Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse
À l’origine de graves conséquences sociales et environnementales, le changement climatique nous oblige à modifier notre matrice énergétique, sinon à revoir de fond en comble notre modèle de développement. Pour ce faire, une période de transition sera nécessaire, qui passera par une multiplicité d’initiatives. Dans la région ando-amazonienne, le buen vivir constitue un cadre approprié pour mener à bien ces réformes1.
Le changement climatique s’impose comme une limite claire au développement. La nécessité d’une modification de la matrice énergétique est donc sans appel. Le problème est de savoir comment et de quelle manière impulser cette mutation. Pour surmonter la crise du changement climatique, l’attitude la plus commune consiste à promouvoir des politiques basées sur l’efficience énergétique et l’accès aux énergies renouvelables, tout en veillant à maintenir la croissance économique.
Mais cette stratégie a un coût qu’aucun pays n’est disposé à payer seul, au risque de détériorer son niveau de compétitivité sur le marché mondial. Un accord global permettant de mettre en œuvre cette transition de manière équitable s’avère donc nécessaire. C’est là l’un des plus grands défis auxquels doit faire face la Convention sur le changement climatique, un défi d’autant plus grand que l’équité revêt une signification différente pour chacune des parties prenantes.
Il y a pourtant un autre défi plus important encore : quel que soit le sens que l’on donne au terme « équité », on se réfère généralement à un état où toutes les parties accéderaient de façon équitable au « développement », celui-ci étant compris comme l’accès au niveau de confort, de technologie et de consommation des pays dits « développés ». Or, la réalité montre que les ressources disponibles ne suffiront pas à satisfaire la demande globale d’énergie au moyen des seules énergies renouvelables.
Les scénarios « alternatifs » visant une croissance économique « durable » prévoient certes une augmentation des ressources renouvelables (telle que le propose l’« économie verte », par exemple), mais ne prennent pas en compte les limites physiques des ressources2 ou l’impact environnemental de leur exploitation (Honty, 2014). Et les autres scénarios – tel que le « scénario 450 » de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) – ne sont envisageables que si l’on recourt massivement aux méthodes de capture et de stockage du carbone, à l’énergie nucléaire et aux grands barrages, autant de technologies qui induisent des risques environnementaux graves.
Rappelons en outre que les mesures visant l’efficience énergétique peuvent également induire un « effet rebond », susceptible d’accroître la consommation d’énergie plutôt que de la réduire, comme nous l’enseigne l’histoire de l’énergie3. En effet, l’intensité énergétique a baissé de manière continue depuis 1980 au rythme annuel moyen cumulatif de 1,5 % : cela signifie que depuis cette date, près de 1,5 % d’énergie en moins en moyenne a été nécessaire pour obtenir la même quantité de produits (WEC, 2004). L’intensité énergétique s’est ainsi vue globalement réduite de 36 % au cours des trente dernières années. Or, au cours de la même période, la consommation d’énergie a doublé, passant de 6 663 mégatonnes d’équivalent pétrole (Mtep) en 1980 à 12 476 Mtep en 2012 (BP, 2013).
À l’évidence, cette augmentation n’est pas le résultat d’une meilleure couverture énergétique de zones isolées ou reculées. Depuis les années 1980, plus de deux milliards d’humains n’ont pas accès à l’énergie, et selon les prévisions, cette situation n’est pas près de s’améliorer à l’avenir en dépit de l’accroissement important de la consommation globale d’énergie. Il ne suffit donc pas d’augmenter la proportion d’énergies renouvelables dans l’offre énergétique et d’accroître son efficacité. En complément, des politiques conduisant à une réduction effective de la consommation d’énergie doivent également être mises en œuvre.
Les alternatives à la problématique du développement exigent des changements capables de dépasser les postures actuelles en la matière, dans toute leur diversité. Incontestablement, ces « nouvelles » propositions se distancient radicalement des stratégies de développement d’inspiration néolibérale, tout en visant un horizon du changement au-delà du capitalisme et du socialisme.
Ces objectifs spécifiques sont aujourd’hui très largement débattus en Amérique latine. Et dans la zone ando-amazonienne, ils s’expriment dans le concept du buen vivir. Ce concept en construction se nourrit d’une part, d’éléments issus des visions andines du cosmos – telles que la suma quamaña en Bolivie ou la sumak kawsay en Équateur – et d’autre part, de certaines postures critiques tirées de l’idéologie occidentale, comme la défense des « droits de la nature » ou l’écoféminisme. Dans sa formulation originale, le buen vivir était centré sur la critique de la notion classique de développement, sous tous ses aspects, et sur la recherche d’alternatives visant à améliorer la qualité de vie des personnes, la protection de l’environnement et tout autre mode de relation de l’être humain avec son milieu naturel.
Nous présenterons ici quelques alternatives au développement visant le buen vivir. Cette notion tombe à point nommé dans la mesure où elle offre un cadre à l’élaboration de nouvelles pistes pour lutter contre le changement climatique et permettant de modifier de fond en comble notre matrice énergétique. En Équateur et en Bolivie, le concept de buen vivir est reconnu par la Constitution, tout en étant défendu par de larges secteurs de l’opinion publique. Dans ces deux pays, les alternatives au développement ne sont pas discutées comme des possibilités, mais ont déjà donné lieu à des avancées concrètes.
Certes, l’Équateur comme la Bolivie connaissent d’importantes difficultés, mais celles-ci viennent surtout du fait que leurs gouvernements actuels sont encore loin de profiter des possibilités offertes par leur Constitution dont l’un des piliers est le buen vivir. Les tentatives des gouvernements et de certains de leurs supports de s’emparer du concept pour l’amener dans le champ du développement conventionnel, tout en le redéfinissant, témoigne aussi de l’importance du concept. Si l’Équateur et la Bolivie bénéficient d’une situation privilégiée à ce sujet, des pays comme la Colombie et le Pérou ne peuvent pas non plus se désintéresser de ce qu’il se passe chez leurs voisins.
Les alternatives au développement orientées vers le buen vivir ne sont pas aisées à concevoir ni à mettre en œuvre, puisqu’elles rompent avec nombre d’idées reçues sur le développement. Dès lors qu’elles cherchent à mettre un coup d’arrêt au changement climatique, elles ne peuvent être qu’en porte-à-faux par rapport à notre dépendance au pétrole et à notre attachement à l’« extractivisme ».
