Introduction de Roland Pfefferkorn à son livre : Genre et rapports sociaux de sexe

Avec l’aimable autorisation de l’auteur
et des Editions Syllepse et Page2

Des concepts pour penser les rapports inégalitaires entre hommes et femmes

unepfefferkorn1C’est au cours de la seconde moitié du XXe siècle que la lente marche vers l’égalité entre les hommes et les femmes a commencé à modifier la situation de ces dernières à l’intérieur des formations sociales capitalistes « développées». Au regard de la loi, en France comme dans nombre d’autres pays, les femmes semblent à présent être les égales des hommes, ce qui était loin d’être le cas pendant très longtemps. Le droit de vote n’a été obtenu qu’en 1944, en France, quelques décennies après les campagnes menées par les féministes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle alors qualifiées de « suffragettes ». Au cours des années 1970-1976, la seconde vague du mouvement des femmes a rendu possibles des avancées quant au droit des femmes à disposer de leur propre corps : elle a notamment permis de rendre effectif le droit à la contraception voté en France en 1967 et d’arracher la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse, votée une première fois en 1975, sous conditions et à titre provisoire pour cinq ans, définitivement fin 1979. Le mouvement des femmes a, de même, contribué à la modification des régimes matrimoniaux et parentaux. La scolarisation massive des filles, le développement de l’activité professionnelle des femmes et la maîtrise de la fécondité ont participé structurellement à la transformation des rapports entre les femmes et les hommes au cours des dernières décennies. Cependant, des inégalités persistent dans de très nombreux domaines, dans la sphère privée comme dans l’espace public ou l’activité professionnelle1. Le taux d’activité des femmes est très variable selon les pays, les régions ou les catégories sociales, sans compter les freins, voire les vents contraires, qui ne manquent pas de se manifester.

Le mouvement des femmes a été à l’origine d’une effervescence théorique qui s’est traduite par la production d’un corpus de concepts extrêmement riche. Ces élaborations ont permis de rompre avec l’idéologie de la complémentarité « naturelle » des sexes, de penser les rapports antagoniques entre le groupe des hommes et celui des femmes dans le but de les transformer. Dans une première phase furent dégagés, entre autres, les concepts de patriarcat, de mode de production domestique, de travail domestique, de travail productif et reproductif, d’articulation production / reproduction et de division sexuelle du travail, sans compter ceux de sexe social, sexage, classe de sexe. Par la suite, les concepts de genre et de rapports sociaux de sexe marqueront le paysage théorique. C’est à la présentation de ce corpus de concepts qu’est consacré le présent volume. L’objectif est de rendre compte de la diversité, de la richesse et des limites des analyses produites par les différents courants et auteures féministes et de rappeler quelques-uns des débats qui ont traversé le mouvement des femmes.

1. Freins et obstacles au mouvement vers l’égalité

Depuis plus de trois décennies les femmes font les frais du tournant néolibéral, et surtout de la remise en cause des services publics et de l’Etat social, à trois titres. D’abord comme travailleuses de ces secteurs, tout comme leurs collègues masculins, elles font face à une dégradation de leurs conditions de travail, voire à la disparition pure et simple de leur emploi sous l’effet de la privatisation ou des mouvements de compression de personnel. Ensuite comme bénéficiaires de certains programmes sociaux en voie de détérioration ou de disparition : disparition de certains services de « garde » des jeunes enfants dans les pays de l’Est européen, remplacement du welfare par le workfare dans plusieurs pays, etc. Enfin, comme substituts aux services publics défaillants, les femmes doivent assumer une part croissante de la prise en charge des personnes dépendantes (enfants, personnes âgées, personnes handicapées, personnes malades).

Les femmes qui sont affectées à ces travaux sont en outre de plus en plus souvent des migrantes venues de pays pauvres. Il faut donc prendre en compte, dans l’analyse des changements intervenus, cette « chaîne internationale du care », qui se traduit par l’arrivée massive de femmes venant, selon les pays de destination, du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, de Turquie, des pays de l’Est européen, d’Amérique latine ou d’Asie du Sud-Est, notamment des Philippines. Dans les pays « riches » ces femmes prennent en charge une part croissante des travaux liés aux soins, à la sollicitude et, plus largement, à l’entretien des personnes et des locaux. Elles travaillent au domicile des ménages des catégories supérieures, voire moyennes, comme femmes de ménage, baby-sitters, aides auprès de personnes âgées ou travailleuses salariées, presque toujours mal rémunérées, mais aussi dans les hôpitaux, maisons de retraite ou hôtels, sans compter celles qui vendent des services sexuels2.

