« Die österreichische Revolution » (La révolution autrichienne) comporte 290 pages (imprimées serrées !). Parution en 1923 à Vienne aux éditions du parti social-démocrate « Wiener Volksbuchhandlung ».
La première partie (Guerre et révolution : 70 pages) sera mise en ligne prochainement par chapitre.
- Préface à Die österreichische Revolution (La révolution autrichienne) : https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/12/preface-a-die-osterreichische-revolution-la-revolution-autrichienne-dotto-bauer/
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1. Les Slaves du sud et la guerre :
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/21/les-slaves-du-sud-et-la-guerre/
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2. Les Tchèques et l’Empire :
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/03/02/les-tcheques-et-lempire/
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3. Les Polonais et les puissances centrales
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4. L’Autriche allemande et la guerre
Ainsi que la critique acérée de Roman Rosdolsky du 4ème chapitre.
3 Les Polonais et les puissances centrales
Quand la guerre éclata, la grande majorité des Polonais de Galicie acclama dans les rues les armées impériales qui montaient en ligne en direction de la frontière russe, et c’est par milliers qu’étudiants, intellectuels, ouvriers, vinrent s’enrôler comme volontaires dans les légions polonaises pour aller se battre contre la Russie. Les Habsbourg avaient certes contre eux les Slaves du sud et les Tchèques, mais selon toute apparence, ils avaient avec eux, et misant sur leur victoire, un des peuples slaves de l’empire. À la fin de la guerre, pourtant, les désirs et les espérances des Polonais les placèrent, ni plus ni moins que les Yougoslaves et les Tchèques, dans le camp de l’Entente, pour eux également, c’était la chute des Habsbourg qui les libérerait. Cette mutation de la société polonaise de Galicie, constitue elle aussi un chapitre important dans l’histoire de la révolution autrichienne.
La république nobiliaire polonaise avait sombré à l’époque tumultueuse de la Grande Révolution française. Lors des insurrections de 1794, de 1830, de 1846, de 1863, la szlachta1 polonaise avait en vain tenté de reconquérir l’indépendance perdue. La terrible défaite de 1863 avait fini par briser l’énergie révolutionnaire de la noblesse. La chute de Napoléon III en 1870 lui ôta tout espoir de voir la question polonaise à nouveau mise à l’ordre du jour par une initiative venue de l’extérieur. Il ne fallait plus dès lors songer à rétablir un État indépendant, la tâche de l’heure était désormais de sauver la nation dans son être même, le romantisme révolutionnaire devait céder la place au « travail organique ». Déjà en 1846, le gouvernement autrichien avait soulevé les paysans de Galicie contre les gentilshommes insurgés. En 1864, le gouvernement russe avait partagé les domaines seigneuriaux et les avait distribués aux paysans pour avoir leur appui contre la szlachta révolutionnaire. De la même façon, Bismarck croyait pouvoir miser sur la « loyauté » des paysans polonais contre cette szlachta indocile. Les gouvernements prenant les paysans sous leur protection contre les gentilshommes, la noblesse se voyait menacée dans ses intérêts de classe. Elle chercha donc un accommodement avec les gouvernements des trois empires. « Soyons triplement loyaux ! », lancèrent les Stanczyk2 de Cracovieà l’adresse de la noblesse des trois parties de la Pologne.
En Galicie, cette politique fut un succès. Après le compromis de 1867, l’empereur et le bourgeoisie allemande firent leur paix avec la noblesse polonaise. La szlachta devint au Reichsrat3 et dans les délégations4 un soutien indéfectible de tous les gouvernements autrichiens. En contrepartie, elle avait le champ libre en Galicie, et là, ce fut la résurrection de la république nobiliaire. L’administration et l’enseignement étaient polonais. La szlachta régnait en maître absolu sur le paysan polonais et ruthène. Tout autre était la situation dans la partie prussienne et dans la partie russe. Tous les efforts déployés par la szlachta pour gagner les bonnes dispositions des dominants restèrent vains. Dans le Royaume de Pologne, la noblesse jurait hommage au tsar, au Reichstag à Berlin, le budget de l’armée et celui de la marine ne pouvaient se passer des voix du kolo polskie5, mais le peuple polonais continuait à se voir refuser le droit à un enseignement national, refuser les moindres bribes d’auto-administration nationale. Dès 1832, le gouvernement prussien avait imposé l’allemand comme langue officielle en Posnanie, en 1833, il y avait suspendu les élections au poste de Landrat6, supprimé les woyts7 en 1836, remplacé les maires de village élus par des commissaires de district, et les Polonais avaient répondu à ce saccage de tous les organes d’autogestion en démissionnant de toutes les fonctions publiques. Puis, en 1873, la Prusse introduisit l’allemand comme langue d’enseignement dans les écoles primaires, en 1886, la commission de colonisation commença à racheter des domaines polonais et à y installer des paysans allemands. Une fois toute trace d’auto-administration éradiquée, les Polonais de Posnanie et de Prusse occidentale se retrouvaient sous la domination d’une bureaucratie étrangère appliquée à leur arracher, et l’âme de leurs enfants avec l’école allemande, et leur terre avec cette politique de colonisation. Les Polonais de la partie russe subirent le même sort à partir de 1863 : élimination de toute auto-administration, enseignement totalement russifié à partir de 1869, russification de la justice à partir de 1873. En Lituanie, il fut interdit aux Polonais, en 1865, d’acheter des terrains, en 1868, de parler polonais en public.