Si ces deux derniers modèles sont profondément enracinés, perçus comme des états naturels, et donc acceptés comme tels, l’évidence du changement climatique nous obligera à opérer un virage à 180 degrés par rapport à notre dépendance aux hydrocarbures ; une situation loin d’être assumée dès lors qu’elle implique par exemple de remettre en question notre addiction à l’automobile personnelle. Reconnaissons-le d’emblée, ces changements à même de combattre le bouleversement climatique ne pourront s’imposer du jour au lendemain. Leur mise en œuvre se devra d’être progressive ; il est question ici d’un processus de transition.
Le concept de « transition »
Par « transition », nous entendons ici toutes les alternatives au développement et, plus spécifiquement, l’ensemble des politiques, stratégies et actions qui portent sur l’impact et les problèmes posés par le développement – dans l’acception traditionnelle du terme – et qui se donnent pour mission de rechercher des solutions à la situation actuelle, au-delà du développement. Schématiquement, on peut dire que cette transition se présente comme une porte de sortie par rapport à l’impasse actuelle, tout en portant un double projet : l’éradication de la pauvreté et la préservation de la nature.
Dans ce texte, le concept de transition implique d’analyser le problème du changement climatique dans toutes ses dimensions, de la dépendance aux hydrocarbures à la déforestation, en passant par d’autres problématiques qui illustrent les impasses du développement. À partir de cette analyse, des alternatives susceptibles d’enrayer ces problèmes, de supprimer leurs causes et de construire les conditions politiques et culturelles qui les rendront acceptables seront proposées. Chacune de ces mesures alternatives se doit de s’orienter vers le buen vivir, particulièrement celles visant à éradiquer la pauvreté et à empêcher de nouvelles extinctions d’espèces.
L’idée de transition doit être précisée eu égard à certaines conceptions récentes. Commençons par souligner que cette notion se distingue de celle de décroissance, formulée dans certains pays européens. Les propositions en faveur de la décroissance sont ancrées dans une situation propre aux pays industrialisés, très consuméristes, et sont liées à un contexte de crise économique et politique sévère vécue par beaucoup de ces pays. Aussi, ne peuvent-elles pas être transposées de façon simpliste aux contextes sud-américains.
En outre, la conception de la transition que nous défendons ici ne se centre pas sur l’opposition entre croissance et décroissance. Certains secteurs de nos économies devront sans nul doute décroître, mais il est clair aussi que d’autres secteurs devront se développer, par exemple, le secteur des infrastructures dans les domaines de l’éducation ou de la santé. Et cela générera certainement du développement économique. Aussi, l’idée de transition évacue-t-elle du débat les indicateurs de croissance pour se focaliser sur la qualité de vie et la protection de l’environnement. N’oublions pas que cette transition vise le buen vivir et s’inscrit, par conséquent, dans un changement culturel plus profond dépassant largement le débat dans les pays industrialisés sur la décroissance.
Dans ce texte, nous mettons l’accent sur l’analyse de la transition observée dans les régions d’Amazonie, avec la poursuite de deux finalités : la promotion de la réduction, sinon leur suppression, par ces pays de leur part dans l’ensemble des émissions (ce qui implique une réduction drastique de l’énorme volume de production d’énergie ou de ressources extraites et exportées) ; la proposition de pistes pour réduire les émissions au sein de chacun de ces pays.
Le premier volet s’attache à tordre le cou à une certaine hypocrisie observée dans les discussions internationales sur le changement climatique au cours desquelles les pays latino-américains ne cessent de culpabiliser les nations industrialisées pour leur niveau élevé d’émission de gaz à effet de serre. Si cela est bien réel, l’on ne peut nier que nos pays exportent leurs hydrocarbures vers ces nations. Si les pays latino-américains veulent véritablement combattre ces émissions, ils devraient d’abord et avant tout suspendre ce type d’exportations vers le marché mondial.
Le second volet met également l’accent sur un autre problème soulevé de manière récurrente dans les négociations internationales. Il est d’usage que les nations latino-américaines s’appesantissent sur les émissions de gaz à effet de serre produites par leurs secteurs de l’énergie ou du transport et dégagées dans leurs usines ou par leurs véhicules. Mais elles oublient qu’une part substantielle de ces émissions trouve son origine dans les changements impliqués par l’utilisation du sol, la déforestation ou certaines pratiques agricoles. Il en ressort que les mesures de transition en matière d’énergie doivent être étroitement associées à une révision des politiques agricoles et de conservation de l’environnement.
La transition énergétique réclame un premier train de mesures urgentes destinées à mettre fin aux conséquences sociales et environnementales les plus graves. Il en va ainsi de l’impact des puits de pétrole qui polluent l’eau et le sol en Amazonie ou de celui des gigantesques mines qui détruisent des écosystèmes de grande valeur. Ces mesures se combineront à d’autres actions qui ambitionnent des changements plus profonds de l’économie et de la politique nationale et régionale, visant à abandonner notre asservissement à l’extractivisme et notre addiction aux hydrocarbures. Certaines de ces mesures sont présentées et commentées ci-après.
Les politiques de transition
Face au changement climatique, il semble indispensable de commencer à imaginer les alternatives qui permettent de concilier les besoins humains et un écologisme durable. Ceci va de pair avec l’abandon de la notion même de développement et la recherche de nouveaux paradigmes concernant l’évolution des sociétés. Quant au problème de l’énergie, l’objectif final devra être d’assurer sa mise à disposition pour satisfaire les besoins humains de manière durable, c’est à dire « pour toujours ». Autrement dit, il s’agira de mettre en place une matrice énergétique ne dépendant que de sources d’énergie renouvelables et/ou utilisées uniquement de manière à en garantir le caractère renouvelable.
Les politiques énergétiques de transition doivent être mises en œuvre dans tous les domaines et secteurs, tant du point de vue de la demande que du point de vue de l’offre. En transition, les limites écologiques de la planète Terre constituent un cadre irréductible pour le développement de la vie, de l’économie et des sociétés humaines. Dans cette perspective, l’écologie commandera l’économie et non l’inverse. Actuellement, l’utilisation de l’énergie transgresse cette limite. Aussi, les objectifs essentiels des politiques énergétiques à mener durant la transition devront se centrer sur la réduction de la consommation et la reconversion vers des ressources durables.
Le processus de la transition doit être orienté vers une réduction progressive de l’utilisation des ressources non durables et l’utilisation croissante de ressources durablement renouvelables. Cela implique une série de décisions politiques axées sur des mesures novatrices et l’approfondissement d’autres initiatives. Les mesures, instruments et actions présentés ci-après se concentrent principalement sur le secteur de l’énergie. Ils couvrent cependant d’autres domaines pertinents du point de vue climatique, ainsi que des questions importantes de politique internationale. L’accent a été mis ici sur la région ando-amazonienne, mais les politiques suggérées peuvent être étendues à l’ensemble de la région latino-américaine.