Les freins et les vents contraires viennent, d’une part, des milieux religieux conservateurs (toutes les religions sont ici concernées) qui cherchent à brider la liberté reproductive et l’autonomie personnelle des femmes comme à encadrer leur accès à l’éducation, à la formation et à l’emploi. D’autre part, certains milieux libéraux, qui se présentent parfois comme « postféministes » et qui s’appuient sur l’idée que l’égalité serait d’ores et déjà advenue, se dressent plus particulièrement contre l’émancipation des femmes du monde populaire3. A les entendre, les luttes féministes auraient porté leurs fruits et les inégalités statistiques que l’on peut encore constater entre les hommes et les femmes seraient appelées à disparaître sous l’effet de l’évolution « naturelle » des sociétés occidentales. Ce présupposé leur permet de rejeter l’idée d’une lutte toujours nécessaire pour avancer vers l’égalité. De tels points de vue sont exprimés dans les magazines ou sur les plateaux de télévision, parfois avec une rhétorique explicitement sexiste, le plus souvent de manière insidieuse. Les inégalités résiduelles ne seraient plus qu’anecdotiques ou alors ne concerneraient que le monde populaire et plus précisément les populations originaires de pays à tradition musulmane, un ailleurs globalement considéré comme rétrograde ou barbare4. Cette racisation du sexisme s’effectue principalement en considérant les violences sexistes comme spécifiques aux groupes stigmatisés et comme relevant du culturel5. Cette forme d’antiféminisme larvé s’accompagne en outre, depuis quelques années, de la montée de prises de position clairement racistes. Le « débat » politico-médiatique sur le voile conduit à réduire le sexisme ordinaire des Français « sans origine » à peu de chose, seuls les migrants originaires de contrées musulmanes, ou leurs descendants, étant, aux yeux de certains, concernés par des pratiques patriarcales insupportables6.

Le mouvement vers une égalité réelle entre hommes et femmes apparaît bien comme partiel et contradictoire, les avancées en droit et en fait étant contrebalancées par des stagnations, voire des reculs. Il suffit de penser à l’activité professionnelle des femmes au regard de celle des hommes7, à la question dite de la « conciliation » entre vie professionnelle et vie familiale8, à la situation des femmes dans l’espace public9, dans la vie politique10 ou à celle des violences faites aux femmes11. Par contre, les avancées théoriques pour penser la situation inégalitaire entre les hommes et les femmes, et plus précisément l’oppression de ces dernières ont été considérables.

2. Vers l’émergence du genre et des rapports sociaux de sexe

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la philosophe Simone de Beauvoir consacre une étude à la fois novatrice et foisonnante à « la partie féminine de l’humanité »12. Le deuxième sexe ouvre le débat sur la sexualité des femmes et la contraception, thème considéré comme relevant du domaine personnel et totalement refoulé jusqu’alors. En abordant publiquement un thème tabou supposé relever exclusivement de l’intime, elle déstabilise l’ordre familial et remet en cause les frontières du public et du privé. Le privé et la sexualité deviennent dès lors politiques. Malgré l’émergence, après la Libération, de l’existentialisme sartrien, le contexte n’est guère propice à un accueil favorable. En dépit d’une rupture épistémologique inachevée avec le naturalisme13, la formule choc du Deuxième sexe : « On ne naît pas femme, on le devient » contribuera au dépassement des représentations ordinaires de ce que sont les sexes, féminin et masculin, représentations précisément marquées par un biologisme et un naturalisme fonciers, par la croyance que l’on est homme ou femme par la grâce de la nature.

