« Die österreichische Revolution » (La révolution autrichienne) comporte 290 pages (imprimées serrées !). Parution en 1923 à Vienne aux éditions du parti social-démocrate « Wiener Volksbuchhandlung ».
La première partie (Guerre et révolution : 70 pages) sera mise en ligne prochainement par chapitre.
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Préface à Die österreichische Revolution (La révolution autrichienne) : https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/12/preface-a-die-osterreichische-revolution-la-revolution-autrichienne-dotto-bauer/
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1. Les Slaves du sud et la guerre : https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/21/les-slaves-du-sud-et-la-guerre/
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2. Les Tchèques et l’Empire
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3. Les Polonais et les puissances centrales
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4. L’Autriche allemande et la guerre
Ainsi que la critique acérée de Roman Rosdolsky du 4ème chapitre.
2 Les Tchèques et l’Empire
C’est la révolution yougoslave qui a poussé l’empire des Habsbourg à entrer en guerre. C’est la guerre qui a allumé l’étincelle de la révolution tchèque. De tous les mouvements révolutionnaires nationaux que la guerre a suscités en Autriche-Hongrie, le plus puissant, le plus lourd de conséquences, a été celui des Tchèques. C’est lui qui a décidé du sort de la monarchie autrichienne.
L’aggravation des conflits entre Tchèques et Allemands était déjà l’un des mobiles structurants de la politique étrangère, de ceux qui ont fini par déboucher sur la guerre. Depuis les années 90, les luttes nationales à l’intérieur même de l’Autriche, et parmi elles, en tout premier lieu celle qui opposait Allemands et Tchèques, avaient pris de plus en plus d’importance, et revêtaient des formes de plus en plus menaçantes. Depuis 1897, le parlement était paralysé par l’obstruction nationale, l’administration bureaucratique était minée par les antagonismes nationaux sévissant dans le corps même des fonctionnaires, et la stabilité de l’armée elle-même était de moins en moins à l’abri des luttes nationales. Ces phénomènes de désintégration poussèrent le régime à chercher une solution de force. À la cour de François-Ferdinand, on travaillait déjà depuis longtemps à un projet de coup d’État militaire contre la Constitution de décembre 1867, que les luttes nationales avaient dans les faits déjà rendue impraticable. D’abord écraser militairement les Yougoslaves, mettre ensuite à profit la victoire et le succès politique qui en découlerait pour octroyer une nouvelle Constitution et intégrer de force les nations rebelles dans un empire réorganisé, voilà quelles étaient les lignes de force du projet du parti militaire qui militait depuis 1907 pour l’entrée en guerre. La révolution nationale n’a pas été seulement le résultat, mais aussi la cause de la guerre. En effet, elle a commencé bien avant 1918, et au fond, dès 1897.
À la base de cette révolution nationale, il y avait l’éveil de la petite-bourgeoisie, de la paysannerie et du monde ouvrier et leur accession à une vie politique autonome. L’architecture de l’État autrichien se maintint telle quelle sans secousses tant que, dans les peuples qui le composaient, la vie publique resta l’apanage d’une mince couche supérieure de la société, celui de la noblesse féodale et de la grande bourgeoisie. Mais avec la démocratisation et l’accès des masses populaires elles-mêmes à la vie publique, les luttes nationales se mirent à la miner. Ce n’est pas un hasard si c’est précisément le parlement élu en 1897, le premier à être issu au moins en partie du suffrage universel, qui a vu se déclencher la période des obstructions nationales, une situation dont le parlementarisme autrichien n’est depuis lors plus jamais parvenu à s’extirper. C’est cette auto-dissolution du parlementarisme autrichien par l’obstruction nationale qui a été le vrai début de la révolution nationale.
De 1860 à 1890, la vie politique autrichienne était dominée par l’antagonisme entre d’une part la grande-bourgeoisie centraliste et d’autre part la noblesse féodale fédéraliste. La grande-bourgeoisie était représentée par les partis libéraux-allemands. La noblesse fédéraliste regroupait sous sa direction les cléricaux allemands, les Vieux-Tchèques et les Slaves du sud. Nul clivage national là-dedans, il y avait des Allemands d’un côté comme de l’autre. La bourgeoisie libérale était allemande, mais les associés cléricaux de la noblesse féodale l’étaient aussi. Les deux partis étaient l’un et l’autre des Autrichiens loyaux. La querelle avait pour objet, non pas l’existence de l’État autrichien, mais sa Constitution. La bourgeoisie libérale-allemande se considérait comme le seul parti soutenant vraiment l’État. Sa tâche principale était, à ses propres yeux, de défendre l’unité de l’État autrichien contre les projets désagrégateurs des fédéralistes. Quoique adepte du fédéralisme et dans le même camp que la noblesse féodale, la bourgeoisie Vieux-Tchèques n’en était alors pas moins pro-autrichienne. En effet, avec l’existence d’un empire allemand puissant, la dissolution de l’État autrichien ne pouvait que signifier l’incorporation dans le Reich des anciens pays de la Confédération germanique situés entre les Monts des Géants et l’Adriatique, et donc la soumission des territoires tchèques à la domination allemande. C’est cette crainte qui, déjà en 1848, avait déterminé les Tchèques à prendre parti contre les révolutions nationales des Allemands, des Magyars et des Italiens. Palacký écrivait qu’il aurait fallu inventer l’Autriche si elle n’avait pas déjà existé.
Mais les années 80 virent grandir les oppositions dans le camp allemand comme dans le camp tchèque, d’un côté opposition à la direction de la grande-bourgeoisie, de l’autre opposition à celle de la noblesse. De 1878 à 1885, celle-ci avait acheté le soutien des Tchèques au prix de concessions nationales : développement de l’enseignement tchèque, augmentation continue du nombre de fonctionnaires tchèques, extension de l’usage du tchèque dans l’administration et les tribunaux, et de nombreuses municipalités auparavant dirigées par la grande-bourgeoisie allemande étaient passées aux mains des petits-bourgeois tchèques. Le libéralisme allemand avait espéré que le compromis de 1867 assurerait la prééminence de la bourgeoisie allemande en Autriche, comme il assurait celle de la gentry magyare en Hongrie. Mais dans les années 80, elle dut constater qu’elle n’avait pas les moyens d’assurer sa suprématie sur une population majoritairement slave. Cette désillusion engendra dans la jeunesse allemande les débuts d’un mouvement irrédentiste qui rêvait de sauver l’Autriche allemande en l’intégrant à l’empire des Hohenzollern. L’hostilité de l’intelligentsia allemande envers le régime féodalo-clérical se radicalisait et tournait à une remise en cause de l’État autrichien en tant que tel. Les partis nationaux-allemands en voie de formation opposaient, en se démarquant consciemment des libéraux noirs et jaunes, l’intérêt national du peuple allemand à l’intérêt de l’État autrichien. « Dans la lutte pour les droits nationaux des Allemands, nous ne voulons rien considérer que les intérêts nationaux eux-mêmes », déclarait le programme de l’association nationale-allemande après les élections de 1885. Les succès du mouvement national-allemand effrayèrent la Cour. Pour ne pas irriter les consciences nationales des Allemands, on commença à être plus parcimonieux dans les concessions nationales aux Tchèques. Les Vieux-Tchèques continuaient à soutenir le régime féodalo-clérical, mais sans contrepartie, ce qui renforçait chez les Tchèques la résistance à cette politique. Parallèlement au mouvement national-allemand contre la grande bourgeoisie libérale se développait le mouvement Jeune-Tchèque contre la politique des Vieux-Tchèques de soutien au régime féodal. Aux élections régionales de Bohème en 1889, les Vieux-Tchèques furent balayés par les Jeunes-Tchèques. Ce faisant, la bourgeoisie tchèque s’était émancipée de la direction féodale. Le « cercle de fer » qui avait regroupé les partis fédéralistes sous une direction féodale, était brisé.