L’ensemble des mesures, actions et instruments politiques est divisé en quatre sections : l’offre d’énergie ; la demande d’énergie ; le secteur de l’agriculture et de l’élevage ; le niveau international.
Les politiques relatives à l’offre d’énergie
Par énergie « primaire », on entend l’énergie que l’on rencontre comme telle dans la nature, à savoir l’éolienne, la solaire, le pétrole, le gaz, le charbon, etc. Quand cette énergie primaire est transformée pour obtenir une source d’énergie utile (électricité, essence, gaz liquide, etc.), on parle d’énergie « secondaire ». Cette section décrit les propositions de transition portant sur les sources primaires d’énergie, en vue de réduire leur consommation et d’encourager la transition vers des sources renouvelables.
Moratoire sur les nouveaux gisements d’hydrocarbures
Un tel moratoire suspendra l’exploitation de nouveaux gisements d’hydrocarbure, confirmés ou possibles. Il portera aussi bien sur les ressources classiques que sur les ressources non conventionnelles. Outre les impacts environnementaux et sociaux déjà bien connus, liés à l’exploitation des hydrocarbures classiques et non conventionnels, ces réserves en ressources fossiles recèlent plus de carbone que ce qui peut être émis en deçà du seuil dangereux du changement climatique. Il serait par conséquent insensé d’accroître la production de ressources qui ne pourront finalement être utilisées. Les réserves connues sont plus que suffisantes pour satisfaire la demande jusqu’en 2035. Mais l’on ne pourra utiliser que le tiers de ces réserves si l’on veut maintenir la hausse de la température sous le seuil des 2 °C.
Cadre réglementaire social et environnemental
Les mesures présentées devront s’inscrire dans une réglementation socio-environnementale distinguant trois types d’exploitation :
- des exploitations interdites du fait de leur impact social et environnemental élevé, et pour lesquelles toutes les mesures de correction ou de réhabilitation environnementale ne pourront en réalité restaurer l’environnement, ou encore parce qu’elles violent les droits des personnes et de la nature. L’exploitation pétrolière ou les gisements de charbon sont généralement dans ce cas de figure ;
- des exploitations pouvant être réformées : il s’agit ici d’entreprises minières, pétrolières ou agricoles qui ont actuellement un impact négatif, mais qui du fait de leur taille, de leur densité ou de leur technologie, sont encore capables de corriger leur empreinte et maintenir leur impact dans une gamme de conséquences sociales et environnementales acceptables, contrôlables ou récupérables ;
- des exploitations qui s’inscrivent dans les conditions de restauration possible de l’environnement et qui se doublent de dynamiques sociales positives ; les pratiques agricoles organiques et diversifiées en constituent des exemples classiques.
Un moratoire pétrolier en Amazonie équatorienne
L’initiative Yasuni-ITT réclamait un moratoire illimité de l’exploitation du pétrole sur les sites de Ishpingo, Tiputini et Tambocha (d’où l’abréviation ITT) qui recouvrent une partie du parc national et de la réserve de biosphère Yasuni, dans la zone amazonienne de l’Équateur. Elle constitue en cela une belle illustration de mesure transitionnelle.
Si l’idée était au centre des discussions de diverses organisations citoyennes depuis la fin des années 1990, elle ne trouva un débouché formel qu’en 2007 à l’initiative du ministre de l’énergie et des mines de l’époque, Alberto Acosta. Les impacts sociaux et environnementaux négatifs liés à l’exploitation pétrolière étant supérieurs aux bénéfices économiques escomptés, la défense des droits de la nature et la protection des peuples indigènes passaient donc par là. L’Équateur avait déjà suffisamment fait l’expérience de pollutions liées à l’exploitation des ressources pétrolières dans la forêt amazonienne. Les conséquences du modèle extractiviste n’étaient plus à démontrer.
Le président Correa accepta l’idée de ce moratoire, mais il en reformula aussitôt les termes. Il conditionna l’acceptation du moratoire, à la mise en œuvre du fameux « plan A », à savoir l’obtention par l’Équateur d’une compensation économique internationale. Celle-ci devait s’élever au moins à la moitié des bénéfices attendus de l’exploitation du pétrole dans le territoire indiqué, soit un montant de 3,6 milliards de dollars. Si ce montant ne pouvait être atteint, alors le « plan B » devait entrer en vigueur, lequel autorisait l’exploitation du pétrole dans la zone.
L’exigence formulée par le gouvernement Correa d’une compensation financière pouvait en partie se comprendre, compte tenu de l’état de l’économie du pays. Elle démontre combien l’inclination à retirer un bénéfice économique de l’extraction de matières premières est profondément enracinée en Amérique latine et confirme que même si de larges secteurs du gouvernement et de la société se sont félicités de l’introduction des droits de la nature et du buen vivir dans la nouvelle Constitution, dans les faits, on est encore loin de l’appliquer avec rigueur.
La proposition du gouvernement Correa n’a finalement pas obtenu le succès escompté sur le plan international, tant et si bien qu’en août 2013, le plan A fut abandonné. Le modèle « extractiviste » s’est ainsi trouvé consolidé au terme de cette initiative : le pétrole brut sera extrait, s’exportera, sera brûlé en divers endroits de la planète et contribuera au réchauffement climatique. En compensation, le gouvernement Correa s’est engagé à en consacrer les revenus à des programmes sociaux, en particulier dans la région amazonienne. Cette situation, commune aux différents pays de la région, constitue à son tour un signal clair quant à la nécessité d’examiner de près la dépense publique pour vérifier que cette affectation est bien respectée.
Diagnostic sur l’extraction d’hydrocarbures de puits en activité
En plus de moratoires portant sur l’exploitation de nouveaux gisements d’hydrocarbures, il faudra se pencher sur les mesures à prendre concernant les champs et puits actuellement en activité. Cela devra passer par un processus d’analyse et d’évaluation sérieux et indépendant des conditions sociales ou environnementales de leur exploitation. Nous voulons dire par là que certains sites pourront se voir appliquer des mesures de contrôle visant à prévenir leurs effets environnementaux, telles qu’une gestion adéquate du traitement des eaux ou des canalisations, etc., et à analyser le type de relations avec les communautés locales. Seuls les sites mettant en œuvre ces mesures pourront continuer à être exploités. Dans d’autres cas, certains puits sont dans un tel état de délabrement qu’il serait inacceptable du point de vue social et environnemental d’autoriser leur exploitation ; ils devront donc être fermés.