Mais quel qu’ait été le poids de cette oppression nationale, elle n’a pas entravé le développement économique et social. En Posnanie, les paysans étaient devenus des exploitants libres et propriétaires bien plus tôt que ce ne fut le cas dans les autres parties de la Pologne, le niveau d’éducation et celui de l’agriculture y était bien supérieur, et la lutte contre le gouvernement prussien, contre sa politique de germanisation à l’école et de colonisation du pays avait fait sortir le paysan polonais de son sommeil. Depuis les années quatre-vingt se développait sous la direction du clergé catholique un dense réseau d’associations et de coopératives paysannes. Le paysan de Posnanie ne se préoccupait pas de « grande politique », mais il menait une guérilla tenace en défense de la nationalité et de la propriété foncière des larges masses populaires, se mettant par là-même en travers de tous les projets de colonisation.
Pendant qu’en Pologne prussienne, la direction de la nation passait des mains de la noblesse dans celles de la paysannerie, en Pologne russe, la politique protectionniste de la Russie favorisait depuis 1877 le développement d’une importante industrie et l’ascension d’une bourgeoisie industrielle. Celle-ci se forma en s’opposant avec vivacité à la bureaucratie russe, violente et corrompue. Mais dépendant du vaste marché russe, ayant des liens étroits avec le commerce et l’industrie de Saint-Pétersbourg, de Moscou, de Riga, elle était fortement influencée par la société russe.
Il y avait infiniment plus de liberté nationale et politique en Galicie que dans les deux autres parties de la Pologne, mais du point de vue économique et social, elle était largement à la traîne. Elle n’avait pas de puissantes organisations paysannes comme en Prusse, pas de bourgeoisie industrielle en plein essor comme en Russie. Jusqu’en 1914, le pouvoir et la direction de la nation étaient l’apanage de la noblesse. Certes, ici aussi, depuis le début des années quatre-vingt-dix, la domination de l’aristocratie se voyait peu à peu battue en brèche par une opposition qui se renforçait peu à peu, mais cette opposition n’émanait ni de la paysannerie ni de la bourgeoisie industrielle, elle était portée par l’intelligentsia petite-bourgeoise que l’enseignement polonais en Galicie avait nourrie des souvenirs patriotiques-révolutionnaires de l’émigration de 1831 et de 1863, des grandes traditions de Mickiewicz et de Słowacki. La littérature néo-romantique, les Wyspiański et les Żeromski prenaient le relais, de même que la nouvelle école historique d’Askenazy. Cette intelligentsia grandissait en rêvant de lutte patriotique-révolutionnaire pour la restauration d’une Pologne indépendante. Dans cette lutte contre la domination de la noblesse, elle ne pouvait s’appuyer que sur le mouvement ouvrier, lequel, étant jeune, encore embryonnaire, sans base industrielle développée, tomba sous sa direction et adhéra à ses idéaux.
Les trois Pologne évoluaient donc dans des directions totalement différentes les unes des autres quand en 1905 la guerre russo-japonaise déclencha la première révolution russe. La marée révolutionnaire déferla sur le Royaume de Pologne8. Les ouvriers se soulevèrent, de formidables grèves générales ébranlèrent le pays, les combats de rue effrayèrent les classes possédantes. Épouvantée, la bourgeoisie polonaise se mit sous la protection des baïonnettes du tsar. La révolution fut vaincue. Mais les terreurs qu’elle avait engendrées continuèrent à produire leurs effets. La bourgeoisie polonaise savait maintenant que toute révolte anti-tsariste susciterait la mise en mouvement du prolétariat et mettrait en péril sa propre domination de classe. Elle remisa dès lors toutes les traditions d’insurrection et d’indépendance nationale. Sous l’impulsion de Dmowski, les nationaux-démocrates, le principal parti de la bourgeoisie polonaise, se réconcilièrent avec la Russie. Grâce à la révolution, la Russie avait maintenant une Constitution. Dans l’enceinte de la Douma, les représentants de la bourgeoisie polonaise rencontraient les libéraux russes, lesquels, en lutte contre la bureaucratie, ne paraissaient pas hostiles à l’idée d’accorder l’autonomie à la Pologne dans le cadre de l’empire russe. Les nationaux-démocrates allaient désormais miser sur les progrès du libéralisme russe, leur but était maintenant d’accéder à l’autonomie dans les frontières de l’empire.