En même temps, la classe ouvrière se soulevait elle aussi. En 1880, elle engageait la bataille pour conquérir le droit de vote. Celle-ci eut pour premier résultat la réforme électorale de 1896. Le nouveau parlement qui se réunit en 1897 n’était en rien comparable aux précédents. Les libéraux avaient cédé la place aux Nationaux-allemands et aux Chrétiens-sociaux, les Vieux-Tchèques avaient été éliminés par les Jeunes-Tchèques. Le gouvernement Badeni tenta néanmoins encore une fois de rétablir l’ancien régime, la coalition des partis fédéralistes sous direction féodale. Il acheta les Jeunes-Tchèques avec ses décrets sur les langues de la même manière que Taaffe1en 1880 avait acheté les Vieux-Tchèques avec les décrets linguistiques de Stremayr. Mais Badeni2avait d’autres adversaires que Taaffe. Les partis nationaux-allemands répondirent aux décrets sur les langues avec une obstruction tapageuse empêchant tout travail parlementaire et électrisant les masses populaires. Quand Badeni voulut briser l’obstruction par la force, les social-démocrates firent éclater le parlement. Quand Thun3remplaça le parlementarisme détruit par l’absolutisme du §14, les masses ouvrières se soulevèrent. La Cour capitula. Le gouvernement Thun, le dernier gouvernement de la droite féodale-fédéraliste, fut renvoyé, le gouvernement Clary4annula en 1899 les décrets sur les langues. Au système slavo-féodal succéda dès lors le système germano-bureaucratique. Les Tchèques avaient subi une défaite sévère. Mais maintenant, ils se saisirent à leur tour de l’arme que les Allemands avaient utilisée avec tant de succès. L’obstruction allemande céda la place à l’obstruction tchèque. Le parlement autrichien n’est plus jamais parvenu à s’en débarrasser.
Cette période des obstructions systématiques a eu pour effet de diffuser de plus en plus largement les passions nationales dans les masses populaires, de dresser de plus en plus violemment les nations les unes contre les autres, d’effacer ce qui pouvait encore subsister de liens entre elles. Au début, la cause nationaliste était l’affaire de l’intelligentsia et de la petite-bourgeoisie qu’elle influence, mais la radicalisation des luttes nationales aboutit à faire passer progressivement toutes les autres classes sous la direction de la bourgeoisie nationaliste. Ce fut d’abord le cas de la paysannerie. Le « club Hohenwart », qui, jusqu’en 1895, était le parti des députés paysans cléricaux allemands et slaves, éclata, ceux-ci se sentirent forcés d’adhérer au « collectif national5 » qui les concernait, d’y rejoindre les partis bourgeois et donc de se soumettre à la direction de la bourgeoisie nationaliste. Puis ce fut au tour de la bureaucratie d’être aspirée par la lutte nationale. Les ministres et délégués de chaque nationalité6se disputaient chaque nomination à un poste de fonctionnaire, l’intérêt de chaque fonctionnaire, son avancement, était directement lié à celui des intérêts de sa nation dans la lutte pour le pouvoir, la bureaucratie se fragmenta en obédiences nationales. Les fonctionnaires tchèques réintroduisaient de leur propre autorité le tchèque comme langue administrative officielle, malgré les décrets de Clary qui l’avaient supprimé. Les juges allemands annulaient les droits de la langue tchèque instaurés par les décrets de Stremayer. Enfin, le nationalisme gagna aussi le monde ouvrier. Tant que la bourgeoisie tchèque avait soutenu les gouvernements féodaux de Badeni et de Thun, la classe ouvrière tchèque avait lutté résolument contre eux. Dès que la bourgeoisie tchèque, après 1899, fut devenue l’adversaire acharnée des gouvernements germano-bureaucratiques, la classe ouvrière tchèque devint de plus en plus perméable à l’influence du nationalisme tchèque. Le séparatisme tchèque fit voler en éclats l’internationale autrichienne7. C’est ainsi que dans la lutte que la bourgeoisie tchèque mena pendant quinze ans contre les gouvernements germano-bureaucratiques, de celui de Clary à celui de Stürgkh8, se constituèrent progressivement les forces qui, passant par-dessus tous les antagonismes de classes et de partis, opposaient la nation dans son ensemble au système de gouvernement autrichien.
Une fois de plus, cette évolution fut interrompue. L’obstruction nationale avait fait perdre au parlement élu au suffrage par curies toute possibilité d’action. Les victoires de la révolution russe de 1905 renforçaient notablement la lutte du prolétariat autrichien pour le droit de vote. Le conflit opposant l’empereur au parlement nobiliaire hongrois avait débouché en 1905 sur la formation du gouvernement Fejérváry-Kristoffy9qui brandissait la menace du suffrage universel pour mater la rébellion de la gentry hongroise. Pour intimider le parlement hongrois, l’empereur instaura le suffrage universel égalitaire en Autriche. Cette réforme électorale démocratique libéra de puissantes forces opposées au nationalisme. Après les élections de 1907, Beck10réunit les représentants de la bourgeoisie allemande, tchèque et polonaise dans un gouvernement de coalition. Apparemment, on avait fait un pas en avant considérable. Aux gouvernements bureaucratiques autoritaires succédait un gouvernement de la majorité parlementaire. Au banc du gouvernement, à la place des seigneurs féodaux et des bureaucrates, siégeaient maintenant les Prade et les Pacák, les Petschek et Prášek, les représentants des bourgeois et des paysans allemands et tchèques. L’obstruction nationale avait cédé la place à un gouvernement commun de la bourgeoisie et de la paysannerie des trois nations dominantes. Depuis les années quatre-vingt, le développement de la démocratie avait favorisé l’éveil des forces nationales, leurs conflits avaient miné l’État autoritaire. L’accession au pouvoir de la démocratie paraissait être désormais sur le point de faire converger ces forces nationales pour l’édification commune d’un État multinational démocratique.
Mais la démocratie bourgeoise vit immédiatement se coaliser contre elle les forces détrônées par la réforme électorale. La presse du grand capital attisait la lutte nationale. La noblesse féodale intriguait. C’est le militarisme qui porta le coup décisif. Le parti militaire détestait le gouvernement Beck à qui il reprochait de ne pas défendre avec assez de vigueur les revendications du militarisme contre la Hongrie et contre le parlement autrichien. Il préparait l’annexion de la Bosnie et avait besoin d’un gouvernement « à poigne ». Sur ordre de François-Ferdinand, Geßmann11renversa le gouvernement Beck. Avec Bienerth12, c’était le retour du système germano-bureaucratique, et par suite, ce fut le retour de l’obstruction tchèque. L’impérialisme avait fait échouer la première et seule tentative de la démocratie de résoudre par ses propres moyens le problème autrichien issu de son propre développement. L’impérialisme était désormais décidé à le résoudre avec ses moyens à lui, c’est-à-dire une politique étrangère belliciste, et ce faisant, il a donné à un problème autrichien interne les dimensions d’un problème européen.