Réorientation de l’usage et de la commercialisation des hydrocarbures
Conséquence des mesures présentées ci-dessus, la disponibilité en hydrocarbures se bornera à l’offre des sites laissés en exploitation. La destination de ces hydrocarbures devra être différente du débouché actuel, à savoir l’exportation. Pendant la transition, la priorité devra être donnée, dans l’utilisation de ces hydrocarbures, à la couverture des besoins, nationaux d’abord, régionaux ensuite. Quant aux excédents éventuels, ils seront exportés de préférence vers les pays andins voisins.
Cette mesure transitoire vise le découplage du système économique global actuel ; elle prévoit l’abandon du modèle exportateur qui alimente le marché mondial sur lequel il n’est pas évident de suivre la destination finale du produit. Récemment, l’Équateur a ainsi vendu son pétrole brut à des entreprises chinoises, mais celui-ci s’est finalement retrouvé aux États-Unis, par l’intermédiaire de diverses sociétés.
Changements dans l’offre d’énergie et échelonnement dans le temps
Conséquence des mesures transitoires envisagées ci-dessus, le volume d’hydrocarbures disponibles diminuera. Cependant, cela ne veut pas dire que l’offre sera réduite au niveau national dès lors qu’actuellement la plus grande partie de ces hydrocarbures est exportée en dehors de la région. Même si les volumes sont moins importants, leur disponibilité pour la consommation nationale ou régionale sera plus grande.
Cette situation entraînera des conséquences importantes. D’abord, elle permettra de gagner du temps, un temps bien nécessaire à l’introduction des réformes au modèle de consommation des hydrocarbures actuel et au développement de sources alternatives de production d’énergie. Actuellement, les hydrocarbures sont extraits en grande quantité et avec hâte pour alimenter la globalisation. Aussi, s’attend-on à leur épuisement dans un futur proche. En limitant leur consommation aux besoins nationaux et régionaux, non seulement on rend disponibles plus longtemps ces hydrocarbures, mais on évite aussi une crise plus ou moins brutale sur le court terme entraînée par la diminution de leur volume.
Ensuite, on gagnera en marge de manœuvres pour introduire des changements impossibles à mettre en œuvre sur le court terme. Parmi ceux-ci, citons la constitution de fonds d’investissement dédiés à la reconversion énergétique, la planification et la mise en place de sources d’énergie alternatives, telles que l’énergie éolienne, ou encore l’introduction d’innovations affectant la demande de combustibles.
Correction des prix et remise en cause des subventions perverses
Le prix du pétrole brut ou du gaz naturel doit nécessairement être revu à la hausse, car il recèle d’énormes distorsions. Une correction du prix du marché est urgente. Et celle-ci passe par l’internalisation des coûts environnementaux et sociaux liés à l’extraction et à l’acheminement. Il est incontestable que le bas prix de ces énergies est dû au fait que les entreprises « externalisent » leurs impacts environnementaux et sociaux. En fait, ces coûts sont pris en charge par les communautés locales, les municipalités et finalement par l’ensemble de la société.
Dans le cas de l’exploitation des hydrocarbures, la seule intégration dans le prix final des coûts sociaux et environnementaux rendrait certainement ces entreprises non viables. À titre d’exemple, on citera les procès intentés à Chevron Texaco en Équateur et à BP aux États-Unis (suite à l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon). Les dommages causés par leurs activités ont été estimés respectivement à 18 milliards et à 7,5 milliards de dollars. Si cette correction entraîne une hausse du prix des hydrocarbures, elle transmettra aussi un signal fort au marché, en faveur de l’utilisation de transports collectifs plutôt qu’individuels, par exemple.
Dans le même temps, les subventions perverses accordées à l’exploitation et à la consommation d’hydrocarbures devront être démantelées. Ces subventions sont tantôt implicites, tantôt explicites. Leur suppression conduira aussi à une rectification du prix des hydrocarbures sur le marché et modifiera leurs modèles de consommation.
Les subventions à l’exploitation, au transport et à la consommation des hydrocarbures atteignent actuellement des dimensions exorbitantes (voir tableau 1). Seules 6 % de ces subventions sont affectées à la consommation des populations les plus pauvres. L’argument selon lequel les énergies durables ne seraient pas compétitives est difficile à soutenir lorsqu’on compare le prix de ces énergies aux prix des ressources fossiles si largement subventionnées et n’incorporant pas les externalités. La suppression des subventions accordées aux sources fossiles et leur transfert aux sources durables rendraient ces dernières automatiquement compétitives.
Tableau 1 Comparaison de subventions et investissements énergétiques |
|
Objet |
Milliards de dollar par an |
Subventions mondiales aux combustibles fossiles |
544 |
Subventions mondiales aux combustibles durables |
100 |
Coût de la fourniture d’électricité à 100 % |
33 |
Coût d’une couverture à 100 % des besoins |
2,7 |
Coût d’une réduction de 25 % des émissions |
200 |
Sources : IEA, 2011b et 2013b ; PNUD, 2008. |
La correction du prix des hydrocarbures conduira à une réorientation des investissements vers l’offre d’énergie. Selon l’AIE, les investissements additionnels nécessaires pour donner forme à ce scénario global de stabilisation du climat devraient s’élever à hauteur de 0,1 % à 0,2 % du PIB mondial en 2020 et entre 0,9 % et 1,6 % en 2030. La transformation technologique de l’empreinte énergétique dans le sens d’une utilisation des énergies durables ne représente donc pas un coût impossible à supporter pour l’économie mondiale. On rappellera que selon Stern (2007), la lutte contre les conséquences du changement climatique devrait avoir un coût se situant entre 5 % et 20 % du PIB mondial. Selon la CEPAL, les effets du réchauffement climatique en Amérique latine absorbent déjà entre 1,5 % et 5 % du PIB de la région et on s’attend à ce que cette valeur augmente dans le futur (CEPAL, 2014).
Réformes fiscales et dépenses publiques
D’importantes réformes sont nécessaires en matière d’impôts, de redevances et d’autres taxes prélevées sur les activités extractives. Parmi les exemples relatifs au changement climatique et à l’énergie, on soulignera la nécessité de revoir les taxes sur les énergies : augmentation de l’impôt sur la consommation somptuaire d’énergie, imposition des méga-profits là où cela apparaît approprié, etc. Il est urgent aussi de réexaminer la dépense publique en vue de rendre le système d’allocation budgétaire plus efficient, tout en faisant davantage appel à des critères sociaux et environnementaux plutôt qu’à des critères clientélistes et bureaucratiques, base d’une subsidiation perverse.