Dans les sciences sociales, malgré la présence de la « variable sexe» dans différentes enquêtes quantitatives dès le XIXe siècle, puis son usage systématique plus tard en démographie ou en sociologie de la famille, la dimension sexuée reste longtemps au second plan, quand elle n’est pas absente, en tant qu’axe stratégique de réflexion et d’investigation14. Un tel constat se vérifie tout au long du XIXe et de l’essentiel du XXe siècle tant dans les différentes disciplines des sciences sociales qu’au sein des grands courants paradigmatiques, peu sensibles (c’est un euphémisme) à l’émergence et au développement d’une pensée critique autour de la question des rapports entre hommes et femmes15.

Les écrits critiques n’ont pourtant pas manqué. Nombreuses ont été les femmes à contribuer à développer une réflexion et une action féministes, d’Olympes de Gouges, décapitée sous la Révolution, à Flora Tristan ou LouiseMichel, de Mary Wollstonecraft à Madeleine Pelletier, d’Alexandra Kollontaï à Betty Friedan, de Simone de Beauvoir à Germaine Greer. Par contre, bien rares sont les hommes à écrire et à agir contre l’oppression des femmes. Certes Montaigne affirmait en 1588 que « les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles »16. Le philosophe Poulain de la Barre, en 1673 dans De l’égalité des deux sexes17, réitérait le constat : « Et dans ce qui concerne la condition présente des femmes, on aurait reconnu qu’elles n’ont été assujetties que par la Loi du plus fort. » Condorcet plaidait dès 1790 en faveur de « l’admission des femmes au droit de cité »18. Et au XIXe siècle quelques auteurs comme John Stuart Mill, Charles Fourier, August Bebel, Georg Simmel ou Friedrich Engels ont choisi par conviction la cause des femmes19.

Par exemple, Engels a clairement mis l’accent sur l’objectif de l’égalité entre hommes et femmes, même s’il n’envisageait pas tous les aspects à prendre en compte. Son analyse présente des limites dues à l’état des connaissances de son temps et à son adhésion à une conception normative assez traditionnelle des rapports entre hommes et femmes. Ces raisons expliquent certaines des réserves des féministes des années 1970 à l’encontre de son livre. Par exemple, si Gayle Rubin salue son analyse cohérente de nombreux aspects de la vie sociale, elle estime que « la mutuelle interdépendance de la sexualité, de l’économie et de la politique »20 n’est pas suffisamment reconnue. L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat reste pourtant l’un des textes qui a exercé une influence durable. Il permet de montrer en quoi l’oppression de classe se combine avec l’oppression des femmes, comment les deux se renforcent et comment la lutte contre une oppression peut contribuer à affaiblir l’autre. Enfin et surtout, son apport essentiel a été de montrer que l’asservissement des femmes n’est pas une donnée « naturelle », mais bien le produit de rapports historiques et sociaux.

L’approche d’Engels est cependant novatrice dès lors qu’on la compare avec les positions dominantes de son temps, celles des hommes d’Eglise, d’autres socialistes, tel Proudhon, ou celles du fondateur de la sociologie française. Durkheim théorise en effet avec détermination « la complémentarité fonctionnelle des hommes et des femmes au sein de la famille ainsi que le partage des sphères privée et publique. Il est pour l’essentiel incapable de penser les conflits au sein de la société conjugale. Ses préceptes méthodologiques ne lui ont pas permis de déconstruire les « évidences naturelles ». »21 « Une conception naturalisée des rapports sociaux de sexe est omniprésente dans l’Année sociologique », remarque aussi Hélène Charron22. Dans les sciences sociales, la prise en compte du « sexe social » comme variable structurante se fera attendre. Elle n’intervient pas en tant que telle dans la littérature sociologique avant les années 1970. Cela a été montré dès 1970 par Nicole-Claude Mathieu : « Le critère de sexe utilisé à tout propos dans les enquêtes de sociologie empirique comme l’une des trois « variables fondamentales » ne possédait aucune cohérence sociologique. […] Il n’existait pas de sociologie des sexes (des deux sexes), sauf dans le domaine de la famille. »23