Quelques semaines après la chute du gouvernement Beck était proclamée l’annexion de la Bosnie. Pour la première fois, la crise bosniaque plaça la monarchie des Habsbourg sous la protection de l’Allemagne face à l’Entente. La nouvelle situation mondiale allait désormais déterminer la nature des relations entre les nations et l’État.
La bourgeoisie national-allemande changea très vite d’attitude. Les partis nationaux-allemands s’étaient constitués dans les années quatre-vingt dans la lutte contre le libéralisme au pouvoir qui tirait un trait d’égalité entre les intérêts du peuple allemand et les intérêts de l’État autrichien. De 1897 à 1899, dans leur confrontation avec Badeni et Thun, ils avaient opposé de façon comminatoire l’idéal de la Grande Allemagne à l’État des Habsbourg. Mais maintenant, pressés par la nouvelle situation mondiale, ils revenaient dans le camp des Habsbourg. L’Allemagne se voyait menacée à l’ouest et à l’est par de puissants ennemis. Le danger d’une guerre entre l’Allemagne et les pays de de l’Entente devenait manifeste. Dans cette guerre, il fallait que les Habsbourg se battent aux côtés de l’Allemagne. Les nationaux-allemands savaient maintenant avec certitude ce qu’était la mission historique de la monarchie des Habsbourg : mettre sous commandement allemand les baïonnettes de quarante millions de Slaves, de Magyars et de Roumains. L’intérêt national allemand exigeait dès lors que l’État habsbourgeois fût aussi fort, aussi puissamment armé que possible. Les nationaux-allemands devinrent « noirs-jaunes »13– à quelques nuances près encore plus « noirs-jaunes » que l’avaient jamais été les libéraux. Ils rivalisaient de zèle patriotique avec les cléricaux. Ils soutinrent la maison impériale pendant la crise bosniaque et la guerre des Balkans. Ils votèrent dans l’enthousiasme la loi militaire, les crédits d’armement, la loi sur l’effort de guerre.
Mais de ce fait, les Tchèques changèrent aussi d’attitude vis-à-vis de l’État autrichien, mais en sens inverse. La couronne avait rétabli le régime germano-bureaucratique qui répondait à l’obstruction des Tchèques, des Slovènes et des Ruthènes en recourant à l’absolutisme du §14. Elle avait fait la paix avec la classe des seigneurs magyars et lui avait de nouveau laissé les mains libres avec les nationalités slaves. Elle menaçait la Serbie. Elle se préparait à la guerre contre la Russie. Et plus elle montrait d’agressivité vis-à-vis des puissances slaves, plus elle apparaissait comme une vassale des Hohenzollern. Les Tchèques eurent eux aussi le sentiment que la mission historique de la monarchie des Habsbourg était de brimer les Slaves en Autriche et en Hongrie pour se servir d’eux dans la grande guerre qui venait en les projetant, sous direction allemande, sous commandement allemand, contre les Slaves de Russie et des Balkans. Cela changeait inévitablement la nature des relations entre les Tchèques et la monarchie. L’opposition au régime germano-bureaucratique vira à l’opposition à l’État lui-même. Cette évolution commença avec l’annexion de la Bosnie, elle s’accéléra avec la politique anti-slave de la couronne pendant la guerre des Balkans et devint irréversible avec l’ultimatum à la Serbie et le déclenchement de la guerre mondiale.
La conquête de 1620 par les Habsbourg avait détruit, non seulement l’État de Bohème, mais aussi la culture tchèque. La noblesse tchèque rebelle avait été exterminée, la bourgeoisie tchèque bannie de son pays en raison de sa foi évangélique. Ce qui avait survécu à la tornade de la sanglante contre-réforme menée par les Habsbourg succomba ensuite dans les tumultes de la guerre de Trente ans. Entre 1620 et les premières décennies du XIXème siècle, les Tchèques ont été un peuple de paysans asservis aux seigneurs fonciers allemands, un peuple sans bourgeoisie, sans culture urbaine, sans littérature, sans participation à la vie publique, bref une nation sans histoire tout comme les Slovènes. C’est seulement avec le développement capitaliste du XIXème siècle que dans la paysannerie tchèque se dégagèrent les premiers éléments d’une nouvelle bourgeoisie, que le paysan tchèque fut délivré du servage, que naquit un prolétariat tchèque conscient de sa force et de ses droits. C’est par une lutte opiniâtre contre le règne de la bureaucratie allemande, contre l’hégémonie économique de la bourgeoisie allemande, contre l’attractivité supérieure de la culture allemande, qu’en l’espace d’un siècle, les Tchèques réussirent à recréer une nouvelle vie nationale. Mais dans ses débuts, et encore en 1848, ce mouvement pouvait apparaître comme pratiquement voué à l’échec. Les pays des Sudètes faisaient alors encore partie de la Confédération germanique. À l’intérieur de la Confédération germanique, trois ou tout au plus quatre millions de Tchèques faisaient face à 40 millions d’Allemands. Dans les régions tchèques elles-mêmes, le mouvement national était l’affaire de quelques centaines d’intellectuels s’appuyant sur une petite-bourgeoisie chétive. Le paysan n’y participait pas, la bourgeoisie et la bureaucratie, le capital et l’industrie, les conseils communaux et les écoles étaient toutes et partout allemandes, même en Bohème. Ne pouvant compter que sur ses propres forces, le mouvement lui-même doutait de son avenir, et ne reprenait confiance en lui-même qu’à l’idée que derrière le petit peuple tchèque se tenait la grande race slave riche de centaines de millions d’individus. La renaissance du peuple tchèque alla dès le début de pair avec les espoirs tournés vers la communauté des peuples slaves. À partir du « Slávy dcera » de Ján Kollár, la grande épopée marquant le réveil de la nation, l’art tchèque ne cessa de nourrir et de renforcer dans les générations qui ont suivi l’enthousiasme romantique pour l’unité de la race slave. Et c’était cette tradition qui avait bercé les soldats tchèques que l’on envoyait maintenant se battre contre leurs « frères slaves ».
La monarchie des Habsbourg s’était constituée quand Ferdinand 1er avait réuni les royaumes de Bohème et de Hongrie aux domaines héréditaires allemands. En 1620, en 1749, en 1849, l’absolutisme avait anéanti l’autonomie politique de la Bohème. Quand l’absolutisme s’effondra sur les champs de bataille de Magenta et de Solférino, les Tchèques en exigèrent la restauration, comme le faisaient de leur côté les Magyars. En 1865, alors que la couronne s’armait contre la Prusse, ils se crurent tout près du but ; Belcredi14suspendait la Constitution centraliste. Mais la victoire de la Prusse leur fut contraire : le compromis de 1867 les soumit à la domination de la bourgeoisie austro-allemande de la même manière qu’il soumettait les Slaves de Hongrie à celle de la gentry magyare. Quand, en 1869, Beust15se mit à préparer la guerre de revanche contre la Prusse aux côtés de la France, l’empereur se tourna de nouveau vers les Tchèques, et en 1870, le gouvernement Hohenwart16avait l’intention de rétablir l’État de Bohème. Mais après le compromis de 1867, la noblesse magyare était trop puissante, après les victoires allemandes en France, les craintes de l’empereur devant un irrédentisme allemand en Bohème étaient trop fortes, ce projet ne pouvait pas réussir. Hohenwart tomba, la Constitution germano-centraliste l’avait emporté. Dans la longue période de paix qui suivit, les Tchèques avaient perdu tout espoir de restauration de leur État. En 1878, ils mirent fin à la résistance passive contre le centralisme et entrèrent au parlement, se contentant de se battre « pour des miettes », pour des conquêtes à l’intérieur de la Constitution centraliste. Mais la nation continuait à être animée de l’espoir que de nouveaux bouleversements européens lui ouvriraient un jour la possibilité de reprendre la lutte pour le rétablissement de son État. Après chacune de ses grandes défaites, après 1867, après 1871, après 1890, après 1899, après 1908, la nation se reprenait à rêver que « viendrait un jour l’inévitable lutte mettant mondialement aux prises Germains et Slaves », et qu’elle lui rendrait son État. C’est ce qu’avait écrit Palacký lui-même en 1871. Depuis la crise bosniaque de 1908, depuis qu’en 1913, le chancelier de l’empire allemand avait parlé de la lutte qui menaçait de s’embraser entre le monde germanique et le monde slave, ces idées avaient resurgi. Lorsqu’en 1914, les armées russes s’élancèrent de toute leur masse en direction de la frontière allemande, l’heure dont la nation avait si longtemps rêvé semblait avoir sonné. Et voilà que des soldats tchèques étaient maintenant contraints de se battre et de mourir pour la cause germanique contre la cause slave !
