par de nouveaux exemples récents (jusqu’en septembre 2015). Je l’ai considérablement augmenté: la version de 2010 comprenait onze chapitres; celle-ci en comprend dix-sept. J’ai repris l’organisation générale : les dix-sept chapitres sont désormais regroupés selon six parties thématiques. Enfin, la première partie et la conclusion sont des inédits.
2 William Labov, « La théorie linguistique à l’épreuve de la justice», Actes de la recherche en sciences sociales, no 76-77, mars 1989.