Dans la sociologie française des années d’après-guerre, la « variable sexe » intervient dans les études portant sur le mariage. L’enquête sur le choix du conjoint dirigée par Alain Girard à la fin des années 1950 avait spectaculairement démontré que ce choix était homogame, c’est-à-dire qu’il s’effectuait dans un milieu social semblable au sien, même en l’absence de contraintes familiales explicites, donc même quand ce choix était réputé « libre » et « dicté par l’amour ». Cette recherche semble croiser la variable « sexe » et la variable « classe ». Mais c’est plutôt la profession du père de la femme qui était mise en rapport avec celle du mari24. De manière analogue, dans un passé encore récent, la construction des catégories statistiques permettant de mener des études portant sur la mobilité sociale ignorait purement et simplement les femmes, les mères, les filles et les épouses. Même quand les enquêtes n’excluaient pas les femmes, les résultats publiés ne s’intéressaient qu’aux hommes. Dominique Merllié et Jean Prévot signalent à ce propos que l’enquête britannique sur la mobilité sociale réalisée en 1949 portait sur les deux sexes, par contre l’analyse de la mobilité n’a été effectuée que sur les hommes de l’échantillon25. L’ouvrage de Claude Thélot paru en 1982 portant sur la position sociale et l’origine familiale s’intitule symptomatiquement Tel père, tel fils ?26 L’enquête française sur la mobilité sociale réalisée en 1985 présente 26 tableaux de mobilité « professionnelle » intergénérationnelle (d’une génération à l’autre) pour les hommes, contre 4 seulement pour les femmes27. La différence de traitement des hommes et des femmes dans cette enquête semble s’expliquer principalement par le choix de la profession du « chef de famille » comme variable explicative centrale de la situation du ménage, choix non véritablement questionné par les chercheurs et considéré comme allant de soi pendant des décennies. Pour objectiver le statut de l’unité sociale de la famille, et dans le cas d’un couple marié, les sociologues retiennent alors toujours l’homme comme chef de famille ou du ménage. Ce choix restrictif avait quelque fondement rationnel au cours des années 1950 : le taux d’activité des femmes mariées était alors tombé à un niveau particulièrement bas. Par contre, il ne manque pas de surprendre en 1985 car le mouvement des femmes a rendu visibles des réalités sexuées qui auparavant restaient invisibles, parce que naturalisées. Il se justifie encore moins après la remontée spectaculaire de l’activité professionnelle des femmes intervenue en France à partir de 1960. La myopie était en tout cas tenace. Au milieu des années 1980 nous sommes à mille lieues d’une prise de conscience féministe au sein des sciences sociales et des institutions d’Etat chargées de produire des données chiffrées significatives. Il faudra attendre la fin du siècle pour que les directives internationales recommandant la construction de statistiques sexuées commencent à être suivies d’effet.

La prise en compte systématique d’autres variables structurantes, en dehors de la variable de classe, a été lente et partielle. L’âge et la génération feront assez tôt leur entrée en sociologie comme variable possédant une certaine cohérence sociologique. Par contre, le sexe, le sexe social bien sûr, construit socialement, et non considéré comme une « variable naturelle », mettra du temps avant de devenir une telle « variable » structurante. Cela ne signifie pas que le sexe est absent dans des études spécifiques. Madeleine Guilbert et ses collaboratrices ont pu recenser en 1977 plus de 1000 références de recherches consacrées au travail et à la « condition féminine » dans les sciences sociales depuis le XIXe siècle. La littérature d’avant la Première Guerre mondiale est même relativement abondante (près de 200 références). Par contre, pour la période de l’entre-deux-guerres, on est frappé par « la rareté relative des titres concernant le travail des femmes »28, tant en ce qui concerne les écrits datant de ces années que les études réalisées postérieurement. Les auteurs n’ont pu trouver que 35 références. L’essentiel des titres recensés dans cet ouvrage porte sur les trente années qui suivent la Seconde Guerre mondiale : plus de 800 références. Le petit nombre de productions intellectuelles centrées sur le travail des femmes semble faire écho au recul tendanciel de l’insertion professionnelle de ces dernières durant l’entre-deux-guerres. Le taux d’activité des femmes régresse en effet globalement de la Première Guerre mondiale à 1960. Ce retrait prend cependant place dans un mouvement de salarisation et d’urbanisation grandissant. Et si tout est mis en oeuvre pendant les années trente, sous Vichy et après la Libération pour retirer les femmes mariées du marché du travail, il n’en reste pas moins que les femmes occupent dès cette époque de plus en plus d’emplois dans la santé, le travail social, l’enseignement, les grands magasins ou les bureaux. A l’opposé, la montée de l’activité professionnelle des femmes à partir de 1960 est accompagnée d’une production exponentielle d’écrits.