Les émotions issues de toute l’histoire nationale ne pouvaient que dresser les masses contre cette guerre. Forcément, pour les soldats tchèques, c’était être replongés dans une forme de servage que de se voir contraints par la couronne de se battre et de mourir pour une cause qui n’était pas celle de leur peuple, mais celle des ses ennemis. La nation ne pouvait que se cabrer et se révolter contre la monarchie des Habsbourg. « Il faut nous libérer du joug des Habsbourg », écrivait Bohdan Pavlù17, « pour à l’avenir ne plus avoir à subir l’épouvantable torture morale d’être obligés de combattre dans les rangs de nos propres ennemis. »
Mais ce n’était pas seulement affectif, un examen de la situation politique fait en gardant la tête froide ne pouvait que dresser les Tchèques contre l’Autriche. Ils n’avaient pas oublié que Sadowa et Sedan avaient été fatals pour leur lutte pour les droits historiques de la couronne de Bohème. Si la victoire revenait aux puissances centrales, l’Allemagne deviendrait hégémonique en Europe, et la suprématie de l’empire allemand ne pouvait que renforcer la position des Allemands dans la monarchie autrichienne. Mais si c’était l’Entente qui gagnait, la restauration de l’État tchèque devenait une certitude. Certes, au début de la guerre, peu nombreux sans doute étaient les Tchèques à penser possible, et même souhaitable, le démantèlement complet de l’empire des Habsbourg. Mais si l’Entente était victorieuse, il était manifestement de son intérêt de briser l’hégémonie de la bourgeoisie allemande et de la noblesse magyare dans la monarchie et d’imposer une réorganisation garantissant la conduite des affaires à la majorité slave pour séparer définitivement l’Autriche de l’Allemagne. Le peuple tchèque ne pouvait donc attendre liberté et pouvoir que d’une défaite des puissances centrales.
Les soldats tchèques étaient sur le front, la machinerie militaire maintenait la discipline dans leurs rangs. Et dans les combats, il ne pouvait plus être question de politique : mon ennemi, c’est celui qui tire sur moi. Mais évidemment, on ne pouvait attendre des régiments tchèques qu’ils aillent au-delà des limites de leurs forces, qu’ils fassent preuve d’un esprit de sacrifice comme celui qui ne peut naître que de l’enthousiasme qu’on met à se battre pour sa propre cause. Si l’ennemi enfonçait leurs lignes, si on en venait au corps-à-corps, ils mettaient les mains en l’air, ils n’étaient pas disposés à mourir pour une cause qui non seulement n’était pas la leur, mais qui était celle de leurs ennemis.
L’arrière était muet. Il n’était pas possible de s’insurger ouvertement. Mais le cœur, mais la raison politique, refusaient toute ferveur guerrière, tout esprit de sacrifice. « Ne rien faire qui puisse être interprété comme une approbation de la guerre », voilà le mot d’ordre qui était diffusé par Kramář18 : c’était la seule attitude qui pouvait assurer à la nation la protection de l’Entente quand viendrait l’heure de la paix.
En attendant, les armées russes avaient battu l’Autriche. Les Russes avaient atteint le Dunajec, ils étaient dans les Carpates, à deux pas des zones habitées par les Tchèques et les Slovaques. Un manifeste de Nicolas Nicolaïevitch, le commandant suprême des troupes russes, promettait l’indépendance aux Tchèques. Le Conseil national tchèque de Russie offrait la couronne de Bohème à un grand-duc russe. La nation dressa alors l’oreille : pour la première fois, le rêve d’un État national paraissait entrer dans le domaine du possible.
Les dirigeants politiques restaient muets. L’absolutisme de guerre les avait bâillonnés. Mais les petites gens ne faisaient pas mystère de leurs sentiments. Les soldats chantaient : « Hélas, petit foulard rouge, tourne tourne, nous allons contre les Russes et ne savons pas pourquoi. »
Et à l’arrière, on se passait le manifeste du grand-duc russe de la main à la main. Alors, les bourreaux se mirent à l’œuvre. Dans les premiers mois de la guerre, rien qu’en Moravie, il y eut 500 procès en haute trahison. Il y eut des sentences de mort et des exécutions.
La percée de Gorlice19enterra les espérances tchèques. Les armées russes refluèrent. La monarchie triomphait. Le militarisme autrichien se sentait plus fort que jamais. Dans les heures les plus sombres, il avait vu des régiments tchèques ébranlés, un pays tchèque qui n’était pas sûr. Il décida maintenant d’imposer par la force le patriotisme qui faisait défaut. Les dirigeants de la bourgeoisie tchèque furent arrêtés et condamnés la peine capitale par les tribunaux militaires, non pas pour ce qu’ils avaient fait, mais pour délit d’opinion. Jour après jour, des sentences de mort tombaient sur des soldats, des ouvriers, des enseignants, des femmes qui avaient eu un mot imprudent de critique, avaient gardé un tract ou avaient été un peu trop gentils avec un prisonnier russe. Les Sokols furent dissous. La police envoyait aux journaux tchèques des articles patriotiques qu’ils étaient tenus de publier. On déclencha une guerre de confiscations contre des livres tchèques d’avant-guerre, contre des monuments de l’histoire tchèque.
La bourgeoisie allemande voyait l’adversaire national écrasé par la poigne de fer du pouvoir militaire. Elle crut son heure venue. Elle formula ses « revendications ». Elle était demandeuse d’un coup d’État qui imposerait l’allemand comme langue officielle, octroierait un « statut spécial » à la Galicie et garantirait aux Allemands la majorité à la Chambre des députés.
La situation était sérieuse. La bataille de Loutsk avait balayé les derniers restes d’autonomie de l’Autriche-Hongrie.Tout le front était placé sous commandement allemand. Ce qui se préparait, c’était une « Mitteleuropa », l’intégration de l’Autriche-Hongrie dans une confédération dirigée par l’Allemagne. Si l’Autriche devait être absorbée par une « Mitteleuropa » allemande, il fallait assurer la suprématie allemande à l’intérieur de l’Autriche.
On voyait désormais clairement ce que signifierait une victoire des puissances centrales : la domination de l’impérialisme allemand, lequel utiliserait les Austro-allemands et les Magyars pour maintenir sous le joug les peuples slaves de la monarchie. Et c’est pour arriver à cela que les soldats tchèques devaient verser leur sang et mourir ?
