Avec l’aimable autorisation de l’auteure
et de la revue Contretemps
Entretien avec Michèle Riot-Sarcey à propos de son livre Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France (éditions La Découverte).
ContreTemps : Ce livre est important à différents points de vue. Il semble qu’il est d’abord important pour toi.
Michèle Riot-Sarcey : Ce livre est en effet ’aboutissement d’une réflexion très ancienne. J’ai expérimenté mes hypothèses de travail – les discontinuités, les continuités souterraines, les interférences entre histoire, arts et littérature…-, avec mes étudiants au cours de multiples séminaires. Depuis longtemps je souhaitais passer à la phase écrite. Ce livre m’était vraiment nécessaire.
Je suis partie de l’idée profondément juste de Benjamin selon laquelle l’histoire continue masque les antagonismes moteur d’histoire au point d’effacer les possibles non advenus. La linéarité historique nous cache l’historicité des événements, qui ne peut être appréhendée que par l’examen précis d’un moment où, du fait de la conflictualité, les significations variées, complexes, des événements comme leurs interprétations divergentes sont accessibles. Or, la réalité d’après coup construite à l’issue du conflit est dominée par le point de vue des vainqueurs qui dans le même temps dénient la qualité historique des possibles enfouis sous ces discours interprétatifs jusqu’à parvenir à faire fuir des mémoires le réel de l’utopie entrevu fugitivement.
C’est dans ce temps court des antagonismes visibles qu’est saisi le réel de l’histoire, dans l’expression de ses tensions ouvertes. Lorsque Benjamin explique qu’il est indispensable de faire exploser les continuités afin de retrouver les expériences perdues ou effacées du passé, cela signifie que notre présent peut se nourrir de ces moments oubliés mais dont l’espoir d’un retour possible n’a cessé de hanter les esprits. On peut dire, en ce sens, que la référence au passé est un moteur de l’histoire.
Durant des années au cours des séminaires avec les étudiants nous nous heurtions à cette notion de discontinuité, qui était loin d’être évidente pour les participants. C’est lors d’un de ces séminaires qu’une autre forme de continuité s’est découverte à mes yeux, souterraine celle-là. Il convenait alors de la faire émerger. C’est ce que je me suis efforcée de démontrer dans ce livre. Cela pour le XIXème siècle.
Ce livre est donc le produit d’un travail collectif. A une exception près qui concerne le développement consacré à Victor Hugo, qui s’est imposé au cours de l’écriture du livre. Mon travail sur Les Misérables n’a pas été présenté au cours d’un séminaire, c’est une patiente lecture que j’ai menée seule, et dont j’ai vérifié les interprétations avec des spécialistes de Victor Hugo, mais à posteriori.
CT : Ce livre fait suite à cet autre Le Réel de l’utopie, quel passage de l’un à l’autre ?
M. R.-S. : Le Réel de l’utopie a été publié en 1998. Il s’agit d’une exploration systématique des archives saint-simoniennes, des correspondances que les contemporains ont entretenues et envoyées au Journal saint-simonien, Le Globe, au cours des années 1830.
Une critique américaine m’avait alors reproché de ne pas avoir traité dans ce livre de la révolution de 1848. Je pense qu’elle avait raison.
En fait la révolution de 1848 a toujours été au cœur de mes travaux. Avec Maurizio Gribaudi, qui disposait de documents iconographiques d’une grande richesse, nous avons décidé d’écrire une histoire de la révolution de 1848 au jour le jour. En travaillant à la bibliothèque du Luxembourg, sur les archives de la Commission du Luxembourg, sur celle de l’Assemblée nationale, nous avons beaucoup exploré. Tout, loin s’en faut, n’a pas intégré dans notre ouvrage.