Contrôle et gestion de l’environnement et du territoire
Ces mesures de transition impliquent le recours à des contrôles et à une gestion de l’environnement qui garantissent que l’appropriation des ressources naturelles respecte la « biocapacité » de chaque région et pays. Cela, bien entendu, requiert aussi un large éventail de mesures. Nombre d’entre elles existent déjà dans les législations des pays précités, mais tantôt elles ne sont pas appliquées, tantôt leur non-application est tolérée, tantôt leur suivi laisse à désirer.
Les études d’impact environnemental apparaissent ici comme des instruments essentiels qui doivent répondre à une rigueur technique précise et s’appuyer sur une participation appropriée en ce qui concerne aussi bien des projets spécifiques que des régions et des secteurs. Les instruments les plus communs se réfèrent aux impératifs de qualité des sols, de l’eau et de l’air, aux diagnostics d’impact et aux mesures d’indemnisation et de restauration de l’environnement, à l’interdiction des produits toxiques ou dangereux, mais aussi à certains procédés de production dont l’impact environnemental est considérable.
Un autre ensemble d’instruments qui peut s’avérer utile est l’organisation territoriale, laquelle comprend les plans d’aménagement urbain ou rural, l’utilisation des sols et la division du territoire en zones écologiques ou économico-écologiques. La transition réclame une application plus soutenue de ces instruments territoriaux sous la forme de larges consultations citoyennes aux divers échelons, en les couplant tout particulièrement aux mesures de transition adoptées pour l’agriculture et l’élevage. Il faut cependant se garder d’ériger comme une fin en soi l’utilisation de ces outils de gestion. À eux seuls, en effet, ils ne garantissent pas des résultats environnementaux appropriés, et ne jouent qu’un rôle accessoire.
Les politiques relatives à la demande d’énergie
Les mesures de transition envisagent dans le même temps des changements substantiels portant sur la demande et les besoins en hydrocarbures. Il s’agit là d’un autre impératif, qui cible tout particulièrement le transport et l’industrie, principaux demandeurs d’énergie dans la région.
Changements dans le secteur des transports
Le transport est (et sera) un des postes majeurs de consommation d’énergie en Amérique latine. Cela s’explique par la hausse continue des moyens de transport individuel en ville, alors que les transports publics restent largement déficitaires. Un déficit qui exerce d’ailleurs une influence décisive sur la préférence des usagers pour le transport individuel. D’où l’existence de systèmes de transport globalement inefficients, fortement émetteurs de gaz polluant, consommateurs d’une quantité considérable de pétrole, responsables d’importants engorgements, etc.
Investir dans les politiques et dans des systèmes de transport public plus efficients et efficaces permettra d’épargner des devises (dans les cas des pays importateurs de pétrole ou de ses dérivés), de réduire les dépenses en infrastructure, de diminuer localement la pollution et de désengorger le trafic. Une telle politique favorisera surtout les catégories de population les moins favorisées qui n’ont pas accès au transport individuel.
La croissance du parc automobile est une des conséquences directes de la croissance économique. L’Amérique latine s’attend à ce que le nombre de voitures passe de quarante millions en 2008 à cent dix millions en 2030 (IEA, 2009). Les investissements en infrastructure destinés à canaliser ces flux de voitures vont être colossaux, sans parler de leurs conséquences environnementales, ceci en supposant bien entendu l’existence de combustible suffisant pour les alimenter. D’où la nécessité de mettre en œuvre dès maintenant les politiques susceptibles de limiter cette expansion, grâce au développement du transport public.
La transition doit, d’une part, assurer le transport des personnes, spécialement dans les centres urbains, et d’autre part, rendre impérative la réduction du nombre de véhicules de manière à diminuer la consommation d’hydrocarbures et à maîtriser les effets sur la santé publique de leur pollution. Voilà pourquoi nous proposons les mesures suivantes : donner la priorité absolue aux transports publics collectifs et à la création de réseaux de transport public (bus, pistes cyclables, etc.) ; promouvoir l’abandon progressif de la voiture particulière avec, dans le cas de son usage privé, deux options envisagées : 1) l’existence d’une flotte de taxis pour les nécessités ponctuelles, les urgences, etc. ; 2) l’existence d’un parc de voitures de location, disponibles minimum une journée pour divers usages tels que les loisirs, le transport d’objets, etc.
« Le recours aux véhicules sera maintenu pour des utilisations légitimes et indispensables : ambulances, pompiers, etc., y compris les camions et camionnettes destinés au transport de charges en milieu urbain ou rural. Le recours à des équipements indispensables (tracteurs, excavatrices, etc.) sera également maintenu. Quant au transport de charges, une réglementation sera édictée au niveau territorial en vue de réduire les besoins et d’encourager la substitution totale ou partielle du transport routier par le réseau ferroviaire ou fluvial. Elle sera complétée par des mesures tendant à diminuer le commerce international des biens, au bénéfice du commerce local ou régional. La ration alimentaire quotidienne d’un habitant des États-Unis voyage en moyenne 8 000 kilomètres avant d’arriver à sa table » (FAO, 2011).
Changements dans le secteur industriel
La vie utile des produits industriels est un facteur déterminant de la demande en énergie et en biens d’une société. L’instauration de normes standard d’obsolescence pour les différents biens produits, ainsi que des limitations à l’obsolescence programmée sont des dispositions encore non utilisées aujourd’hui ; elles méritent d’être intégrées dans les nouvelles politiques accompagnant la transition.
Il existe différents systèmes d’« étiquetage » des produits en fonction de leur efficience énergétique. Mais ces systèmes sont actuellement utilisés à titre purement indicatif et non restrictif. Ils constituent un signal pour le consommateur, mais ne limitent pas ni ne répriment la production et la consommation de ces biens inefficients. La levée des obstacles à la mise en œuvre de mesures économiquement viables permettrait de diminuer de moitié la demande d’énergie à l’horizon 2035.
Des mécanismes de promotion, de sanction ou de restriction de certains produits devraient être introduits en fonction du degré d’incorporation d’intrants durables dans leur fabrication. Beaucoup de composants intégrés dans les nouvelles technologies (ordinateurs, téléphones cellulaires, etc.) utilisent une large palette de métaux rares, rendus irrécupérables après une durée de vie relativement courte. Le traitement de ces produits usagés et de leurs composants susceptibles d’être récupérés permettrait d’économiser chaque année quelque 10,7 millions de barils de pétrole. Le recyclage de l’aluminium par exemple ne demande que 5 % de toute l’énergie utilisée lors de sa production initiale (PNUE, 2011).