Les analyses prenant en compte le sexe social vont se développer très tôt en ethnologie ou en anthropologie, disciplines privilégiant depuis longtemps l’étude des sociétés considérées comme « indifférenciées ». Cependant une analyse fine de la littérature ethnologique des années 1970 montre que beaucoup d’auteurs développent une conception essentiellement biologisante de la « féminité » qui contraste avec une conception sociale de la catégorie masculine29. C’est autour de la parenté entendue comme ensemble de relations définies par la filiation et par l’alliance que sont pensés les rapports entre les sexes (et entre les classes d’âge). Dans cette perspective, les rapports sociaux de sexe (et de génération) deviennent des rapports structurants centraux pour comprendre ces sociétés. La parenté est en effet le principe actif qui règle les relations sociales, ou du moins une partie d’entre elles, dans nombre de sociétés qualifiées aussi de « traditionnelles » ou de « primitives ». Maurice Godelier a montré que dans ces sociétés, ce sont précisément les rapports de parenté qui fonctionnent comme rapports de production et que c’est dans le cadre de ces rapports que les hommes affirment leur pouvoir et leur domination sur les femmes30.

Pour penser la production sociale et historique de l’antagonisme entre « la classe des hommes » et « la classe des femmes » et les inégalités qui en résultent, le concept de rapport social va sous-tendre les élaborations théoriques les plus importantes qui émergeront au cours des années 1970 et 1980. De nombreuses théoriciennes qui se reconnaissent dans le courant matérialiste vont produire un corpus d’analyses et de concepts extrêmement riche31. Ce courant cherche à penser l’antagonisme entre les sexes en privilégiant ses fondements matériels, notamment économiques, sociopolitiques, voire physiques sans négliger pour autant les dimensions symboliques. Il s’est plus particulièrement préoccupé de la manière dont la séparation et la hiérarchisation entre hommes et femmes ont été (et sont) produites socialement et historiquement. C’est dans cette perspective que nous nous situons. Pour ce courant, « les sexes ne sont pas de simples catégories biosociales, mais des classes (au sens marxien) constituées par et dans le rapport de pouvoir des hommes sur les femmes, qui est l’axe même de la définition du genre (et de sa précédence sur le sexe) : le genre construit le sexe »32. Cette effervescence théorique s’accompagnera de nombre de débats, controverses et divergences. Elle débouchera au début des années 1980 sur une approche menée explicitement en termes de rapports sociaux de sexe particulièrement influente dans les sciences sociales en France et dans les pays de langues romanes (Espagne, Brésil, Argentine, Chili…). Les élaborations multidimensionnelles permettant d’articuler rapports sociaux de sexe, de générations ou de « racisation »33 vont se développer très tôt sans forcément avoir d’emblée une grande visibilité. Car la question de l’imbrication des différents rapports sociaux est déjà présente chez la plupart des théoriciennes féministes françaises et anglo-saxonnes des années 197034. Les analyses en termes de rapports sociaux ont aussi mis l’accent sur l’articulation nécessaire entre dimensions objective et subjective notamment afin de pouvoir penser la résistance face à l’oppression et le changement. La dimension objective renvoie par exemple à la place occupée dans la division du travail, la dimension subjective aux représentations ou à la conscience qu’en ont les membres des classes concernés. De ce point de vue, ces analyses ont aussi le mérite de s’écarter de certaines perspectives antérieures parfois marquées par un réductionnisme déterministe qui échoue à penser la résistance et les changements.