La pensée de Benjamin m’a permis d’approfondir cette réflexion et j’ai voulu aller au bout du XIXème siècle en débutant cette histoire en 1848. Un 48 au présent des insurgés qui tous se référaient au passé, en faisant retour sur 1830, 1789 et bien au-delà de l’histoire écrite. Ce constat m’a contraint d’écrire l’histoire, à contresens. Non par plaisir de bouleverser l’écriture de l’histoire, mais parce que les quarante-huitards se sont mobilisés en référence au passé. On le lit dans les sources conservées aux archives. C’est ce passé inachevé qu’ils réveillent et récupèrent dans le temps de l’insurrection. Mon écriture de l’histoire suit l’expérience d’une pensée insurrectionnelle fondée sur la remémoration du passé.
Et, en sens inverse, j’ai voulu retrouver les traces de 1848 jusqu’à la fin du XIXème siècle. Pour décliner cet esprit de liberté, afin de saisir sa dilution ou sa perte dans le processus historique, au sein des idéologies, libérales ou marxistes, au fur et à mesure de la captation des esprits par l’idée de progrès qui semble tout emporter sur son passage.
Raison pour laquelle le surgissement de la Commune reste incompris. Evénement inouï. Incompris et mal perçue par la majorité de la population qui la considère comme un combat d’arrière-garde, n’ayant pas lieu d’être. Et pourtant, il s’agit d’une résurgence de l’esprit de 48 dans l’espoir d’achever enfin ses promesses de république démocratique et sociale. C’est le cri de l’aboutissement d’une histoire que l’on croît aujourd’hui dépassée et qui pourtant renait, à nouveau.
Je voudrais poursuivre dans un second volume consacré au XXème siècle, afin de confirmer ou non mes hypothèses. Je travaille actuellement sur 1936 : il existe des mouvements de masse très importants, mais en partie masqués par des discours surplombants qui interprètent ces mouvements, la révolution, l’insurrection, les grèves, en s’efforçant de se projeter vers l’avenir et en mettant de côté l’histoire. On le perçoit avec la naissance du 1er Mai : dans les manifestes qui lui sont consacrés on ne trouve plus de référence au passé. Comme si quelque chose de radicalement autre était né après la Première Guerre mondiale.
Il me semble qu’en Occident la césure s’est produite dans les années 1920. Adorno avait rendu compte de cette césure, à propos des « fameuses années1920 » dont il conteste l’originalité et la modernité. La naissance de l’art moderne est contemporaine des grands mouvements sociaux de 1905-1907. Picasso le relève. Cet élan extraordinaire va être brisé par la guerre. Les interprétations des porte-paroles des organisations nouvellement constituées se surimposent à l’expression politique spontanée, individuelle et collective très audible dans la première moitié du XIXème siècle. Pensons à Chevé et à son testament : il était un militant révolutionnaire, qui semblait assumer son propos. On ne trouvera pas l’équivalent par la suite. Le monde est devenu autre. La Première Guerre mondiale a représenté une rupture, la Seconde a apporté la barbarie dont il sera très difficile de sortir. Miguel Abensour explique fort bien ce retournement du mouvement d’émancipation vers la barbarie.
Tout cela confirme ce que dit Benjamin : il est impossible de délier le présent, des fragments du passé.
CT : Le « procès de la liberté », ce titre mérite une explication
M. R.-S. : Le mot doit être pris dans son double sens : celui de processus et celui de procès de la liberté telle qu’elle a triomphé.
Dans ce livre je préconise une forme d’écriture de l’histoire radicalement autre de ce qui se fait aujourd’hui. Il s’agit de la penser discontinue, dans un rapport assumé entre Autrefois et Maintenant. Le Maintenant étant celui de l’éveil d’un collectif qui se sépare du mythe d’un passé d’illusion en récupérant des moments oubliés dont le sens prend forme et place dans l’actualité et peux éventuellement sauver le présent de la catastrophe.
Par ailleurs, il m’a fallu, afin de rendre ma thèse pertinente, rendre compte de la façon dont l’histoire se fabrique, au moment même de l’événement et qui constitue les sources à partir desquelles les historiens travaillent et écrivent l’histoire. C’est ce que j’ai appelé la fabrique de l’histoire.
