« Die österreichische Revolution » (La révolution autrichienne) comporte 290 pages (imprimées serrées !). Parution en 1923 à Vienne aux éditions du parti social-démocrate « Wiener Volksbuchhandlung »
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La première partie (Guerre et révolution : 70 pages) sera mise en ligne prochainement par chapitre.
- Préface à Die österreichische Revolution (La révolution autrichienne) : https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/12/preface-a-die-osterreichische-revolution-la-revolution-autrichienne-dotto-bauer/
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1. Les Slaves du sud et la guerre :
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https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/21/les-slaves-du-sud-et-la-guerre/
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2. Les Tchèques et l’Empire :
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https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/03/02/les-tcheques-et-lempire/
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3. Les Polonais et les puissances centrales :
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https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/03/16/les-polonais-et-les-puissances-centrales/
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4. L’Autriche allemande et la guerre
Ainsi que la critique acérée de Roman Rosdolsky du 4ème chapitre.
4 L’Autriche allemande et la guerre
Toute l’histoire moderne de l’Autriche allemande est parcourue par l’opposition entre nos deux identités, allemande d’un côté, autrichienne de l’autre.
La bourgeoisie austro-allemande s’est constituée dans le siècle qui va de 1750 à 1850, à une époque donc où l’antagonisme entre le pouvoir impérial des Habsbourg et la royauté ascendante des Hohenzollern minait l’ancien empire romain-germanique, à une époque qui a vu les États allemands de l’Autriche se détacher de l’Allemagne pour aller s’intégrer à l’assemblage bigarré des États de la maison des Habsbourg en marche vers la constitution d’un État unitaire. Elle s’est formée sur la base d’un ensemble territorial unifié économiquement et juridiquement. Elle parlait allemand, et elle a contribué de façon importante à la culture germanique, mais de toutes ses fibres, elle se sentait autrichienne, pas allemande. Sa patrie, ce n’était pas une Allemagne en voie de désintégration, mais l’Autriche et tous ses peuples.
Mais après la révolution de 1830, c’est une autre génération qui entra en scène. La jeune intelligentsia qui avait grandi en haïssant l’absolutisme de Metternich, et avait fait siennes les idées d’un libéralisme européen en plein essor, gravitait désormais dans l’orbite de la vie intellectuelle allemande de l’époque. De cœur, elle n’était plus autrichienne, mais allemande. Sa patrie, ce n’était plus la vieille Autriche arriérée pour laquelle allemand voulait dire étranger, mais la grande Allemagne pour la réunification de laquelle elle était prête affronter batailles et tempêtes.
Depuis, la bourgeoisie austro-allemande est déchirée entre son identité allemande et son identité autrichienne. Et à chaque nouvelle génération, cette lutte intérieure se réincarne sous une forme ou une autre : pendant la tourmente de 1848, c’est le conflit qui oppose le drapeau noir-rouge-or1et le drapeau noir-jaune2, et qui renaît au début de l’ère constitutionnelle dans la lutte entre le libéralisme allemand et le cléricalisme autrichien marchant sur les talons de la noblesse féodale. Pour la génération de l’immédiat avant-guerre, c’est le duel entre Schönerer3et Lueger4, entre nationaux-allemands et chrétiens-sociaux. La tradition de la vieille Autriche se perpétue dans le patriciat viennois de souche, dans la petite-bourgeoisie viennoise, dans la paysannerie des pays alpins élevée dans les écoles du clergé catholique. La tradition allemande se transmet, elle, dans l’intelligentsia, dans les régions frontalières où, au nord comme au sud, les mentalités et les cœurs des petits-bourgeois et des paysans sont marqués par la lutte contre les voisins slaves.
