Avec l’aimable autorisation de ContreTemps
Trois phénomènes, dits de société, en apparence non liés, gênent ou étonnent nos contemporains. Tandis que partout dans le monde, les femmes semblent recouvrer le chemin de l’émancipation réelle, le rejet des migrants associé à une montée du racisme et de l’antisémitisme soulève les protestations de toutes celles et ceux qui ne souhaitent pas revenir à la période noire des années 1940 et dont les héritiers gardent les stigmates.
Tout s’oublie et rien ne passe, écrivait Balzac. Ce qui reste cependant est beaucoup plus qu’une trace ou une empreinte, c’est le quotidien de ceux et de celles qui subissent le rejet et le mépris des autres, lesquels se croient chez eux dans un territoire qui leur est commun. Nous le savons, le repli sur soi est la manifestation d’un mal être et d’une insécurité inavouée. Il n’empêche ! La dénégation et l’effacement de l’intolérance, au cours du temps, rendent désormais possible la résurgence répétée, sous des formes actualisées, du racisme, de l’antisémitisme et de la misogynie. Nous payons aujourd’hui le prix de l’absence de questionnement sur le rejet de l’autre. Et, pris dans la nasse du plus ou moins ressemblant, du plus ou moins dominé, nombreux sont ceux qui pensent qu’un camp est plus important qu’un autre. La complexité et la saisie de l’impensable sont généralement laissées sur le palier de la « bonne cause ». C’est ainsi que le soutien apporté à la Palestine supposerait logiquement la non reconnaissance de l’État d’Israël, tandis que le refus du sionisme renverrait à une approbation inconditionnelle des populations adeptes de l’islam. De ce point de vue, la vigilance envers l’antisémitisme apparaît difficilement compatible avec une empathie auprès des héritiers d’une population immigrée que les défenseurs de la cause voudraient entièrement circonscrire à l’intérieur du cercle de l’islam. L’islamophobie telle qu’inspirée par le collectif des Indigènes de la République semble la ligne de partage à partir de laquelle chacun doit choisir son camp. Comme si les antagonismes sociaux devaient être à nouveau pensés au prisme des religions. Le nivellement des aspérités ne laisse aucune place au regard critique de ceux qui se préoccupent d’abord du rejet de l’autre en refusant de hiérarchiser les dominations. Faut-il rappeler le propos tout récent de Leila Shahid : « Tout le monde connaît aujourd’hui le peuple palestinien et personne n’ignore que nous sommes laïcs, même si nous avons des extrémistes comme tout le monde » (L’Orient le Jour, 18 décembre 2017) » ?
Au cœur de cette tension, sans cesse récurrente, le sort des femmes reste décalé. Pourtant l’histoire des dominé.es ou des vaincu.es, quoique dissociée par les commentateurs, a toujours été fortement liée au sein des sociétés du passé. À croire que les effets d’un processus historique, lourd d’un passé mensonger, conduisent immanquablement à sa reproduction. Or, l’antisémitisme, la misogynie et le colonialisme à travers lequel le racisme est renouvelé, plongent, en large part, leurs racines empoisonnées dans un même bain théorico-politique. De la pensée libérale à l’idéologie socialiste, la plupart des théoriciens ont élaboré une certaine idée de l’émancipation des hommes, en excluant une fraction de l’humanité. Le mouvement ouvrier, en particulier, s’est constitué avec l’objectif de libérer les « masses » opprimées, en laissant hors de la portée de ses idéologues les individus jugés étrangers au monde du travail : les femmes et les colonisés. De Pierre Joseph Proudhon à Carl Schmitt, la philosophie politique s’est élaborée sur la base des mêmes outils, des mêmes rejets. À titre d’exemple, l’influence de Proudhon dans le mouvement ouvrier français, au nom du socialisme et de la pertinence de l’analyse de l’étatisme, n’a guère été ralentie par ses jugements sur l’infériorité naturelle de la femme, dont le fonction devait se limiter à la domesticité. Idée communément partagée par la plupart des socialistes français, lesquels furent presque unanimes à justifier le bien-fondé de la colonisation et à considérer comme seconde la question de l’antisémitisme en dépit de l’Affaire Dreyfus. Quant à l’engagement de Carl Schmitt, « antisémite radical » du côté du nazisme, ses prises de position n’empêchent en rien Chantal Mouffe, théoricienne en vogue des mouvements populistes de gauche, à l’instar d’Agamben – référence centrale des collectifs « radicaux » –, d’accorder à ce philosophe une place de choix dans son analyse critique du libéralisme. La certitude de libérer les uns au détriment des autres a malheureusement été à l’origine de deux siècles de malentendus et surtout d’illusions qui se révèlent aujourd’hui par les effets pervers de leur retournement. Quand la servitude volontaire devient l’équivalent de la liberté, on déplore en effet l’inversion des principes libérateurs en leur contraire. Sans doute ne lit-on pas assez les auteurs qui n’ont cessé d’avoir les yeux ouverts, notamment pendant les périodes ou l’oubli devait faire son œuvre. Gunther Anders est de ceux là, lui qui écrivait, dans Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse : « L’antisémitisme d’Hitler n’était pas un attribut du national-socialisme parmi d’autres, mais le moyen de gagner le combat contre la conscience de classe et la lutte de classes. Le principe de la dictature s’énonce ainsi : “Si tu veux un esclave fidèle, offre-lui un sous-esclave” »1. Au sein du mouvement ouvrier, l’égalité a toujours précédé la lutte pour la liberté « réelle », et donc la lutte en faveur de l’émancipation individuelle et collective, notamment au cours d’un XXe siècle qui fut gangrené par les idéologies. La liberté est restée l’apanage de ceux qui déjà la possédaient.