Tous ces antagonismes, ces possibles non advenus, sont invisibles dans l’histoire linéaire. Il me fallait expliquer comment cette dernière se fabriquait ; en montrer les grandes étapes. C’est ainsi que Victor Hugo s’est imposé à moi : l’histoire ne s’écrit pas seulement par les historiens, mais par les contemporains, par les écrivains. Victor Hugo précisément a largement participé à cette réécriture : Les Misérables ont occulté en partie la réalité de la première moitié du XIXème siècle. Notamment le rôle actif des ouvriers et des insurgés pendant les deux révolutions celle de 1830 et celle de 1848, dont il ne parle pas ou n’en dit presque rien. D’où la nécessaire confrontation avec le passé qui en dévoile l’invention et la réécriture d’une histoire d’où les véritables sujets sont évacués.
Donc procès d’une idée qui fut confisquée par la minorité d’hommes réellement libres. Laquelle demeure être la minorité actuelle.
La couverture du livre est une esquisse de Courbet. Faute, pour des raisons techniques, d’y avoir mis comme je l’aurais souhaité une peinture de Kandinsky, j’ai choisi ce dessin. Il fait écho au grand tableau de Delacroix de la liberté « guidant le peuple » en plaçant cet homme armé seul au haut d’une barricade. La révolution de 1830, chère à Delacroix, n’est plus mais elle resurgit, différente. Hostile a celle de 1848, Delacroix est mécontent. On pourrait croire que Courbet, avec ce dessin lui rappelle qu’un temps ce dernier était des leur.
CT : Une des particularités du livre est précisément la grande importance donnée aux références à des artistes, poètes, romanciers, peintres…
M. R.-S. : Les artistes nous apprennent bien mieux que les manuels ce qu’il en est des mouvements de l’histoire. J’ai commencé à le comprendre avec Balzac, qui se disait historien des mœurs. Au fil des années j’ai suivi tout un parcours partagé avec les balzaciens, en particulier Claude Duchet, auteur du titre comme il l’avait été de celui du réel de l’utopie.
Nombre de ses romans Balzac m’ont éclairé sur la perception de la révolution française par ses contemporains. Par exemple dans Une ténébreuse affaire, à propos d’une grande aristocrate qui se plaint d’être maltraitée par ses courtisans, le narrateur fait une référence directe à la femme libre du temps déjà ancien des saint-simoniens. Ainsi comprend-on que l’idée de femme libre n’est pas oubliée, qu’elle a laissé des traces dans les esprits, alors que pour les contemporains qui dix ans plus tard s’attardent sur cette période, la « femme libre » relève de l’épiphénomène, d’une lubie de gens illuminés. C’est vrai également de George Sand, de Flaubert qui n’avait pas l’âme d’un révolutionnaire mais qui avec L’éducation sentimentale a écrit une fiction qui rend compte du choc que fut juin1848. On peut évoquer également Baudelaire emporté, un temps par l’esprit de 1848 Celui de Rimbaud bien qu’il soit plus difficile de l’impliquer directement dans la Commune. Chez tous on constate les traces laissées par 48, ou 1871. La révolution a entraîné les talents, y compris Manet.
Ce ne sera pas vrai pour la Commune, qui vient après le Second Empire, après l’industrialisation, dans la préparation de la République bourgeoise. Les ouvriers ont été écarté de l’apprentissage républicain version troisième république. Et la « sociale » un vieux rêve dépassé par la modernité. Leur patriotisme lors du siège, leur résistance solitaire, leur héroïsme sont méprisés. Marx l’a fort bien perçu, les ouvriers ont été oubliés. Leur retour est une incongruité. Ce pourquoi la Commune a été un mouvement libertaire. A l’écart d’un mouvement « intellectuel » qui ne les comprend plus.
Il ne faut pas chercher chez les artistes une explication, mais une perception, un ressenti, qui révèle une césure…
Aujourd’hui les intellectuels ont besoin de faire entendre leur voix, mais eux-mêmes écoutent mal ou si peu.
CT : La postface de l’ouvrage n’est-elle pas un livre à soi seule ?