Ce rapprochement de la bourgeoisie polonaise et de la Russie se nourrissait aussi de la politique polonaise de la Prusse. En 1904, la Prusse avait promulgué une loi d’exception interdisant aux Polonais d’acquérir des terres. Elle fut suivie en 1907 par une autre loi qui faisait peser sur la propriété foncière polonaise la menace d’expropriations forcées. En même temps, la loi allemande sur les associations avait interdit l’usage du polonais dans les réunions. Alors qu’avec la révolution de 1905, la Pologne russe avait au moins conquis le libre développement de la scolarisation en polonais dans les écoles privées primaires et secondaires, la Prusse promulguait des lois d’exception qui signifiaient aux Polonais qu’ils allaient être expulsés brutalement de chez eux. Une tempête d’indignation parcourut la Pologne. Maintenant, ce n’était plus la Russie mais l’Allemagne, qui était l’ennemi le plus dangereux. L’idée d’une communauté d’intérêts slave en défense contre les Allemands prit maintenant consistance aussi en Pologne, et en 1908, des représentants polonais participèrent au congrès panslave de Prague.
La bourgeoisie polonaise pouvait abandonner l’idée d’indépendance nationale, sans s’exposer à aucun risque du côté des masses populaires de la Pologne russe. La paysannerie y était étrangère à la tradition des insurrections nobiliaires de 1831 et de 1863. Dans chaque village, des croix et des monuments en pierre rappelaient au paysan polonais qu’il avait fallu la défaite de la révolte de 1863 pour que le tsar russe lui remette les terres de la szlachta. Pendant la révolution de 1905, la classe ouvrière, qui était issue de ce même milieu paysan, avait été emportée dans le maelstrom des luttes de classes russes. Dans le PPS, le parti socialiste polonais, la majorité avait alors été conquise par la « gauche », laquelle – tout comme déjà auparavant le SDKPiL (Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie) fondé par Rosa Luxemburg – proclamait le principe d’une lutte de classe révolutionnaire commune du prolétariat russe et du prolétariat polonais, refusait d’engager une lutte nationale spécifique du prolétariat polonais pour des objectifs nationaux, et considérait que l’autonomie nationale de la Pologne serait le fruit de sa participation à la révolution du prolétariat russe. C’est ainsi qu’avec la révolution de 1905, le Royaume de Pologne devint effectivement aussi dans les esprits une partie intégrante de la Russie : tant la bourgeoisie que le prolétariat s’allièrent avec leurs homologues de classe en Russie, l’une et l’autre placèrent leurs espérances dans le bouleversement de la situation intérieure de la Russie, l’une et l’autre fixèrent comme but à la nation l’autonomie dans les frontières de la Russie.
Bien sûr, il y eut aussi le mouvement contraire. Le tsarisme écrasa la révolution dans le sang. Skalon, le gouverneur général de Varsovie, signa à lui tout seul un millier de condamnations à mort. Les cachots se remplirent. Les convois pour la Sibérie se succédaient sans interruption. Les syndicats, les associations scolaires, les sociétés de gymnastique nationales furent dissoutes. L’époque des Souvorov, des Paskevitch, des Mouraviev était revenue. La vieille haine tripale du tsarisme se ralluma. L’idée du soulèvement armé pour libérer la Pologne de la domination russe ressurgit. Elle s’incarna dans l’aile « droitière », patriotique, du PPS, surtout dans son organisation de combat fondée par Pilsudski. Mais du fait de la défaite de la révolution, la guerre de partisans menée par cette organisation contre les sbires tsaristes sombra dans un pur et simple banditisme. Pilsudski et ses troupes se replièrent en Galicie et ici, leur mot d’ordre d’insurrection armée contre la Russie rencontra auprès de l’intelligentsia patriotique révolutionnaire et de la classe ouvrière organisée sous sa direction dans le PPSD (Social-démocratie polonaise) un bien plus large écho que dans la Pologne russe.
La situation internationale était favorable à la résurgence de l’idée de l’insurrection nationale contre le régime tsariste. Depuis l’annexion de la Bosnie, l’antagonisme entre la Russie et l’Autriche-Hongrie devenait de plus en plus aigu. Pilsudski tablait sur la guerre qui se profilait entre la Russie et les puissances centrales pour engager le combat pour la libération de la Pologne. L’État-Major austro-hongrois espérait de son côté, s’il y avait la guerre, pouvoir instrumentaliser un soulèvement polonais. C’est ce qui permit à Pilsudski de fonder en 1910 ses unités de fantassins et de les entraîner sous les yeux des autorités autrichiennes avec des armes fournies par le commandement militaire de l’empire. Lorsque, en 1912, la guerre des Balkans raviva de nouveau l’opposition entre Autriche et Russie, se constitua une alliance des partis de l’indépendance qui se donna comme but le soulèvement contre la Russie et comme tâche immédiate l’organisation des unités de tirailleurs comme cadres des légions polonaises à mettre sur pied en cas de guerre. Le noyau de cette alliance était formé par le PPS de droite, le PPSD et un petit parti d’intellectuels.