Les femmes en savent quelque chose, elles qui rarement ont confondu identité et égalité. La première bachelière qui s’est glissée dans les rangs des diplômés au sein desquels l’administration n’avait pas prévu l’intrusion du féminin, Julie Daubié, dans les années 1870, a tenté de l’expliquer à ses amis républicains. En vain. Il est vrai que les femmes, au même titre que les prolétaires savaient ce que domination signifiait au quotidien. Elles furent les premières à écrire qu’elles ne devraient leur émancipation qu’à elles-mêmes. Elles l’ont dit et répété tout au long du XIXe siècle et le crièrent à haute et intelligible voix au XXe siècle. On ne les entendait pas. « La révolution dans les mœurs conjugales ne se fait pas à l’encoignure des rues ou sur la place publique pendant trois jours d’un beau soleil, mais elle se fait à toute heure, en tout lieu, dans les loges des Bouffes, dans les cercles d’hiver, dans les promenades d’été, dans les longues nuits qui s’écoulent insipides et froides comme on en compte tant et tant sous l’alcôve maritale… » (Claire Démar, 1833). Écarté de l’espace public et exclu du politique, le devenir des femmes n’a pas été pris en charge par le mouvement ouvrier, pas plus que ne le fut le sort des colonisés. Elles furent d’abord les mères des futurs républicains, puis les épouses des travailleurs, avant d’être considérées pour elles-mêmes dans les rangs d’un mouvement ouvrier qui n’en voulait pas. Aujourd’hui elles retrouvent le chemin de l’émancipation dont elles ne s’étaient jamais détournées. La révolution espérée par Claire Démar au XIXe siècle est en train de s’accomplir, semble-t-il, en ce moment. Elle a commencé comme elle aurait toujours dû le faire, par le début, c’est-à-dire par la lutte en faveur de l’émancipation de la tutelle masculine qui s’exerce d’abord par l’appropriation du corps de l’autre. Mais tandis que les glissements successifs d’un mouvement ouvrier organisé par une avant-garde – laquelle imaginait libérer le prolétariat de l’exploitatio – ont abouti à une impasse, on a oublié que le prolétaire, selon la juste lecture de Marx, ne devait son émancipation qu’à lui-même. On a oublié les avertissements d’un James qui, dans les Jacobins Noirs, décrivait ce que les tortures infligées aux esclaves faisaient au corps et à l’esprit des Noirs. On a oublié les colères salvatrices d’un Fanon. Ce que la recherche engagée et l’expérience associative aujourd’hui redécouvrent. Ce qui manque encore, c’est un large détour par le passé afin de comprendre comment le choix de l’un – l’homme travailleur –, au détriment de l’autre – l’étranger, le colonisé, et leur femme –, a conduit à s’exempter d’une réflexion sur la nécessaire émancipation de tous et toutes. André Léo, une communarde, expliquait à ses congénères que le travailleur ne serait pas libre tant que sa femme ne le serait pas. Sans même nous étendre sur la priorité accordée à la prise du pouvoir d’État, et la substitution du parti à l’auto-organisation des travailleurs… Les idéologies et les pratiques d’hier ont largement contribué à effacer l’idée même d’émancipation que l’on redécouvre aujourd’hui.