De nombreuses industries ont la possibilité de recourir à des matières premières recyclées (plastiques, métaux, etc.) ou d’utiliser leurs déchets comme intrants productifs (effluents-gaz ou résidus organiques comme source d’énergie). Ces options devraient être encouragées et privilégiées dès lors qu’elles sont susceptibles de réduire la demande de matériaux et d’énergie nécessaires à la production.
Le secteur industriel est un des principaux responsables de la pollution de l’environnement et des dommages causés à la santé. L’industrie manufacturière est responsable de près de 17 % des dommages à la santé causés par la contamination de l’air, avec un coût équivalent à 1,5 % du PIB mondial (PNUE, 2011). Seule l’internalisation de ces coûts rendra économiquement possible la mise en œuvre des mesures présentées ci-dessus. Le coût réel (incluant les externalités) de la production d’énergie à base de charbon s’élève aux États-Unis à 0,27 dollar par kWh alors que leur coût « commercial » de production n’est que de 0,09 dollar par kWh. Une étude similaire de l’Union européenne évalue à 0,26 euro par kWh les externalités relatives à la production d’électricité.
Changements dans le secteur résidentiel
La conception architecturale d’un bâtiment conditionne son coût énergétique tout au long de sa vie utile. L’efficience thermique, l’éclairage (l’ensoleillement), les systèmes sanitaires, la hauteur, l’isolation, etc. ont une incidence sur la facture énergétique de ses utilisateurs. Des normes de construction appropriées, une information claire donnée au consommateur et des lignes de crédit ciblées peuvent avoir une influence importante sur les possibilités d’économie dans ce secteur. Ce dernier est en outre le principal demandeur de matériaux au niveau global. Aussi, sa régulation pourrait-elle avoir un impact positif sur la diminution du rythme d’extraction des ressources naturelles.
Plusieurs outils de régulation ont déjà été esquissés plus haut. Citons à titre d’exemple, les normes en matière d’efficience technique appliquées aux nouveaux bâtiments, des standards minimaux d’efficience pour les appareils électroménagers, un cadre législatif obligeant certains bâtiments à disposer de chauffe-eau solaires, des lois qui contraignent les fournisseurs d’énergie à financer des projets visant l’efficience, etc.
Il existe divers instruments financiers destinés à orienter le consommateur vers des choix plus efficients : par exemple, des tarifs échelonnés en fonction des différents usages énergétiques (à consommation plus élevée, coût unitaire d’énergie supérieur), des subventions « croisées » (imposition de certains équipements moins efficients en vue d’en subventionner d’autres plus efficients), le financement d’équipements efficients à taux d’intérêt faible ou nul, etc. Pour ce type de mesures, il importe de prendre en compte certains critères, afin d’éviter de renchérir les biens de consommation à l’usage des catégories de la population à faible revenu. Par exemple, l’imposition des dérivés du pétrole affecte indifféremment tous les citoyens, tandis que les impôts sur la voiture ou les péages sont davantage sélectifs, et donc plus équitables.
Politiques relatives au secteur agricole
Une part substantielle des gaz à effet de serre générée dans les régions de l’Amazonie andine provient de changements dans l’utilisation du sol. La transition se doit donc aussi d’attaquer de front cette problématique.
Concernant la déforestation en Amazonie, il importe ici de rappeler que les déboisements ont sensiblement diminué au Brésil depuis les pics des années 2000, quand ils dépassaient les 25 000 km2 par an. Les indicateurs récents situent la déforestation entre 4 571 km2 (2012) et 7 000 km2 (2010) ; et on considère que l’année 2014 a présenté un important progrès par rapport à l’année antérieure. Quoiqu’en diminution, la superficie de forêts détruites au cours des vingt-cinq dernières années a bien entendu été importante, excédant les 400 000 km². Reste que l’expérience menée au Brésil montre la nécessité de disposer d’indicateurs fiables (ce qui fait défaut dans les autres pays andins) et démontre que la mise en œuvre effective de mesures sur différents fronts peut produire des résultats substantiels.
Il est important ici de comprendre les facteurs qui encouragent la déforestation. Dans le cas du Brésil, les deux tiers au moins de la déforestation sont dus à la progression de l’élevage, suivie d’autres causes, telles que les pratiques traditionnelles de l’abatis-brûlis, les grands travaux d’infrastructure, l’agriculture, les incendies, etc. Les mesures qui ont été prises au Brésil comprennent des restrictions sur l’abattage, des zonages régionaux et des limites à la conversion des sols dans chaque domaine agricole, des contrôles des chaînes de commercialisation, etc.
La nécessité de se pencher sur des stratégies et des réglementations dans le secteur de l’agriculture, de l’élevage et de la forêt est dès lors indispensable pour combattre les émissions de gaz à effet de serre. Les gouvernements régionaux résistent habituellement à cette réglementation et évitent d’associer la discussion sur le changement climatique et les politiques menées dans l’agriculture et l’utilisation des terres. La transition dans ce domaine est pourtant un élément clé dans l’ensemble des propositions en matière d’énergie et de changement climatique. L’arrêt de la déforestation et la reconversion du secteur agraire en constituent des axes fondamentaux.
Stopper la déforestation
Mettre fin à la déforestation implique le gel des territoires occupés par la forêt dans toute la région. Cette option devra s’imposer non seulement en Amazonie, mais aussi ailleurs. Elle ne signifie pas nécessairement la suppression de tout permis d’abattage. Mais ces permis ne pourront être octroyés qu’en étroite articulation avec les programmes de reforestation et de restauration, de manière à ce que la balance nette soit finalement égale à zéro.
Cet objectif exige l’application d’une série de mesures qui nécessitent de disposer de bons indicateurs, de systèmes de monitoring de l’état de la forêt, d’instruments de contrôle des chaînes de production et de commercialisation (particulièrement celles du bois et celles de l’élevage) ; de mesures d’organisation territoriale et de soutien aux utilisations traditionnelles des produits du bois et, là où c’est possible, de pratiques sylvopastorales.
Des indicateurs portant sur l’état de la forêt devront être introduits dans tous les pays, en veillant à garantir le libre accès à l’information et l’implication des organisations de base sur le terrain. Il faudra contrôler les permis d’abattage accordés non seulement aux grandes entreprises ou aux propriétaires, mais aussi aux communautés locales qui les négocient. Les sanctions en matière de déforestation devront être réelles et effectives, économiquement et pénalement.