L’opinion publique commença alors à se diviser également en Galicie. D’un côté, la politique prussienne ne cessait de nourrir la détestation de l’Allemagne et poussait beaucoup de monde dans le camp des nationaux-démocrates, russophiles depuis 1905. En 1912, la commission de colonisation prussienne décidait pour la première fois de recourir à la loi sur les expropriations et d’exproprier quatre domaines polonais. De l’autre, la politique russe apportait de l’eau au moulin des partis indépendantistes. Déjà le coup d’État de Stolypine du 3 juin 1906 avait sensiblement affaibli la représentation polonaise à la Douma, déjà toutes les tentatives entreprises par les nationaux-démocrates pour faire avancer la cause polonaise dans le cadre de la Douma s’étaient soldées par des échecs, et voilà qu’en plus en 1912, le royaume de Pologne se voyait dépossédé du gouvernement de Chelm, une mesure qui fut reçue par toute la société polonaise comme un coup de poing en pleine figure. Ainsi coincée entre l’hostilité envers la Prusse et l’hostilité envers la Russie, l’intelligentsia de Galicie débattait âprement sur la question de savoir de quel côté la Pologne devrait se placer dans la guerre qui allait venir : avec la Russie ou avec les puissances centrales ?
Les divergences éclatèrent à propos de la question des Ruthènes de Galicie. Le paysan ruthène était sorti de son sommeil. Il s’était soulevé contre les seigneurs polonais en organisant de puissants mouvements de grèves agraires. La révolution russe l’avait marqué significativement. Les premières élections au suffrage universel montrèrent qu’il avait pris conscience de sa force. Mais la jeune intelligentsia qui dirigeait les paysans était divisée entre Ukrainiens et Russophiles. Pour les Ukrainiens, le peuple paysan petit-russien était une nation en elle-même. Ils haïssaient la Russie qui interdisait l’usage de la langue écrite ukrainienne et imposait la langue grand-russienne, ils s’appuyaient sur la paysannerie pauvre, étaient de tendance démocratique, révolutionnaire, et s’inspiraient de l’esprit des narodniks russes. Les Russophiles en revanche considéraient les Petits-Russiens comme une branche de la grande nation russe, ils vénéraient la Russie slave du tsar et l’église orthodoxe. La domination de la noblesse polonaise était devenue intenable en Galicie orientale, comme le montrait l’opposition énergique de la fraction ukrainienne du Reichsrat de Vienne sortie renforcée de l’instauration du suffrage universel en 1907, ou encore l’attentat de Siczynski contre le gouverneur Potocki (1908). La monarchie viennoise, qui commençait à se préparer à une guerre contre la Russie, chercha alors à réconcilier les Ukrainiens avec l’Autriche tout en réprimant brutalement les Russophiles. La démocratisation de la diète nobiliaire de Galicie avait été entreprise dans ce sens par le gouverneur Bobrzynski. Cette réforme sema la discorde dans la noblesse galicienne. Les stanczyks de Galicie occidentale, toujours soucieux d’assurer à leur classe le soutien de la cour de Vienne, ne voulaient pas se mettre en travers d’un impératif de la raison d’État autrichienne. Mais les seigneurs de Galicie orientale, les « Podoliens », menacés directement dans leurs domaines par le mouvement paysan ukrainien, prirent parti pour les Russophiles conservateurs. Et cette cassure déchira toute la société polonaise de Galicie : les partis indépendantistes considéraient les Ukrainiens comme leurs alliés naturels contre la Russie ; les nationaux-démocrates, menacés à Lemberg par la marée montante ukrainienne, levèrent le drapeau de « l’égoïsme national », de la « politique de puissance nationale » contre les prétentions ukrainiennes. On avait donc d’un côté les « stanczyk » et les indépendantistes, de l’autre les Podoliens et les nationaux-démocrates – la déchirure à venir entre pro-autrichiens et pro-russes était déjà là en pointillés.
Le guerre éclata. Le 6 août 1914, Pilsudski franchit la frontière russe à la tête de quelques centaines de soldats et s’empara de Kielce. Cette performance militaire souleva l’enthousiasme frénétique des partis indépendantistes. Pour eux, c’était le début de la lutte de libération nationale pour une Pologne indépendante, les carabiniers de Pilsudski étaient les héritiers des légions de Dąbrowski qui avaient combattu sous les aigles napoléoniennes. Quelques jours plus tard se formait à Cracovie un NKN (Naczelny Komitet Narodowy) conçu comme le noyau d’un futur gouvernement polonais indépendant. Sa politique était définie par les « stanczyks » et les partis indépendantistes. Son objectif immédiat était la réunion de la Pologne russe et de la Galicie pour former un État polonais autonome qui serait la troisième composante de la monarchie des Habsbourg. Mais la Pologne russe protesta. Les dirigeants polonais à la Douma prirent parti pour l’Entente. À Varsovie se forma un comité national qui déniait au NKN de Cracovie le droit de parler au nom de la Pologne et tenta, sans trop de succès, à vrai dire, de recruter, contre Pilsudski, une légion destinée à combattre avec les Russes. Cependant, les armées russes conquéraient la majeure partie de la Galicie, et le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, commandant en chef des troupes russes, publiait le 14 août un manifeste promettant aux Polonais des trois empires leur unification dans une Pologne autonome partie intégrante de l’empire des tsars. Cela décida alors les opposants à l’option pro-autrichienne à sortir du silence. Les nationaux-démocrates et les Podoliens quittèrent le NKN et ce fut la fin de la légion de Galicie orientale. L’antagonisme entre pro-autrichiens et pro-russes chez les Polonais de Galicie éclatait au grand jour.