Les persécutions et les projets de coup d’État eurent deux effets. D’un côté, elles poussèrent les dirigeants des partis politiques dans les bras de « l’opportunisme », et ils firent montre de patriotisme autrichien pour adoucir la pression du pouvoir militaire et éviter le pire. Mais de l’autre, les masses populaires ne comprirent rien à cette diplomatie, elles accumulèrent en leur sein des charges explosives de haine et d’insoumission contre l’empire et la dynastie. Et cet état d’esprit se répandait de plus en plus aussi chez les soldats du front. Il arrivait de plus en plus souvent que des bataillons entiers passent à l’ennemi.
Mais la révolution russe de février fit d’un seul coup une croix sur tous les projets de la bourgeoisie allemande. Il était évident maintenant que de la guerre surgirait la révolution qui libérerait les peuples asservis. Les États-Unis entraient en guerre. À l’ouest, Wilson proclamait comme but de guerre le droit des peuples à décider de leur sort, la révolution en faisait autant à l’est. D’un côté, une justice sanguinaire, l’absolutisme, les « revendications » avancées par la bourgeoisie allemande, la « Mitteleuropa » – de l’autre, la promesse pour toutes les nations d’accéder à l’indépendance ! De toutes ses fibres, le peuple tchèque unanime plaçait maintenant tous ses espoirs dans la défaite des puissances centrales.
La révolution russe a brisé l’absolutisme de guerre autrichien. Le parlement fut convoqué en mai 1917. On pouvait maintenant parler franchement. Le 30 mai, les députés tchèques de tous les partis saluèrent le parlement avec une déclaration qui exigeait l’instauration d’un État tchèque. C’était, il est vrai, encore dans le cadre de la monarchie autrichienne. L’opportunisme des dirigeants nationaux laissait encore à la maison des Habsbourg la possibilité d’une réconciliation avec le peuple tchèque. Et les Habsbourg se cramponnèrent à cet espoir. Depuis la révolution russe, ils tremblaient pour leur trône. L’empereur Charles chercha à faire la paix avec les puissances occidentales. Il négocia avec la France par l’entremise de son beau-frère le prince Sixte de Parme. Mais de même qu’une « Mitteleuropa » avait comme condition la suprématie allemande en Autriche, on ne pouvait arriver à un accord avec l’Entente sans un raccommodement avec les nations slaves de la monarchie. L’empereur souhaitait ouvrir cette voie. En juin, il décréta l’amnistie pour les Tchèques coupables de « haute trahison ». Ce qui suscita la fureur des Nationaux-allemands. Des unités allemandes n’avaient-elles pas eu à endurer de lourdes pertes du fait de la défaillance des bataillons tchèques à proximité ? Où allait-on si la trahison restait impunie ?
Cela déchaîna la colère des Allemands sans calmer celle des Tchèques. Le peuple tchèque ne savait rien des négociations menées par les Bourbon-Parme entre Vienne et Paris, il ignorait que le trône envisageait de se séparer de l’Allemagne et de se tourner vers l’Entente, ce tournant ne pouvant manquer de bouleverser aussi les rapports de forces internes dans la monarchie. Il ne connaissait que la haine qu’avaient éveillée en lui les persécutions sanglantes des deux premières années de guerre. Il était révolutionné par le grand message de la révolution russe, et ses espoirs étaient nourris par la propagande menée à l’ouest sur le « droit des petites nations ». L’effondrement de l’absolutisme de guerre ne signalait pour lui qu’une chose : la faiblesse de l’ennemi abhorré. L’ère nouvelle lui donnait la possibilité de dire enfin publiquement et franchement ce qu’il avait été obligé de garder tout ce temps dans le secret de son cœur. Les masses se révoltèrent contre les directions opportunistes des partis tchèques. À l’automne 1917, elles furent renversées chez les Jeunes Tchèques, chez les Nationaux-sociaux et chez les social-démocrates et remplacées par une direction national-révolutionnaire. La nouvelle tendance issue de l’état d’esprit révolutionnaire des masses s’exprima dans la « déclaration » du 6 janvier 1918 signée de tous les députés tchèques de la « diète régionale ». Celle-ci exigeait déjà un État totalement indépendant. L’additif qui figurait encore dans la déclaration du 30 mai 1917 et plaçait l’État tchèque sous le sceptre des Habsbourg, avait été rayé. La politique tchèque s’était de ce fait et pour la première fois engagée sur le terrain de la révolution nationale. L’action des Tchèques dans le pays se mettait ainsi sous la direction de l’émigration révolutionnaire.
Les colonies tchèques à l’étranger avaient dès le début de la guerre connu une forte agitation. Dès les premiers jours, en Russie, en France, en Angleterre, en Suisse et en Amérique, elles avaient protesté contre la guerre, revendiqué un « État national avec un roi slave », et appelé à former des unités de volontaires pour combattre dans les armées de l’Entente contre la monarchie des Habsbourg. Mais ce mouvement n’avait commencé à prendre de l’importance que lorsque le pays lui eut envoyé un chef et des combattants : un chef en la personne de Masaryk, des combattants avec les très nombreux prisonniers de guerre parqués dans les camps de Russie et de Sibérie, de Serbie et d’Italie, et qui devinrent la cible de la propagande déployée par les colonies tchèques de l’étranger .
Le professeur Masaryk avait quitté son pays en décembre 1914. Toute sa vie, il avait combattu le romantisme tchèque traditionnel, les mythes nationaux, tel celui attaché au manuscrit dit de Königinhof et à sa prétendue authenticité, l’historisme romantique entourant les soi-disant droits historiques de la couronne de Bohème, ou encore les appels aux pogroms antisémites et la croyance naïve à une communauté spirituelle panslave. Dans l’émigration, il se battit encore contre le romantisme traditionnel. À l’idéal de la restauration de la couronne de saint Venceslas, il opposait l’idéal d’une république démocratique tchécoslovaque, aux attentes placées dans le tsarisme russe, celles qui se tournaient vers la démocraties à l’occidentale. C’est cette option qui lui permit de gagner au mouvement national les ouvriers, lesquels formaient l’écrasante majorité de l’émigration tchèque. C’est elle qui lui permit de continuer à le faire vivre même après les défaites russes de 1915. C’est ce qui explique que la révolution russe lui ait donné une nouvelle vigueur. En même temps, sa personnalité assurait au mouvement les sympathies de l’intelligentsia occidentale et des contacts avec les gouvernements des puissances de l’Entente.
Une fois arrivé à l’étranger à l’automne 1914, Masaryk se donna pour première tâche d’organiser les colonies tchèques de l’étranger. Il réussit à les rassembler, à créer un organe unifié de direction sous la forme d’un « Conseil national » constitué en mai 1916 à Paris et dont les principaux dirigeants étaient Masaryk, Beneš et Štefanik, à y endiguer l’influence du courant tsarophile soutenu par le gouvernement russe et à réunir, en ne faisant appel qu’aux seules ressources des colonies, les moyens d’une propagande de grand style en faveur d’un État tchécoslovaque indépendant. En même temps, on veillait à ce que l’émigration révolutionnaire tchèque garde des liens étroits avec l’intérieur du pays. Dès l’automne 1914 s’était constituée à Prague une société secrète de révolutionnaires, qu’on appela plus tard la « maffie » qui maintenait les relations avec l’émigration révolutionnaire. Elle recevait clandestinement des informations et des instructions de Masaryk et lui envoyait des rapports sur la situation intérieure. Ceci dit, jusqu’en 1917, l’émigration était cantonnée à de vastes opérations de propagande. Mais elle devint une puissance réelle à partir du moment où elle disposa d’un bras armé à un endroit du monde auquel le cours de la guerre donnait provisoirement une importance toute spéciale.