Nous assistons parallèlement à partir du début des années 1970 à l’émergence progressive de la catégorie de gender (genre) qui s’affirme sur le plan international, y compris en France depuis le début du siècle35. Le concept de genre permettra aussi d’insister sur le fait que les hommes et les femmes résultent d’une fabrication sociale et qu’ils ne sont en aucun cas réductibles aux sexes biologiques. C’est là son apport incontestable et en ce sens l’apparition du gender dans le contexte anglo-saxon est tout à fait comparable à celle des concepts de sexe social, de sexage ou de rapports sociaux de sexe en France. Cependant, en raison de la polysémie du terme et de son ancrage culturaliste, les interrogations n’ont pas manqué quant à l’intérêt de substituer au concept de rapports sociaux de sexe celui de genre. Pour certaines théoriciennes féministes, le genre prend toutefois un sens assez proche du concept de rapports sociaux de sexe. Mais, dans certains usages, quand la dimension relationnelle est oubliée, voire niée, le genre en arrive à gommer la dimension conflictuelle des rapports entre la classe des hommes et celle des femmes. Et quand l’approche sexuée ou « genrée » est menée sans prendre en compte les autres rapports sociaux, notamment les classes sociales d’appartenance des hommes et des femmes, cette approche peut même contribuer à l’occultation des classes. L’oubli ou le recouvrement des classes peuvent ainsi succéder à la dénégation antérieure des sexes sociaux. Ces remarques montrent a contrario que l’articulation des différents rapports sociaux, rapports de classe, de sexe, de racisation, de génération, est une nécessité pour ne pas tomber dans un tel réductionnisme.

Elles s’adressent donc aussi à ceux qui, à l’opposé, niaient l’existence de rapports sociaux entre sexes et centraient leurs analyses sur les seuls rapports de classe36.

Roland Pfefferkorn

.

Roland Pfefferkorn : Genre et rapports sociaux de sexe
Nouvelle édition, Coédition Syllepse et page2
http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_675-genre-et-rapport-sociaux-de-sexe.html, http://www.page2.ch/page2/
Paris et Lausanne (Suisse) 2016, 150 pages, 11 francs suisses, 10 euros