L’option pro-autrichienne impliquait la lutte pour un État polonais. Un État, certes, privé de la partie du pays où l’identité nationale était le plus menacée, la partie prussienne. Mais un État tout de même. À partir du moment où il y aurait de nouveau un État polonais, quel qu’il soit, il saurait assurément trouver les moyens de rassembler tous les Polonais dans un seul État national.
L’option pro-russe posait comme priorité la réunification de la Pologne. Une réunification sous la domination du tsar, certes. Mais quand même la réunification, même si c’était entre les quatre murs d’une prison ! Le jour où vingt millions de Polonais vivraient dans le même État, ils seraient assurément en mesure de se battre pour conquérir leur autonomie nationale.
L’idéal de liberté et d’indépendance étatique était donc maintenant entré en collision avec celui d’unité nationale. Une fracture divisait la société polonaise en deux camps opposés.
Toujours est-il que le secteur le plus actif, le plus énergique des Polonais de Galicie s’était déclaré en faveur des puissances centrales. C’était une bien étrange alliance. Les Habsbourg et les Hohenzollern alliés des légions organisées par des comploteurs révolutionnaires et pétries d’idées venues des révolutions démocratiques du XIXème siècle ! L’Autriche qui s’était lancée dans la guerre pour écraser le principe révolutionnaire du droit des nationalités dans le sud, maintenant championne du même principe dans le nord ! Et derrière l’Autriche, une Prusse polonophobe pour qui une Pologne autonome ne pouvait que représenter une menace pour sa domination sur la Posnanie et la Prusse occidentale !
Et effectivement, tout de suite, il y eut conflit. D’abord, le commandement suprême autrichien voulait que les légions prêtent serment à l’empereur. Il y eut ensuite la petite guerre continuelle entre le commandement et Pilsudski. Mais tout cela ne prit de réelle importance que lorsque la grande offensive de 1915 soumit la Pologne russe aux puissances centrales.
On put alors surtout voir à quel point les esprits étaient dans des dispositions différentes en Galicie et en Pologne russe, et combien depuis 1905 celle-ci avait développé d’affinités avec la Russie. Quand les légions de Pilsudski entrèrent à Varsovie, un grand silence les accueillit, sans un mot de bienvenue.
Il n’existait qu’un moyen de faire basculer les sympathies du côté des puissances centrales. Mais celles-ci étaient incapables d’y recourir. Tisza9fur le premier à s’opposer à la solution austro-polonaise : un troisième État à égalité avec la Cisleithanie et la Hongrie aurait affaibli la place de celle-ci dans la monarchie. À la cour de Vienne, on se mit d’accord pour que Pologne russe et Galicie soient réunies et deviennent ainsi une composante autonome de l’État autrichien. L’Autriche n’avait plus à offrir que la solution de l’autonomie interne, pas celle d’un État de plein exercice. Ce n’était rien de plus que ce que proposait Nicolas Nicolaïevitch. Et lui ajoutait en supplément le rattachement des territoires sous domination prussienne !
Mais c’était l’Allemagne, pas l’Autriche, qui avait l’avenir de la Pologne entre ses mains. Et l’Allemagne était divisée sur la question. Les intérêts prussiens inclinaient à un nouveau partage : annexer une partie de la Pologne russe, et pour le reste, soit le rendre à la Russie, soit en faire un petit État-tampon dépendant de l’Allemagne.
Mais si, sur l’avenir de la Pologne, les Habsbourg et les Hohenzollern ne pouvaient pas s’entendre, il y avait bien un point qui les mettait d’accord : ils voulaient des recrues polonaises pour leur guerre. Il fallait recruter des hommes pour les légions polonaises dans la Pologne ex-russe (le « royaume »). La question provoqua une scission chez les partisans de l’orientation pro-autrichienne. Les « stanczyk » soutinrent les campagnes de recrutement. Le PPS dirigé par Pilsudski s’y opposa à compter de l’automne 1915 : on recruterait seulement quand existerait un gouvernement polonais qui pourrait disposer des troupes. Tout le monde se ligua contre les enrôlements, les partis indépendantistes anti-russes s’allièrent aux nationaux-démocrates russophiles. Les efforts déployés par Beseler10pour constituer une « force armée polonaise » sous commandement allemand se soldèrent par un échec.
À l’été 1916, l’Autriche est écrasée à la bataille de Loutsk. Désormais, tout le front de l’est était sous commandement allemand. L’Allemagne refusa alors la solution austro-polonaise. L’Allemagne était sous les ordres de Ludendorff. Il avait besoin de « matériel humain polonais ». Il exigea le droit de lever des recrues en Pologne. Beseler pensait être en mesure de mettre sur pied quinze divisions si les puissances centrales s’engageaient à restaurer un État polonais. Le 5 novembre 1916, celles-ci proclamèrent la Pologne ex-russe « État indépendant ayant la forme d’une monarchie héréditaire et d’un régime constitutionnel », cependant que François-Joseph promettait à la Galicie une extension de son autonomie dans le cadre autrichien.