À l’automne 1914 déjà, le gouvernement tsariste avait composé à partir de Tchèques résidant en Russie une « droujina »20qui combattait dans les rangs russes. Mais elle ne comptait guère plus de 1000 hommes. C’est seulement quand la révolution de février eut allumé chez les prisonniers de guerre tchèques dans les camps de Russie et de Sibérie une flamme révolutionnaire, quand la chute du tsarisme eut entraîné celle de la direction tsarophile de l’émigration tchèque en Russie dont l’idéologie réactionnaire rebutait les prisonniers de tendance démocratique, quand Masaryk lui-même fut venu en Russie et y eut réorganisé l’émigration, que le mouvement militaire des Tchèques en Russie prit des dimensions plus importantes. En quelques mois fut alors mise sur pied en Ukraine une armée tchèque de 42 000 hommes. Sa première division se battit en juin 1917 à Zborow contre les Autrichiens. Et quand, à l’automne 1917, la grande armée russe commença à se désagréger, au milieu de la débandade générale, le corps tchèque réussit à garder son organisation et sa discipline. La révolution sociale disloquait l’armée russe, mais l’idée de la révolution nationale donna au corps tchèque une robustesse à toute épreuve. Pendant l’hiver 1917/1918, pendant les semaines de Brest-Litovsk, le corps tchèque est resté la seule force militaire ordonnée et disciplinée sur la totalité de l’immense territoire russe. Quand, après la paix séparée avec la rada ukrainienne, les troupes allemandes et austro-hongroises envahirent l’Ukraine, le corps tchécoslovaque recula vers l’est en combattant. Côte à côte avec les gardes rouges bolcheviks il livra à Bakhmatch et à Kiev des combats d’arrière-garde contre les Allemands. Mais quand ensuite le gouvernement soviétique conclut à son tour la paix avec les puissances centrales, quand il s’engagea à ne pas tolérer de formations armées étrangères sur le sol russe, les représentants du Conseil national de Paris convinrent avec le gouvernement soviétique que les soldats tchèques livreraient leurs armes aux soviets et seraient amenés par transports collectifs en qualité de « citoyens libres » à Vladivostok après avoir traversé la Sibérie. Il s’y embarqueraient pour la France pour y continuer la guerre contre les puissances centrales.
Mais ce plan ne put être mis à exécution. L’état de délabrement des chemins de fer russes faisait du transport des légions tchèques un problème insoluble. Pendant des semaines, et même des mois, les transports tchèques restèrent bloqués dans les gares. En mai, seuls trois régiments étaient arrivés à Vladivostok. Quatre régiments répartis en convois différents étaient encore en Sibérie occidentale et en Transbaïkalie dans le vaste espace séparant Tcheliabinsk et Tchita. Mais en Russie d’Europe dans la région de Penza, trois régiments attendaient encore un transport.
Cette attente longue de plusieurs mois avait fait naître une tension de plus en plus forte entre les bataillons tchèques obligés de patienter sans rien faire dans les gares, et les soviets locaux qui gouvernaient dans les villes voisines. Les Russes regardaient avec beaucoup de méfiance les légionnaires tchèques. Rien que le fait qu’ils aient préservé ordre et discipline militaires et soient restés sous le commandement de leurs officiers, les faisait apparaître comme des contre-révolutionnaires. Et en voulant continuer la guerre alors que le peuple russe s’était soulevé pour obtenir la paix à n’importe quel prix, en voulant la continuer comme alliés de l’impérialisme français hostile à la république des soviets, ils devenaient des ennemis de la révolution prolétarienne. De leur côté, les légionnaires tchèques considéraient les communistes russes comme des traîtres. N’avaient-ils pas coupé les liens entre la Russie slave et l’Entente, n’avaient-ils pas fait la paix avec l’Allemagne, n’avaient-ils pas ce faisant ruiné les espoirs d’une défaite des puissances centrales qui seule pouvait permettre de donner la liberté aux petites nations slaves, et à eux-mêmes la possibilité de rentrer chez eux sans courir de risques ? À cet antagonisme politique se mêlaient des antagonismes nationaux. Avec des prisonniers allemands, austro-allemands et magyars, les bolcheviks avaient formé des bataillons « internationalistes » qui à l’époque, étaient dans de vastes zones de Sibérie, la plus importante, et souvent la seule force armée à leur disposition. Derrière l’opposition entre « internationalistes » et légionnaires tchèques, c’étaient les frictions nationales du pays d’origine qui resurgissaient sous un autre uniforme. Les bolcheviks tentaient de porter leur agitation aussi dans les bataillons tchèques et remportaient parfois quelques succès ici ou là. Mais les officiers tchèques craignaient pour leur armée nationale et faisaient tout pour les en empêcher, ce qui aiguisait encore les conflits. La méfiance ne cessait de croître entre les uns et les autres. Les bolcheviks craignaient que les Tchèques ne s’allient aux contre-révolutionnaires russes : sur le Don, on avait vu des unités tchèques dans l’armée blanche du général Alexeïev. Les Tchèques, de leur côté, redoutaient que le gouvernement soviétique ne les livre aux puissances centrales, aux bourreaux autrichiens. Plus le conflit s’envenimait, plus les Tchèques refusaient de respecter l’accord et de livrer leurs armes aux soviets. Une crise se profilait à l’horizon.
En avril, le Japon avait débarqué des troupes à Vladivostok. En Transbaïkalie, les bandes contre-révolutionnaires de Semenov s’étaient emparées de vastes territoires. L’intervention contre-révolutionnaire de l’Entente en Extrême-Orient avait démarré. Le gouvernement soviétique se résolut alors à ne plus autoriser la poursuite du transport des légions tchèques vers Vladivostok, il ne voulait pas fournir lui-même une armée en état de combattre à la contre-révolution. Il convint avec le délégué du « Conseil national » parisien à Moscou que les régiments tchèques qui étaient encore stationnés en Russie d’Europe et en Sibérie occidentale passeraient, non par Vladivostok, mais par Archangelsk pour rejoindre la France. On demandait donc maintenant tout d’un coup aux régiments qui avaient dû vaincre d’énormes difficultés pendant des mois pour faire une partie de la route en direction de l’orient, de faire demi-tour. Les légions se rebellèrent contre cet ordre. Elles se sentaient en force. La Russie n’avait pas d’armée. Il y avait bien les gardes rouges, mais ces unités n’étaient pas bien fortes, et en Sibérie, elles étaient constituées pour l’essentiel de prisonniers allemands et magyars : les vaincre ne semblait pas présenter de difficultés. Dans les légions tchèques se répandit l’idée d’utiliser la force pour se rendre maîtres du transsibérien et imposer d’être transportés vers Vladivostok.