1 Pour la France un bilan synthétique est proposé par Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, Hommes-Femmes, quelle égalité ?, Paris, Editions de l’Atelier, 2002. Pour une synthèse internationale, voir Isabelle Attané, Carole Brugeilles et Wilfried Rault (sous la direction de), Atlas mondial des femmes. Les paradoxes de l’émancipation, Paris, coédition Autrement, INED, 2015.
2 Jules Falquet, Helena Hirata, Danièle Kergoat, Brahim Labari, Nicky Le Feuvre, Fatou Sow (dir.), Le sexe de la mondialisation. Genre, classe, race et nouvelle division du travail, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
3 Josette Trat, Diane Lamoureux, Roland Pfefferkorn (dir.), L’autonomie des femmes en question. Antiféminisme et résistances en Amérique et en Europe, Paris, L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme, 2006. Anne-Marie Devreux, Diane Lamoureux (coord.), « Les antiféminismes », numéro conjoint, Cahiers du genre, n° 52, 2012 et Recherches féministes, vol. 25, n° 1, 2012.
4 Christine Delphy fait une analyse critique de ce type de positions dans Classer, dominer. Qui sont les autres ?, La fabrique éditions, 2008 ; et « La fabrication de l’« Autre » par le pouvoir. Entretien avec Christine Delphy », Migrations-Sociétés, Vol. 23, n° 133, janvier-février 2011, pp. 57-77.
5 Christelle Hamel, « La sexualité entre sexisme et racisme : les descendant.e.s de migrants originaires du Maghreb et la virginité », Nouvelles Questions féministes, vol. 25, n° 1, 2006, pp. 41-57.
6 Voir Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, Paris, La Découverte, 2015. L’enquête de terrain conduite de 2009 à 2013 dans vingt et une villes européennes par la sociologue Nilüfer Göle propose une mise en perspective remarquable qui bouscule les idées reçues. Elle souligne la diversité et la complexité des pratiques. Voir aussi Heinen Jacqueline, Shara Razavi, « Religion et politique. Les femmes prises au piège », Cahiers du genre, hors-série, Paris, L’Harmattan, 2012.
7 Voir Yvonne Guichard-Claudic, Danièle Kergoat, Alain Vilbrod (dir.), L’inversion du genre. Quand les métiers masculins se conjuguent au féminin… et réciproquement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008. Sophie Devineau, Emmanuelle Annoot, Thierry Dezalay (dir.), Formation, qualification, éducation, emploi. La construction du genre, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, collection Genre à lire… et à penser, 2014 ; Marie Estripeaut-Bourjac et Nicolas Sembel (dir.), Femmes, travail, métiers de l’enseignement : rapports de genre, rapports de classe, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, collection Genre à lire… et à penser, 2014.
8 Voir Jacqueline Heinen, Helena Hirata, Roland Pfefferkorn (dir.), « Etat, Travail, Famille : « Conciliation » ou conflit ? », Cahiers du Genre, n° 48, Paris, L’Harmattan, 2009.
9 Voir Marylène Lieber, Genre, violences et espaces publics – la vulnérabilité des femmes en question, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2008.
10 Voir Bérangère Marques-Pereira et Roland Pfefferkorn (dir.), « Genre, politiques sociales et citoyenneté », Cahiers du genre, numéro hors série, Paris, L’Harmattan, 2010.
11 Voir Maryse Jaspard et équipe Enveff, Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, Paris, La Documentation française, 2003 ; Natacha Chetcuti et Maryse Jaspard (dir.), Violence envers les femmes – Trois pas en avant deux pas en arrière, Paris, L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme, 2007.
12 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, 2 vol., Paris, Gallimard, 1986 [1re éd. 1949].
13 Les scories naturalistes qui subsistent, notamment un biologisme paradoxal, portent cependant la marque de son temps, voir : Françoise Armengaud, « Le matérialisme beauvoirien et la critique du naturalisme : une « rupture épistémologique inachevée » ? », in Christine Delphy, Sylvie Chaperon, Cinquantenaire du deuxième sexe. Colloque international Simone de Beauvoir, Paris, Syllepse, 2002, pp. 23-32.
14 Pour un examen critique récent de la prise en compte de la dimension du sexe et de l’orientation sexuelle dans les enquêtes en sciences sociales, voir par exemple Anne Monjaret, Catherine Pugeault (dir.), Le sexe de l’enquête. Approches sociologiques et anthropologiques, ENS Editions, 2014.
15 Voir Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures,Anne-Marie Devreux, Eleni Varikas (coord.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques, de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, 2010.
16 Montaigne, Essais, III, Paris, Gallimard, folio classique, chapitre 5.
17 François Poulain de la Barre, De l’Egalité des deux sexes, discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés, Paris, Fayard, 1984 (1re éd. : 1673).
18 Condorcet, « Art social sur l’admission des femmes au droit de cité, Journal de la Société de 1789 », n° V-3 juillet 1790, Corpus, revue n° 2, 1986.
19 Voir aussi Ces hommes qui épousèrent la cause des femmes. Dix pionniers britanniques (sous la direction de Martine Monacelli et de Michel Prum), Ivry-sur-Seine, Editions de l’Atelier, 2010.
20 Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe. Transactions sur les femmes et systèmes de sexe / genre », Cahiers du CEDREF, n° 7, 1998 (1re éd. 1975). En ligne : http://cedref.revues.org/171. Voir aussi Josette Trat, « Engels et l’émancipation des femmes », in Georges Labica et Mireille Delbraccio, Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, Paris, PUF, 1997, pp. 175-191
21 Roland Pfefferkorn, « Durkheim et l’unité organique de la société conjugale », in Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux, Eleni Varikas (coord.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques, de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, 2010, p. 50.