Le manifeste ne fixait pas définitivement les frontières du nouvel État, la Prusse se réservait la possibilité d’annexer une partie de la Pologne russe. Les relations entre le nouvel État et les puissances centrales seraient réglées ultérieurement. À Berlin, on avait en tête le « rattachement » économique et militaire de la Pologne au Reich. Un Conseil d’État fut installé à Varsovie, mais il n’était que consultatif, l’exécutif restait intégralement entre les mains du gouverneur général allemand.
Pilsudski démissionna du commandement de ses légions. Il intégra le Conseil d’État de Varsovie. Quand ses légions étaient entrées à Varsovie aux côtés des Allemands en 1915, on les avait reçues dans le silence. Quand lui-même vint à Varsovie en personne en 1916, alors qu’il était déjà en conflit avec les puissances centrales, il fut reçu en triomphateur. Au Conseil d’État, il travaillait sur des projets de constitution d’une armée polonaise ; mais il ne démordait pas de sa position : ne passer à la pratique que le jour où il y aurait un gouvernement polonais indépendant pour en disposer.
Le 15 mars 1917, c’était la victoire de la révolution en Russie. Le 30 mars, le gouvernement révolutionnaire publiait une proclamation aux Polonais dans laquelle il reconnaissait le droit de la Pologne à disposer d’elle-même et lui promettait l’appui de la Russie révolutionnaire pour l’édification d’un État polonais. Les puissances occidentales, qui avaient jusqu’ici été obligées de ménager la Russie alliée, inscrivirent alors dans liste de leurs buts de guerre l’instauration d’un État polonais indépendant réunissant les trois parties de la Pologne. Avec l’échec de la dernière offensive de Broussilov au mois de mai, aucun doute n’était plus permis, il était évident que l’indépendance polonaise n’avait plus à craindre de menace venant de la Russie. Le seul danger subsistant pour la Pologne venait des projets allemands de partage et d’annexion. Et il n’y avait plus que l’Entente qui pût encore protéger la Pologne contre l’Allemagne. Les armes allemandes avaient brisé la domination de la Russie, la domination des deux puissances qui s’étaient partagé le pays avec elle ne pouvait être brisée que par les armes de l’Entente. Pilsudski, qui, en 1914, avait levé les légions pour se battre avec les puissances centrales contre la Russie, décida alors de les dissoudre et d’utiliser l’organisation conspiratrice POW (organisation militaire polonaise) contre l’Allemagne. Lorsque, à l’été 1917, les légions furent appelées à faire allégeance à l’empereur Guillaume alors que celui-ci préparait un nouveau partage de la Pologne, les partisans de Pilsudski refusèrent de prêter serment. Ils furent internés dans des camps de prisonniers, Pilsudski fut lui-même arrêté par le commandement allemand, et incarcéré à Magdebourg. Au même moment, en Russie, le général Dowbor-Muśnicki rassemblait les formations polonaises de l’armée russe en un seul corps d’armée polonais destiné à se battre contre les puissances centrales pour la libération de la Pologne, et en France se formait une légion polonaise intégrée à l’armée française.
L’option pro-autrichienne était morte. Dès mai 1917, quand la Chambre des députés autrichienne se réunit pour la première fois après trois ans d’interruption, le nouvel état d’esprit se manifesta dans les résolutions du club polonais. Celui-ci exigeait maintenant une « Pologne unifiée et indépendante avec accès à la mer » et attribuait au problème polonais un « caractère international » L’option pro-Entente avait remplacé l’option pro-autrichienne.
Selon toute apparence, la Pologne était perdue pour l’Autriche. La monarchie considéra qu’elle ne pouvait plus servir que de monnaie d’échange. Lasse de la guerre, craignant plus que jamais la révolution depuis la révolution russe, elle proposa au Reich allemand au printemps 1917 toute la Pologne y compris la Galicie à la seule condition que l’Allemagne se déclare prête à céder l’Alsace-Lorraine à la France et à rendre ainsi possible de mettre fin à la guerre. L’Autriche-Hongrie espérait pouvoir de son côté se dédommager en annexant une partie de la Roumanie. L’Allemagne refusa. Michaelis11répondit en août 1917 que l’Allemagne, non seulement ne pouvait envisager de céder l’Alsace-Lorraine, mais en outre devait insister sur ce qu’une paix devrait lui rapporter : le rattachement économique de la Belgique et du bassin minier de Longwy et Briey, le rattachement militaire de la Pologne, de la Courlande et de la Lituanie.
Quelques semaines plus tard, c’était la révolution d’octobre en Russie. La totale désintégration des forces armées russes parut pouvoir ressusciter la solution austro-polonaise. Les armées allemandes n’étaient plus bloquées à l’est. L’Allemagne espérait pouvoir remporter une victoire décisive à l’ouest. L’impérialisme allemand crut que l’heure était venue de fonder un grand empire continental allant de la Mer du nord au Golfe persique, à l’intérieur duquel la Courlande, la Livonie, l’Estonie, la Lituanie et la Pologne, l’Autriche et la Hongrie, la Bulgarie et la Turquie seraient rattachées militairement, économiquement et politiquement à l’Allemagne. La « Mitteleuropa » (Europe Centrale), c’est-à-dire l’étroite union économico-militaire de la monarchie danubienne et du Reich allemand, était une pièce constituante de ce projet, le rattachement de la Pologne à la monarchie danubienne la contrepartie de son intégration dans l’empire allemand.