Les contrôles à exercer sur les chaînes de production du bois et sur l’activité agropastorale sont tout aussi fondamentaux. Ils nécessitent de retracer l’origine de la matière première tant sur le lieu de son traitement qu’au moment de sa commercialisation finale. Dans ce cas, il pourra être fait appel à diverses associations se situant entre le contrôle public et les initiatives volontaires de labellisation. Attaquer de front les circuits d’abattage illégaux s’impose également. Les mesures de réglementation territoriale, fondamentales dans ce domaine, ont été présentées plus haut.
Parallèlement aux dispositions destinées à prévenir la déforestation, d’autres règles pourront être appliquées pour promouvoir une utilisation productive des forêts en leur état actuel. L’expérience du Brésil à cet égard mérite d’être retenue : elle prévoit, entre autres, l’exploitation durable des fruits et des fibres. Dans certains cas, l’on pourra mettre en évidence des exemples complémentaires d’utilisations des sols à faible impact, par exemple un élevage saisonnier et de densité animale limitée dans les espaces forestiers ouverts du département de Beni (Bolivie).
Reconversion agropastorale
Le secteur agricole est de plus en plus dépendant d’intrants utilisant le pétrole et le gaz naturel comme matière première : c’est le cas des engrais et des pesticides. L’irrigation, l’utilisation du matériel de même que la production animale exigent aussi des apports de plus en plus importants. On estime ainsi qu’aujourd’hui, chaque kilo de viande produite absorbe environ deux litres de pétrole (FAO, 2011). Dans une telle perspective, une reconversion productive du secteur agricole s’impose plus que jamais, afin de réduire la situation de dépendance par rapport aux combustibles fossiles, et de réorienter la consommation vers la production locale de manière à réduire les besoins de transport.
En transition, diverses raisons justifient des changements substantiels dans les secteurs de l’agriculture et de l’élevage. On suppose que ces secteurs jouent un rôle fondamental pour compenser les changements induits par une réduction considérable des exportations minières et pétrolières, sous leurs aspects tant économiques qu’en volume d’emplois. Par ailleurs, considérées du point de vue de la problématique des changements climatique et énergétique, les actions dans ce domaine sont essentielles pour réduire les émissions de gaz et entraîner un changement dans l’utilisation des sols.
Dans le secteur agricole, les mesures les plus importantes pour combattre le changement climatique lié à la production d’énergie sont :
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la réorientation de la production destinée aux marchés mondiaux vers les besoins nationaux et régionaux. L’objectif principal en ce domaine est d’assurer la fourniture de nourriture dans chaque pays et région. Il s’agit d’un changement considérable par rapport à la dérive actuelle centrée sur l’exportation de la production agroalimentaire, où les produits les plus rentables chassent les autres. La transition vise donc à subordonner le secteur de l’agriculture et de l’élevage à la qualité de vie et à éradiquer les carences alimentaires dans les pays de la région au prix d’un désengagement sélectif de certains marchés agroalimentaires mondiaux ;
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rompre le cycle menant à l’invasion par l’élevage des zones forestières. La croissance des monocultures d’exportation, à l’instar du soja, a conduit à l’expulsion de nombreux éleveurs occupant ces terres vers d’autres zones, souvent des forêts, lesquelles sont abattues pour faire place au bétail. Différentes mesures permettraient de mettre fin à ce cycle : le contrôle de la déforestation, une réglementation territoriale, la maîtrise de l’espace agricole affecté à la monoculture. Cette dernière mesure portera sur l’organisation prioritaire de la production vers les besoins de chaque pays et région plutôt que vers la satisfaction des marchés mondiaux ;
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promouvoir une production écologique, peu émettrice de carbone. En transition, les pratiques productives utilisent des variétés reconnues comme organiques, écologiques ou ne nécessitant que peu d’intrants. D’où un recours limité aux machines et aux engrais, un contrôle biologique des épidémies, la pratique de la polyculture, l’adaptation aux conditions climatiques, des eaux et du sol, spécifiques à chaque région, ainsi que l’éradication des plantes transgéniques. Dans le cas de l’élevage, l’on privilégiera une production organique, de pâturage, dans des milieux de savanes ou de prairies originelles, ou dans des espaces boisés ouverts. L’élevage de bétail élevé et alimenté exclusivement en étable sera découragé et, dans tous les cas, l’utilisation de sources d’énergie endogènes (biogaz, biomasse, biocombustibles) produites de manière durable sera stimulée.
Politiques internationales
Autonomie face à la globalisation
Les différentes mesures transitionnelles proposées ici supposent bien sûr une certaine autonomie par rapport aux marchés internationaux, laquelle permettrait de prendre distance par rapport à la globalisation. Il s’agira surtout ici de réorienter la production énergétique vers les besoins internes. Dans le cas des produits de l’agriculture et de l’élevage, la priorité sera accordée aux besoins alimentaires nationaux et régionaux. Dans les deux cas, les échanges sur le marché international ne seront pas exclus, mais orientés prioritairement vers les pays voisins plutôt que sur le marché global.
Ce découplage sélectif par rapport à la globalisation permettra de récupérer des marges de manœuvre dans le choix des biens que l’on consent à exporter, et de négocier les conditions mêmes du commerce international, celles des investissements et d’autres aspects relatifs aux flux de capitaux. L’on ne parle pas ici d’un isolement commercial vis-à-vis de la globalisation, mais d’une déconnexion par rapport à des flux financiers préjudiciables à la région, laquelle maintiendrait ceux qui lui sont avantageux.
Autonomie régionale
En transition, on se focalisera surtout sur l’intégration productive et commerciale entre pays voisins. Toutefois, les traits de cette intégration sont très différents de ceux défendus et pratiqués actuellement. Les mesures transitionnelles présentées ci-dessus démontrent à l’évidence que les ressources énergétiques, de même que les produits agricoles et ceux de l’élevage, feront l’objet d’un commerce intense entre les pays ando-amazoniens. Les systèmes d’oléoducs et de gazoducs qui, jusqu’à présent, convergent vers les ports océaniques d’exportation devront à l’avenir répondre à cette nouvelle répartition des ressources.
Cela requiert des politiques communes dans le domaine de l’énergie et de l’agriculture, un nouveau modèle d’articulation des infrastructures et, donc, l’abandon des stratégies telles que celles promues par l’IIRSA. Cette vision fera du partage des ressources énergétiques et alimentaires au niveau régional sa priorité. Actuellement les accords régionaux (Communauté andine ou Mercosur) ou continentaux (Unasur) ne poursuivent pas de telles politiques communes.