Seules les marges ont résisté. Et ce qui a subsisté, ce sont précisément les déchets négligés, le racisme, l’antisémitisme et le rejet de l’autre. Les marges d’autrefois débordent aujourd’hui à défaut d’avoir été prises en charge. Combien de temps a-t-il fallu pour reconnaître les exactions de l’esclavage dans les colonies ? Combien de temps a-t-il fallu pour reconnaître les tueries du 17 octobre 1961 et les malfaisances de la torture en Algérie ? Combien de temps a-t-il fallu pour que l’on reconnaisse, en France, la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs ? On a laissé se développer le ressentiment à l’encontre d’une République et d’un socialisme monocolore. À défaut d’une réflexion collective et d’un retour critique sur le passé, ce ressentiment s’exercera sur l’autre encore décrié par une majorité oublieuse qui croit que le « devoir de mémoire » suffit à se dédouaner. En l’absence d’une prise en considération de cette histoire par la collectivité, il n’y aura pas de communauté plurielle possible. Entre la repentance et la victimisation des hommes, combien de temps faudra-il pour que les pratiques et leurs effets ne soient plus confondus ? Pour qu’enfin l’héritage des crimes du passé soit pensé et la parole du descendant du colonisé entendue…
Le mouvement individuel et collectif contre le harcèlement sexuel et les violences faites aux femmes, malgré son extraordinaire puissance critique, s’éteindra s’il n’est pas associé à la déconstruction historique de l’autre domination issue du racisme et de l’antisémitisme. Il subira bientôt l’ire de ceux qui, s’estimant dominés, veulent conserver la puissance masculine dont ils tirent une identité factice face à l’ennemi qui leur ressemble. Il ne s’agit pas ici d’une question de culture, mais d’une question de pouvoir, laquelle est également partagée dans tous les pays.
Aujourd’hui, la prise de conscience collective des femmes anticipe sur le devenir d’une émancipation encore plus large. Mais si la réflexion collective ne se politise ni ne se théorise pour un large public, en s’inspirant des nombreuses études sur la question issues précisément des études de genre, dont l’intersectionnalité 2, gageons que la voix des femmes sera bientôt rendue silencieuse. La mise en cause d’un habitus, associée aux révoltes silencieuses de ceux qui furent humiliés, est un cocktail riche de possibles car inintégrable au système néolibéral dont la publicité exprime lisiblement les procédés. Tout peut être récupérable par ces firmes au service de la servitude volontaire, exceptée la lucidité collective quant au fétichisme de la marchandise !
Michèle Riot-Sarcey
Michèle Riot-Sarcey est historienne. Elle a publié récemment Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle, Éditions La Découverte.
Le présent texte est la version intégrale d’une contribution publiée dans les colonnes du journal Le Monde.
De l’auteure :
Violences faites aux femmes : La liberté d’importuner ? – « Mesdames, ne confondez pas les jeux de rôle de salon avec la vie réelle », violences-faites-aux-femmes-la-liberte-dimportuner-mesdames-ne-confondez-pas-les-jeux-de-role-de-salon-avec-la-vie-reelle/
Leçon inaugurale, prononcée le 11 juillet à Montpellier à l’occasion des trente ans des rendez-vous de Pétrarque, lecon-inaugurale-prononcee-le-11-juillet-a-montpellier-a-loccasion-des-trente-ans-des-rendez-vous-de-petrarque-par-michele-riot-sarcey/
La référence au passé est le moteur de l’histoire, la-reference-au-passe-est-le-moteur-de-lhistoire/
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Notes de lecture :
Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, linsurrection-ouvre-le-devenir-social-vers-un-possible-inimaginable-jusqualors/
Maurizio Gribaudi et Michèle Riot-Sarcey : 1848 la révolution oubliée : la-memoire-ouvriere-fut-enfouie-sous-les-decombres-de-la-republique-tout-court/
Note de lecture de ce n° de ContreTemps : laccommodement-aux-normes-englue-la-transformation-dans-lordre-existant/
1 Günter Anders. Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse. Entretien avec Mathias Greffrath, 1979, traduction française, Christophe David, Éditions Allia, 2010, p. 63.
2 Notion définissant le cumul de plusieurs dominations.
“Si tu veux un esclave fidèle, offre-lui un sous-esclave” »
C’est tout à fait ça. Pour lutter efficacement contre la domination, il faut lutter contre toutes les dominations, n’en accepter aucune.