Mais ce projet se heurtait à d’insurmontables difficultés internes. L’empereur Charles, depuis longtemps hostile à l’Allemagne dans son for intérieur, interdit pratiquement à Czernin de discuter du rattachement militaire de l’Autriche-Hongrie à l’Allemagne. Et les négociations sur une union douanière furent rétrogradées au rang de négociations d’un traité commercial. L’Autriche-Hongrie n’était pas disposée à payer le prix de la solution austro-polonaise. Elle l’était d’autant moins que l’impérialisme allemand lui associait des conditions inacceptables. Selon Czernin, « les Allemands exigeaient, outre l’ablation de portions considérables du territoire de la Pologne du Congrès12, un freinage de l’industrie polonaise, la copropriété dans les chemins de fer et les domaines d’État et le report d’une partie des dettes de guerre sur le compte des Polonais. Il ne nous était pas possible d’accepter le rattachement d’une Pologne à ce point affaiblie et à peine viable, et où le mécontentement aurait immanquablement été énorme. »
L’impérialisme hongrois exploita la situation créée par l’impérialisme allemand : pourquoi ne pas laisser la Pologne, avec la Galicie, au Reich allemand, prendre en retour la Roumanie et l’assujettir à la Hongrie et dédommager l’Autriche de la perte de la Galicie en lui cédant les droits de la Hongrie sur la Bosnie auxquels celle-ci renoncerait au profit de l’Autriche !
La période de ces tripatouillages fantaisistes des cartes politiques étaient aussi celle où se tenaient les négociations de Brest-Litovsk. Et là, contre les empires centraux, Trotski se fit le défenseur du droit des Polonais à disposer d’eux-mêmes. Mais à côté de Trotski apparurent les représentants de la Rada ukrainienne de Kiev. Les empires centraux voulurent jouer la carte de la Rada contre la Russie soviétique pour détacher l’Ukraine de la Russie bolchevique et s’emparer des réserves de céréales de l’Ukraine dont les gigantesques ressources devaient permettre la poursuite de la guerre.
Mais le machiavélisme se prit les pieds dans ses propres ficelles. La participation de la Rada tourna au burlesque. Les bolcheviks entrèrent en vainqueurs en Ukraine. Les troupes de la Rada furent rejetées jusqu’à la frontière de la Galicie. Les jeunes gens qui négociaient à Brest-Litovsk au nom de l’Ukraine n’avaient plus derrière eux aucun gouvernement, aucune puissance militaire, aucun État. En même temps, en Autriche, la crise alimentaire avait atteint son pic, Vienne avait faim, Czernin avait besoin à tout prix d’une paix qui ouvre les portes des entrepôts ukrainiens de céréales. Dans l’Autriche allemande, les ouvriers s’étaient insurgés en exigeant la paix, il lui fallait absolument signer un traité de paix. La monarchie était coincée, les délégués de Kiev mirent à profit la situation. Czernin écrivit dans son journal : « Les Ukrainiens ne négocient plus, ils dictent ! » Et cela alors que l’Ukraine de la Rada n’existait plus !
Czernin se laissa bluffer. Et la Prusse qui partout et toujours ne poursuivait qu’un objectif, affaiblir la Pologne, vint prêter main forte aux Ukrainiens. Le procès-verbal de la délégation austro-hongroise note : « Il a été impossible d’obtenir des délégués ukrainiens qu’ils renoncent à leurs prétentions sur Kholm, que nous aurions voulu voir renvoyées aux négociations avec les Polonais, et ils avaient manifestement le soutien du général Hoffmann. De façon générale, les militaires allemands ont accueilli avec bienveillance les revendications ukrainiennes mais étaient très négatifs sur tout ce qui concernait les demandes polonaises. » Et c’est ainsi qu’on déboucha le 8 février sur ce traité de paix tragi-comique où l’Autriche-Hongrie, non seulement cédait le gouvernement de Kholm à Messieurs Sewrjuk et Lewicky, mais s’engageait aussi devant eux à modifier sa propre organisation interne en séparant la Galicie orientale de la Petite-Pologne et en la réunissant à la Bucovine pour former ensemble un pays de la Couronne.
Une tempête d’indignation secoua la Pologne. On voyait maintenant clairement ce que donnait la solution austro-polonaise : à l’ouest, des annexions au profit de la Prusse, au nord des annexions au profit d’une Lituanie « qui serait rattachée » à l’Allemagne, et où devait s’installer un prince héritier allemand sous le nom de Mindaugas II, à l’est des annexions au profit de l’Ukraine, et le reste réduit à un pitoyable État vassal de l’Allemagne. Le club polonais du parlement viennois passa dans le camp de l’opposition, le gouvernement n’avait plus de majorité parlementaire possible. Sur le front, le corps auxiliaire polonais, le malheureux reste des légions de Pilsudski, se mutinait. Une partie des mutins réussit sous le commandement du général Haller à franchir la frontière, à se frayer un chemin jusqu’à la côte en s’aventurant sur des itinéraires et dans des combats invraisemblables, et à s’embarquer pour la France. Là, Haller se mit à la tête de la légion polonaise qui se battait à l’ouest contre les Allemands. Une autre partie des mutins fut faite prisonnière par les troupes austro-hongroises et traduite devant le conseil de guerre de Marmaros-Szigeth. Pilsudski détenu à Magdebourg, ses plus fidèles partisans parmi ses légionnaires, soit internés dans les camps allemands de Benjaminow et de Szczypiora, soit traduits devant le conseil de guerre austro-hongrois de Marmaros-Szigeth, Haller et les siens combattant en France contre les puissances centrales : c’était bien la fin de la tentative d’une partie du peuple polonais de conquérir sa liberté en alliance avec l’Autriche, en s’appuyant sur l’Autriche.