22 Hélène Charron, La sociologie entre nature et culture. 1896-1914. Genre et évolution sociale dans l’Année sociologique, Presses universitaires de Laval, Québec, 2011, p. 150.
23 Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Donnemarie, Editions iXe, 2013 [1re éd.: Paris, Editions Côté- femmes, 1991], p. 10.
24 Alain Girard, Le choix du conjoint, 2e édition, Paris, PUF/INED, 1974 (1re édition, Cahiers de l’INED, n° 44, PUF, 1964).
25 Dominique Merllié, Jean Prévot, La mobilité sociale, Paris, La Découverte, collection Repères, 1991, p. 80
26 Claude Thélot, Tel père, tel fils ? Position sociale et origine familiale, Paris, Dunod, 1982.
27 Michel Gollac, Pierre Laulhé, Jeanine Soleilhavoup, « Mobilité sociale. Enquête formation qualification professionnelle de Michel 1985 », Les collections de l’INSEE, série D, 126, 1988.
28 Madeleine Guilbert, Nicole Lowit,Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, Travail et condition féminine, Paris, Editions de la Courtille, 1977, p. 9
29 Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Donnemarie, Editions iXe, 2013 [1re éd.: Paris, Editions Côté- femmes, 1991], pp. 41-68.
30 Maurice Godelier, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.
31 Nous ignorons ici le clivage central qui a traversé le mouvement des femmes et qui a opposé celles qui défendent une « pensée de la différence » à celles qui placent au coeur de leurs revendications l’égalité, même si dans le mouvement réel des idées et des pratiques cette démarcation se présente souvent de manière moins tranchée. Pour les théoriciennes du courant différentialiste il s’agissait, très schématiquement, de faire advenir psychologiquement et socialement la femme dans sa spécificité, c’est-à-dire dans sa différence. A cette fin les représentantes de ce courant valorisaient les caractéristiques des femmes qu’il s’agirait de développer, notamment les particularités anatomiques liées à la reproduction. La pensée essentialiste est au fondement même de ce courant quelles que soient par ailleurs les nuances, entre Luce Irigaray, Julia Kristeva et Hélène Cixous, ou entre Antoinette Fouque et Sylviane Agacinski. En mettant l’accent sur la différence, cette perspective théorique tend à gommer ou à masquer l’opposition et la hiérarchie entre hommes et femmes. L’égalité est rejetée de facto parce qu’elle suppose un alignement indifférencié sur le « masculin » et une mutilation par rapport à l’essence du féminin. C’est le registre de l’opposition identité /différence qui est privilégié. A l’opposé, le courant matérialiste privilégie le registre égalité/ inégalité. L’égalité ne s’oppose donc pas à la différence, elle s’oppose à l’inégalité.
32 Nicole-Claude Mathieu, « Sexe et genre », in Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier (coord.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000, p. 195
33 Nous utilisons ici le néologisme « rapports de racisation » parce que c’est le racisme qui produit les « races ». Dans les années 1970/1980 on parlait aussi de rapports Nord /Sud, cette dernière notion dépassait cependant de loin les seules questions ayant trait au racisme et aux rapports de racisation.
34 Danielle Juteau, « « Nous » les femmes : sur l’indissociable homogénéité et hétérogénéité de la catégorie », in Elise Palomares etArmelle Testenoire (coord.), « Prismes féministes. Qu’est-ce que l’intersectionnalité ? », L’Homme et la société n° 176-177, 2010, pp. 65-81.
35 Une campagne virulente a ciblé en 2013 et 2014 une supposée « théorie du genre ». Cette catégorie polémique n’est pas utilisée par les sociologues ou les chercheures d’autres disciplines parce qu’une telle théorie unifiée n’existe pas. Plus loin, le chapitre 2 montre que les théoriciennes féministes utilisent le concept de genre dans des acceptions fort différentes et le chapitre 3 examine ses principales limites. Cette expression « théorie du genre » a été forgée au Vatican par le cardinal Ratzinger, le futur pape Benoît XVI, alors à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Cette campagne initiée par des réseaux liés à des groupes d’extrême droite et/ou à des groupes religieux, chrétiens ou musulmans, s’attaquait avant tout à l’égalité, plus particulièrement à l’égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi aux droits des minorités sexuelles. Ses instigateurs cherchaient à délégitimer les connaissances scientifiques, notamment celles produites par les sciences sociales, mais aussi à remettre en cause les finalités de l’école où les enseignants ont pour mission d’apprendre à réfléchir sur les stéréotypes associés aux sexes biologiques. Des scientifiques de toutes les disciplines, notamment l’ensemble des associations professionnelles des sciences humaines et sociales et un collectif d’enseignants et chercheurs en biologie et philosophie de la biologie, se sont opposés fermement à cette campagne de dénigrement obscurantiste. Ils ont dénoncé l’usurpation du discours scientifique pour imposer abusivement une idéologie inégalitaire. Voir leurs textes collectifs rassemblés par Raison présente, n° 190, 2e trimestre 2014, pp. 102-108.
36 Nous nous appuyons sur nos travaux antérieurs (voir les références précises à la fin du présent volume : « Du même auteur »), en particulier sur notre livre Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classe, rapports de sexe, Paris, La Dispute, collection Le genre du monde, 2007. La perspective présentée ici est cependant très largement renouvelée.

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

%d blogueurs aiment cette page :