M. R.-S. : En vérité il s’agit d’une introduction. C’est l’éditeur qui, craignant qu’elle rebute le lecteur, m’a demandé de la placer à la fin de l’ouvrage. Le premier brouillon en avait été exposé lors d’une conférence au Collège de philosophie, et je l’ai ensuite beaucoup travaillé. C’est un exposé théorique. Une méthode de travail mise en forme
Benjamin a présenté sa réflexion sur l’histoire sous forme de thèses, en référence conflictuelle au messianisme et au marxisme, au cœur de cette tension dans laquelle il a pensé l’histoire, mais ne l’a pas écrite. Je me suis lancée dans cette expérience avec l’idée que j’allais essayer de montrer la pertinence de cette pensée en écrivant l’histoire à ma manière.
Se mettre à la place du guetteur, dans la position de celui qui s’éveille d’un long sommeil, n’est pas chose facile. Long sommeil d’espoir illusoire (le « Grand soir » !), d’une liberté confisquée par le libéralisme et le capitalisme financier, d’un processus historique bloqué… Et qui se voit face à une catastrophe, différente de celle que percevait Benjamin à la veille de la Seconde Guerre mondiale, une catastrophe qui s’est infiltrée dans les esprits et, peu à peu, parviens ou risque de parvenir à anéantir la pensée critique nécessaire à l’élaboration d’une alternative démocratique
L’historien marxiste doit être un guetteur, à la manière de Proust, au service d’un processus de remémoration pour tenter de récupérer des éclats du passé. Ce livre en est l’expérience pour ce qui me concerne. Mais cette expérience doit devenir collective : un éveil collectif, une remémoration nourrie d’une réflexion sociale critique…
CT : Une histoire à rebours, à contre sens, à partir d’un présent qui change incessamment, n’est-ce pas un travail de Sisyphe ?
M. R.-S. : C’est un travail de Sisyphe si on considère un présent immédiat, d’une temporalité très courte. Notre présent va durer encore …, et la nécessité du réveil me paraît en marche et d’une actualité incontestable et donc rassurante
Il est vrai que la difficulté est grande lorsque les guetteurs et le moment du réveil échappent aux partis « révolutionnaires » traditionnels. D’où mon intérêt pour les Nuits debout : la jeune génération se réveille, mais lui manquent des outils, les éléments historiques. Car le télescopage entre passé et présent doit être pensé. C’est seulement à cette condition que l’impasse actuelle peut être transformée en quelque chose d’autre.
CT : Cette impasse est hantée de mots piégés qui divisent et désorientent : République, liberté…
M. R.-S. : Tant qu’un mot, a expliqué Benjamin, véhicule une idée émancipatrice, elle subsiste. L’idée continue à exister dans le mot. République ? Il faut récupérer la république sociale et démocratique, mais pour cela il faut savoir vient-elle. La liberté ? Il faut savoir ce qu’elle signifiait aux temps ou « l’émancipation était à la mode comme en 1830-1833, ne pas oublier qu’ils se battaient pour la liberté. Ils savaient que sans liberté, il est inutile de songer à l’égalité…
Toutes ces idées oubliées, exclues des mots qui longtemps les a contenus, imposent à tous les individ.u.e.s conscient.e.s de l’instrumentalisation et du détournement du sens des mots de faire un retour vers le passé libérateur tout en dévoilant les différentes supercheries et autres illusions qui font croire à l’équivalence entre libéral et liberté. C’est un travail qui doit être mené par tous : politiques, intellectuels labellisés ou non, à condition qu’il soit collectif. Aujourd’hui il n’est pas fait.
Propos recueillis par Francis Sitel
Contre Temps N°30 : Dossier : Droit du travailleurNouveau code, nouveaux enjeux pour les salariés
Juillet 2016, Editions Syllepse,
Paris 2016, 192 pages, 13 euros
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De l’auteure :
Michèle Riot-Sarcey : Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, linsurrection-ouvre-le-devenir-social-vers-un-possible-inimaginable-jusqualors/
Maurizio Gribaudi et Michèle Riot-Sarcey : 1848 la révolution oubliée : la-memoire-ouvriere-fut-enfouie-sous-les-decombres-de-la-republique-tout-court/