Dès le 14 mai, la tension augmenta au point de provoquer des affrontements. À la gare de Tcheliabinsk, les Tchèques avaient assommé un prisonnier magyar. Le soviet de Tcheliabinsk fit arrêter la garde tchèque, les Tchèques envahirent la ville, menacèrent le soviet et désarmèrent une partie de la garde rouge. Deux jours plus tard, les délégués des légions se réunirent en congrès à Tcheliabinsk. Ils décidèrent de refuser le trajet par Archangelsk et de se frayer de leur « propre initiative » le chemin vers Vladivostok. Le gouvernement soviétique réagit énergiquement. Le 23 mai, le commissariat à la guerre ordonna de « désarmer et dissoudre tous les convois tchèques » et de « former à partir d’eux des unités de l’armée rouge ou des détachements de travail. » Le 25 mai, Trotski ordonna : « Tout Tchécoslovaque pris les armes à la main dans l’enceinte ferroviaire sera fusillé sur-le-champ. Toute unité où l’on trouverait ne serait-ce qu’un seul soldat tchécoslovaque armé, sera internée dans un camp de prisonniers. Tous les employés du chemin de fer doivent être informés qu’aucun wagon occupé par des Tchécoslovaques n’est plus autorisé à circuler en direction de l’est. »
Le jour même où Trotski émettait cet ordre, les Tchèques passaient à l’offensive en Sibérie occidentale. Ils s’emparaient des gares, envahissaient les villes, se rendaient maîtres des quelques troupes rouges qui s’y trouvaient et les désarmaient, arrêtaient les membres des soviets. En l’espace de quelques jours seulement, tout le transsibérien de Tcheliabinsk au lac Baïkal était aux mains des Tchèques.
Les régiments stationnant encore en Russie d’Europe se soulevèrent à leur tour. Le 29 mai, ils prenaient Penza. Là, ils obtinrent de force d’être transportés en direction de l’est. Ils battirent à Lipjag les forces rouges qui voulaient leur barrer la route, et Samara tomba entre leurs mains. Un nouveau front se formait ici sur la Volga. Au début, il y avait des Autrichiens de part et d’autre dans cette nouvelle guerre : d’un côté des Allemands et des Magyars sous le drapeau rouge, et de l’autre, les Tchèques. Le 6 juin, la liaison entre Samara et Tcheliabinsk était rétablie, de la Volga au lac Baïkal, la ligne de chemin de fer était aux mains des légions.
Les Tchèques avaient renversé les soviets dans toute cette région. Sous la protection des baïonnettes tchèques se constituèrent les gouvernements « démocratiques » de Samara et Omsk qui prirent le pouvoir au nom de la Constituante dispersée par les bolcheviks. C’étaient des socialistes-révolutionnaires de droite et des cadets qui prenaient ainsi la succession des soviets. Les Tchèques d’une part et ces partis de l’autre partageaient des convictions démocratiques et le rejet de la paix de Brest-Litovsk. Ils pensaient restaurer la grande Russie slave sous la protection de leurs armes, annuler la paix de Brest-Litovsk et reconstituer le front de l’est contre les puissances centrales. On ne parlait plus désormais d’aller à Vladivostok. Maintenant, il s’agissait de concentrer les régiments tchèques sur la Volga pour qu’ils tiennent ce nouveau front en attendant que la démocratie russe remette sur pied dans leur dos une nouvelle armée nationale.
L’insurrection de mai des légions tchèques fut un événement de portée historique. Son impact fut contre-révolutionnaire pour la Russie prolétarienne, révolutionnaire pour l’Autriche-Hongrie féodale. La révolution nationale tchèque illustre de la façon la plus éclatante la double nature de toute révolution bourgeoise : révolutionnaire contre le régime féodal, et en même temps contre-révolutionnaire contre le prolétariat.
L’insurrection tchèque mit la révolution russe dans une situation des plus périlleuses. Le bassin de la Volga, l’Oural et toute la Sibérie étaient coupés de la république soviétique. La Russie ne disposait plus des greniers à céréales de la Sibérie ni des mines de l’Oural ni des voies de communication vers le Caucase et le Turkestan. La république était précipitée dans une crise alimentaire et d’approvisionnement en matières premières extrêmement grave. En même temps, le gouvernement soviétique devait créer une nouvelle armée, mener une nouvelle guerre pour repousser sur le front de la Volga la contre-révolution qui se rassemblait derrière le bouclier des légions tchèques. Dans les territoires arrachés à la république soviétique, les Tchèques avaient d’abord remis le pouvoir à la démocratie petite-bourgeoise. Mais quand celle-ci, sans autre appui que celui de troupes étrangères, se mit à reconstituer une armée russe derrière le front tchèque, elle passa sous le contrôle du corps contre-révolutionnaire des officiers russes. Et dès que celui-ci eut repris suffisamment de forces avec la nouvelle armée, il renversa les gouvernements démocratiques et fit de l’amiral tsariste Koltchak, le dictateur du territoire « libéré » par les Tchèques. Une guerre civile dévastatrice entre la dictature des rouges et celle des blancs fut le résultat final de l’insurrection tchèque.
Mais autant celle-ci eut des effets contre-révolutionnaires en Russie, autant elle a été révolutionnaire pour l’Autriche-Hongrie. Maintenant en effet, la place du peuple tchèque dans le monde avait tout d’un coup changé du tout au tout. Le Conseil national tchèque de Paris n’était plus une simple société de propagande. Il était devenu du jour au lendemain une puissance belligérante disposant d’une armée à une position devenue stratégique.
La paix de Brest-Litovsk avait obligé la république soviétique à remettre aux puissances centrales les millions de prisonniers de guerre allemands, austro-hongrois et turcs retenus en Sibérie. Cela signifiait beaucoup de nouvelles armées dirigées contre l’Entente ! La paix de Brest-Litovsk donnait aux puissances centrales la possibilité de s’approvisionner en vivres et en matières premières asiatiques en transitant par la Russie. Cela signifiait la rupture du blocus ! Pour l’Entente, il fallait couper la république soviétique de la Sibérie, c’était une question de vie ou de mort. Et c’est ce que faisaient les légions tchèques. Leur soulèvement poussait un verrou entre la Sibérie et la Russie, elle empêchait le transport des prisonniers et la livraison de nourriture et de matières premières de Sibérie vers l’Allemagne. Il garantissait à l’Entente la libre disposition du transsibérien. Guinet, le commissaire français auprès des légions tchèques, avait raison de dire que l’insurrection tchèque ne signifiait pas moins que la « réouverture du front oriental contre l’Allemagne ». Même si ce nouveau front n’était tenu que par à peine 50 000 hommes, dans la Russie de l’époque où l’armée tsariste n’existait plus et où l’armée rouge n’existait pas encore, ces 50 000 hommes étaient une puissance considérable, le front sur la Volga coupait totalement l’Oural, la Sibérie, le Turkestan de la Russie d’Europe, leurs baïonnettes avaient la totale maîtrise de tout le transsibérien. Et ces 50 000 hommes obéissaient aux décisions du Conseil national de Paris qui pouvait maintenant se présenter comme l’allié des puissances de l’Entente et négocier avec elles d’égal à égal.
La confiance en soi et la fierté de la nation tchèque en furent considérablement renforcées. Pour la première fois depuis 300 ans, il existait une armée tchèque autonome. Pour la première fois depuis la défaite de la Montagne Blanche, la nation avait pu influer de façon indépendante sur le cours des événements mondiaux. L’idée d’une armée tchèque autonome prenait de plus en plus de consistance. Déjà, des formations de volontaires tchèques se battaient aussi sur les fronts de France et d’Italie. Ce qui se passait sur la Volga avait des répercussions jusque dans la légion engagée sur le front italien, qui, grandement renforcée par l’arrivée de prisonniers, atteignit à l’été 1918 un effectif de 17 000 hommes. Il arrivait de plus en plus souvent que dans les tranchées autrichiennes, les soldats tchèques voient arriver sous l’uniforme italien des patrouilles tchèques venues les inviter à les rejoindre et à se battre pour la libération du peuple tchèque. Et quand les légionnaires tchèques faits prisonniers et condamnés comme déserteurs et transfuges, marchaient à la mort la tête haute, les soldats tchèques sous l’uniforme impérial voyaient eux aussi en eux des martyrs de l’idée nationale.