La maison des Habsbourg avait perdu les Polonais. Elle espérait gagner les Ukrainiens. Mais cela aussi était une illusion.
Quand, au début de la guerre, les armées russes étaient entrées en Galicie orientale, le paysan ruthène n’avait pas compris qu’il devait considérer comme un ennemi le Cosaque petit-russien qui parlait la même langue et avait la même religion que lui, mais considérer comme ses protecteurs et ses libérateurs les hussards magyars qui pillaient son village. Les cours martiales de l’armée austro-hongroise avaient puni dans le sang ce contre-sens politique des paysans ruthènes. Et depuis, la colère grondait dans les masses des campagnes.
L’intelligentsia ukrainienne petite-bourgeoise plaçait néanmoins ses espoirs dans l’Autriche et l’Allemagne. Leur victoire libérerait l’Ukraine de la domination de Moscou. Leur orientation pro-autrichienne avait perdu toute signification quand la révolution russe de février avait permis la formation de la Rada, du gouvernement d’une Ukraine autonome. Elle avait repris des couleurs quand Moscou entreprit après la révolution d’octobre de soumettre l’Ukraine autonome. C’est la paix de Brest-Litovsk qui, en apportant à l’Ukraine sa reconnaissance officielle comme État souverain par les puissances centrales, a été le plus grand triomphe de cette orientation.
Mais le paysage se modifia très vite. Des troupes allemandes et austro-hongroises se mirent en marche pour arracher l’Ukraine aux bolcheviks. Elles occupèrent le pays. Mais elles l’occupèrent pour prendre aux paysans ukrainiens leurs réserves de céréales, pour rendre aux seigneurs russes et polonais la terre dont les paysans s’étaient emparés, pour faire œuvre de bourreaux sanguinaires contre les paysans rebelles. Elles prirent Kiev. Mais elles installèrent au gouvernement le hetman Skoropadsky, pas la Rada petite-bourgeoise. Ce ne fut pas l’intelligentsia révolutionnaire patriotique ukrainienne qui prit le pouvoir, mais les anciens généraux et gouverneurs tsaristes sous la protection des baïonnettes allemandes et autrichiennes. L’intelligentsia petite-bourgeoise avait rêvé de libération nationale, et on avait maintenant pillage, contre-révolution et domination étrangère. Floués, les Ukrainiens étaient furieux. Les Habsbourg avaient perdu les Polonais, mais n’avaient rien gagné de leur côté.
La boucle était bouclée. Les Habsbourg avaient commencé la guerre contre les Yougoslaves, la guerre les avait mis en opposition frontale avec les Tchèques, au cours de la guerre, ils avaient perdu les Polonais, sans gagner les Ukrainiens. Tous les peuples slaves s’opposaient maintenant à la monarchie autrichienne. Tous plaçaient leurs espérances dans la victoire de l’Entente. L’Autriche-Hongrie faisait la guerre, non pas seulement à des ennemis extérieurs, mais aussi aux deux tiers de ses propres citoyens. Le sort de la monarchie était scellé.
Otto Bauer
Traduction de Gérard Billy – 2018
Les notes de bas de page sont du traducteur
En complément possible :
Introduction de Claudie Weill à la réédition de l’ouvrage d’Otto Bauer : La question des nationalités, introduction-de-claudie-weill-a-la-reedition-de-louvrage-dotto-bauer-la-question-des-nationalites/
Didier Epsztajn, Patrick Le Tréhondat, Patrick Silberstein : Avant-propos à la réédition de l’ouvrage d’Otto Bauer : La question des nationalités, avant-propos-a-la-reedition-de-louvrage-dotto-bauer-la-question-des-nationalites/
Otto Bauer : La question des nationalités, libre-declaration-de-nationalite-autonomie-et-auto-administration/
Roman Rosdolsky : Friedrich Engels et les peuples « sans histoire » La question nationale dans la révolution de 1848, oppression-sociale-et-oppression-nationale/
Cinquième partie de la postface de Georges Haupt et Claudie Weill à l’ouvrage de Roman Rosdolsky : Friedrich Engels et les peuples « sans histoire », cinquieme-partie-de-la-postface-de-georges-haupt-et-claudie-weill-a-louvrage-de-roman-rosdolsky-friedrich-engels-et-les-peuples-sans-histoire/
2 Parti de la noblesse polonaise de Galicie – le nom de Stanczykest emprunté à une figure légendaire de bouffon de cour