La poursuite de ce type d’intégration est d’une importance vitale pour la construction de politiques industrielles communes. Celles-ci constituent les maillons d’une chaîne destinée à favoriser dans ce domaine une redistribution équitable sur le plan de l’accès à l’emploi, des innovations technologiques, etc. Cette chaîne s’appliquera en outre à de nouveaux secteurs : il ne s’agit pas seulement de produire sous contrainte de faibles émissions de carbone ou d’obtenir une efficience accrue en consommation d’énergie par unité de production ; cela concerne aussi le type de biens fabriqués. Dans les mesures transitionnelles décrites plus haut, il est demandé que la chaîne de l’industrie automobile soit davantage centrée sur la production de bus que sur celle des voitures à usage personnel.
Le cadre de l’intégration régionale est actuellement très limité par rapport à ces changements, puisque dans la pratique il ne porte sur les exportations de matières premières que dans une perspective mondiale. Dès lors, notre proposition transitionnelle est de s’acheminer vers un régionalisme autonome par rapport à cette mondialisation.
Construire des voies de sortie
La situation engendrée par le changement climatique est grave. Les rapports successifs du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) montrent clairement que la dimension du problème est croissante, que les mesures prises jusqu’ici sont insuffisantes et que l’impact est probablement plus alarmant que ce qui était prévu à l’origine. La situation apparaît si dramatique qu’un appel à atteindre un bilan zéro de nouvelles émissions de carbone dans un futur proche a été lancé.
Cet appel et l’adoption impérieuse des autres mesures transitionnelles décrites dans cet article sont des plus urgents. À l’évidence, la mise en œuvre de ces mesures ne sera pas facile, les obstacles politiques et culturels étant nombreux. Il n’en reste pas moins que de profonds changements ont été impulsés sur notre continent au cours des dernières années et de solides barrières ont été levées (par exemple l’abandon des approches néolibérales dans plusieurs pays). Certains de ces changements étaient d’ailleurs totalement inattendus, à l’instar de la promotion du buen vivir et de l’inscription dans la constitution des droits de la nature. Cela prouve que la particularité latino-américaine rend des choix alternatifs possibles.
Il nous faut encore ici souligner la nécessité de promouvoir un changement d’attitude dans le cadre des négociations internationales sur le changement climatique, tant de la part des gouvernements que de la part de la société civile. Continuer à retarder des mesures spécifiques au continent dans l’espoir d’un accord total associant toutes les nations n’a pas de sens. À supposer qu’un consensus soit atteint, il accouchera de mesures très insuffisantes pour lutter contre le changement climatique. De même, cesser de prendre des mesures nationales ou régionales, parce qu’on espère une aide économique des pays industrialisés ou qu’on exige d’abord de ceux-ci qu’ils polluent moins pour nous permettre de polluer plus, est absurde.
Par rapport au changement climatique, la région se doit de prendre le leadership dans l’adoption de ces mesures transitionnelles et, pour ce faire, promouvoir des actions spécifiques, innovantes et d’avant-garde, au lieu de centrer son discours sur des demandes d’aide ou des récriminations. Il ne suffit pas d’invoquer la « Terre Mère planétaire » dans des instances comme celle des Nations unies, mais de présenter des exemples concrets de protection de la « Pacha Mama » dans chacun des pays. Il s’agit de prendre acte des initiatives de changement débattues au sein du continent. Nous ne sommes pas en manque d’expérimentations alternatives en matière d’utilisation durable des ressources naturelles.
Ces changements ne sont pas uniquement de nature politique au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire centrés sur le rôle des gouvernements. Ils exigent des mutations culturelles considérables. Celles-ci concernent notre soif de consommation ou les implicites véhiculés à propos de la qualité de vie. La transition se doit d’être profondément démocratique. Mais elle ne doit pas nous empêcher de reconnaître son urgence, son caractère essentiel et la nécessité de l’entreprendre au plus vite, afin d’être en mesure d’affronter le changement climatique.
Gerardo Honty et Eduardo Gudynas4
Traduction de l’espagnol : Ignace Hecquet
Alternatives Sud : Changer le modèle. Ici et maintenant ?
CentreTricontinental et Editions Syllepse
http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_24_iprod_678-changer-le-modele.html
Louvain-la-Neuve (Belgique) et Paris 2016, 180 pages, 13 euros
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Bibliographie
Agence internationale de l’énergie (AIE) (2009), World Energy Outlook 2009, Paris, OCDE/IEA.
Alayza A. et Gudynas E. (dir.) (2012), Transiciones y alternativas al extractivismo en la región andina, Lima, RedGE, Cepe et Claes.
BP (2013), Statistical Review of World Energy, www.bp.com/statisticalreview.
CEPAL (2014), The economics of climate change in Latin America and the Caribbean : paradoxes and challenges, Santiago de Chile.
Conseil mondial de l’énergie (WEC) (2004), Energy Efficiency : A Worldwide Review. Indicators, Policies, Evaluation, Londres.
FAO (2011), Energy-Smart Food for People and Climate, Rome, Issue Paper.
Honty G. (2014), « Limites de las energías renovables », Ecuador Debate, n° 92, août.
PNUE (2011), Hacia una economía verde. Guía para el desarrollo sostenible y la erradicación de la pobreza. Síntesis para los encargados de la formulación de políticas. www.unep.org/greeneconomy.
Stern N. (2007), El Informe Stern. La verdad del cambio climático, Barcelone, Paidós.
1. Article paru dans G. Honty et E. Gudynas, Cambio climático y transiciones al buen vivir, Lima, RedGE/CLAES, décembre 2014, sous le titre : « Alternativas al Desarrollo y Transiciones ».
2. Le cérium, le cobalt, le cuivre, le dysprosium, l’europium, l’indium, l’yttrium, le lanthane, le néodyme, la platine, le sélénium, le tellure et le terbium sont quelques-uns des matériaux utilisés dont les réserves sont jugées « critiques » ou « rares ».
3. Le premier à constater ce phénomène fut William Stanley Jevons (The Coal Question, 1865). Il nota que les progrès technologiques permettant un meilleur rendement du charbon dans les machines à vapeur ne diminuaient pas sa consommation, mais au contraire l’augmentait.
4.. Chercheurs du Centre latino-américain d’écologie sociale (CLAES), Montevideo, Uruguay.