Dans les pays tchèques eux-mêmes, le mouvement national prenait maintenant un caractère indubitablement révolutionnaire. Le 13 juillet fut constitué à Prague le « Národny Výbor ». Son premier acte fut une déclaration qui laissait très clairement entendre qu’il se considérait comme l’embryon du futur gouvernement révolutionnaire. Et effectivement, il se mit immédiatement à élaborer la marche à suivre pour le transfert du pouvoir d’État dans les pays tchèques.
Mais l’insurrection de mai de l’armée tchèque sur la Volga et en Sibérie n’a pas seulement parachevé le bouleversement révolutionnaire des consciences dans les masses populaires tchèques, elle a aussi et en même temps complètement transformé les rapports entre l’Entente et la révolution tchèque.
En 1917 encore, l’Entente n’incluait pas dans ses buts de guerre le démantèlement de l’Autriche-Hongrie. Ni dans les négociations de paix menées entre la cour de Vienne et le gouvernement français par l’entremise du prince Sixte de Parme au printemps 1917, ni dans la proposition de paix que le comte Armand, commandant à l’état-major français, transmit en août 1917 au comte Revertera, diplomate autrichien doté de pleins pouvoirs par Czernin21, ni dans les « 14 points » de Wilson de janvier 1918, il n’était question de mettre en place un État tchèque souverain. C’est seulement quand eurent échoué toutes les tentatives de parvenir à la paix et que le discours de Czernin du 2 avril 1918 en eut rendu impossible la poursuite, que commença à prévaloir, d’abord à Paris, l’idée de briser l’Autriche-Hongrie pour priver l’Allemagne d’un allié qu’apparemment on ne pouvait pas détacher d’elle. Lorsque, quelques semaines plus tard, l’insurrection de mai de l’armée tchèque en Russie eut fait tout d’un coup du Conseil national de Prague22une puissance belligérante et considérablement renforcé son autorité auprès de l’Entente, Masaryk et Beneš purent mettre à profit ce changement d’humeur pour obtenir de l’Entente la reconnaissance formelle de la révolution tchèque.
Dès le 4 juin, réagissant immédiatement à l’insurrection de mai, les gouvernements de l’Entente firent savoir au gouvernement soviétique qu’ils regardaient les unités tchécoslovaques comme une puissance belligérante alliée et qu’ils considéreraient leur désarmement comme un acte d’hostilité. Le 29 juin, le gouvernement français reconnut le droit du peuple tchèque à l’indépendance et le Conseil national parisien comme son organe suprême. Le 1er juillet, le gouvernement anglais se rallia à cette déclaration, le 9 août, l’Angleterre et le Japon reconnurent l’armée tchèque comme une puissance alliée. Le 2 août, les États-Unis avaient fait une déclaration analogue, le Conseil national y était reconnu comme gouvernement de facto. Enfin, le 3 octobre, après que la légion tchèque se fut distinguée sur le front italien dans la bataille du Doss Alto, Orlando fit savoir que le gouvernement italien avait lui aussi reconnu le Conseil national comme gouvernement de facto. Les actions indépendantes de l’armée tchèque avaient donc produit une riche moisson : les Tchèques ayant mis sur la Volga leurs armes au service de l’Entente, l’Entente les reconnaissait comme puissance belligérante alliée. Ce faisant, l’édification d’un État tchécoslovaque et donc la destruction de l’empire austro-hongrois devenaient un des buts de guerre de l’Entente.
Et ce but était désormais à portée de main, avec en août la défaite de l’armée allemande en France. Tant que l’Allemagne était forte, les Tchèques s’en étaient tenus à la devise de Palacký : « si l’Autriche n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer », et le but qu’ils poursuivaient, c’était un État tchèque inclus dans l’empire des Habsbourg. Mais à partir du moment où l’Allemagne était battue, et que dès lors il n’y avait plus lieu de craindre qu’elle s’attribue les Sudètes si l’empire autrichien disparaissait, l’existence de celui-ci ne présentait plus aucun intérêt pour le peuple tchèque. Maintenant, c’était une autre parole fameuse de Palacký qui était à l’ordre du jour : « Nous étions là avant l’Autriche, nous serons là après l’Autriche. » Le peuple tchèque ne prêta plus aucune attention aux gesticulations grotesques et tragi-comiques d’une politique autrichienne déconnectée des réalités historiques, lorsque, pour apaiser les nationaux-allemands que la révélation des intrigues de Sixte de Parme avait remontés contre l’empereur, elle proclama en Autriche, juste à la veille de la catastrophe, un cours « pro-allemand » et qu’en août encore, après l’effondrement allemand sur le front occidental, elle tenta d’imposer des « prérogatives » allemandes en divisant la commission administrative de Bohème en deux sections nationales. Pendant ce temps, le Národny Výbor continuait à travailler à sa future accession au pouvoir dans les pays tchèques. Le peuple tchèque attendait de pied ferme l’inévitable capitulation de la monarchie des Habsbourg.
Trois siècles auparavant, face à l’assaut de l’absolutisme habsbourgeois, la noblesse tchèque avait tenté de sauver la république nobiliaire nationale. Elle avait été écrasée par les armées de l’empereur d’Allemagne. La nation avait payé cette défaite de deux cents ans de servitude et de sa propre disparition de la scène de l’histoire. Mais le développement du capitalisme et de la démocratie au XIXème siècle avait réveillé les masses populaires. Leur ascension les avait amenés à des conflits de plus en plus violents avec l’impérialisme des Habsbourg, et finalement à une confrontation ouverte. Lorsque l’empire allemand s’effondra, le peuple tchèque put restaurer la république nationale que la noblesse tchèque n’avait pas su préserver trois siècles plus tôt.
Otto Bauer
Traduction de Gérard Billy – 2018
Les notes de bas de page sont du traducteur
En complément possible :
Introduction de Claudie Weill à la réédition de l’ouvrage d’Otto Bauer : La question des nationalités, introduction-de-claudie-weill-a-la-reedition-de-louvrage-dotto-bauer-la-question-des-nationalites/
Didier Epsztajn, Patrick Le Tréhondat, Patrick Silberstein : Avant-propos à la réédition de l’ouvrage d’Otto Bauer : La question des nationalités, avant-propos-a-la-reedition-de-louvrage-dotto-bauer-la-question-des-nationalites/
Otto Bauer : La question des nationalités, libre-declaration-de-nationalite-autonomie-et-auto-administration/
Roman Rosdolsky : Friedrich Engels et les peuples « sans histoire » La question nationale dans la révolution de 1848, oppression-sociale-et-oppression-nationale/
Cinquième partie de la postface de Georges Haupt et Claudie Weill à l’ouvrage de Roman Rosdolsky : Friedrich Engels et les peuples « sans histoire », cinquieme-partie-de-la-postface-de-georges-haupt-et-claudie-weill-a-louvrage-de-roman-rosdolsky-friedrich-engels-et-les-peuples-sans-histoire/