La grande crise européenne qui, à partir de 1908, confronta l’empire allemand et l’Autriche-Hongrie aux mêmes ennemis permit de sortir de cet antagonisme. Le nationalisme allemand et le patriotisme autrichien fusionnèrent. Le patriote autrichien voyait les menaces s’accumuler sur l’empire : depuis 1897, la lutte entre Tchèques et Allemands qui ébranlait l’État, depuis 1903, l’effervescence grosse de dangers qui agitait les pays slaves du sud, à partir de 1905, les esprits qui s’échauffaient également en Galicie. Le patriotisme autrichien plaçait ses espoirs en François-Ferdinand, l’héritier du trône, lui saurait briser l’ennemi extérieur par la force des armes et donner un nouvel élan à l’empire à l’intérieur. Le nationalisme allemand voyait, lui, l’Allemagne en fâcheuse posture : depuis 1908, depuis la rencontre de Reval5, l’Allemagne était confrontée au péril extrême que représentait l’alliance des puissances occidentales avec la Russie. Le nationalisme allemand espérait qu’une guerre déclenchée à temps écraserait l’ennemi avant que la croissance démographique et le développement du réseau ferré en Russie n’aient fait encore grossir le danger. Déjà pendant la crise bosniaque de 1908/1909, pendant la guerre des Balkans en 1912, les cercles dirigeants poussaient à la guerre tant chez les chrétiens-sociaux que chez les nationaux-allemands. Quand la guerre éclata en 1914, cette guerre était leur guerre. L’enjeu en était, pour les uns, la renaissance de l’Autriche et un renouveau de sa puissance, pour les autres, il s’agissait de la puissance et du rayonnement de l’Allemagne. En tout état de cause, les uns et les autres accueillirent la guerre avec enthousiasme, les uns et les autres soutinrent l’absolutisme de guerre des deux premières années, les uns comme les autres considéraient la lutte des peuples slaves pour leur libération comme un crime de haute trahison à châtier d’une main de fer. Le conflit qui opposait dans la bourgeoisie austro-allemande pro-allemands et pro-autrichiens paraissait s’être évaporé.
Sous une figure totalement différente, on voit la même opposition parcourir l’histoire de la social-démocratie austro-allemande.
C’est pendant la révolution de 1848 que la démocratie a été pour la première fois confrontée au problème autrichien. À cette époque, les Italiens, les Hongrois et les Polonais luttaient contre les Habsbourg pour se libérer de leurs chaînes. De son côté, le peuple allemand se battait pour son unité et sa liberté. Le but national de la révolution allemande de 1848 était de remplacer la misérable mosaïque de principautés de poche qu’était la Confédération Germanique par un État allemand unitaire. Or, l’État autrichien était un obstacle au succès de cette aspiration. Il unissait des pays relevant de la Confédération Germanique – l’Autriche occidentale qui s’étend des Monts de Géants jusqu’à l’Adriatique – avec la Hongrie, la Galicie, la Lombardie et Venise. L’Allemagne du nord voulait intégrer les pays allemands de l’Autriche dans un État – un Reich – allemand, mais pas ses provinces italiennes, hongroises et polonaises. L’unification allemande avait donc comme préalable la dissolution de l’empire des Habsbourg, elle supposait que les provinces allemandes se séparent de l’Italie, de la Hongrie et de la Pologne. Le succès de cette entreprise était incompatible avec l’existence des dynasties royales et impériale, elle ne ne pouvait être menée à bien que contre elles. Les Habsbourg ne voulaient pas se soumettre aux Hohenzollern, les Hohenzollern pas se soumettre aux Habsbourg. La révolution ne pouvait créer un Reich allemand qu’à condition de renverser les trônes de Vienne et de Berlin, et à faire de l’Allemagne tout entière, y compris les provinces autrichiennes de la Confédération, une république, et de céder les autres possessions des Habsbourg à une Italie unifiée, à une Hongrie indépendante, à une Pologne libre. Tel était l’objectif national pour lequel les républicains de 1848 se battaient contre les Habsbourg et les Hohenzollern.
Ces idées resurgirent après la guerre de 1859 et la révolution de 1860 en Italie. Mais la bourgeoisie allemande, effrayée par l’expérience de 1848, avait cessé d’être révolutionnaire. Dans l’Allemagne du nord, elle misait tout sur la Prusse : son but, c’était un empire allemand dirigé par la Prusse. Mais cela supposait que les pays autrichiens de la Confédération restent en-dehors du nouvel empire. Cela souleva les protestations des ouvriers. Eux étaient restés révolutionnaires. Pour eux, il valait mieux que l’unité allemande soit conquise par les poings des ouvriers plutôt que par les princes à la pointe des baïonnettes. Ils opposèrent à la Petite-Allemagne défendue par la bourgeoisie du nord l’idéal républicain de 1848 : l’Allemagne intégrale. C’est dans cette lutte que se réalisa en Allemagne le divorce entre la démocratie bourgeoisie et la démocratie prolétarienne. « La Grande Allemagne moins les dynasties », c’est ainsi que Lassalle formula le programme national de la social-démocratie en train de naître. Et quand, dans la période qui suivit 1866, la classe ouvrière austro-allemande retrouva à son tour sa vitalité, elle aussi adopta l’idée de la république pan-allemande. Une des idées fondatrices de la social-démocratie était l’attente d’une révolution qui renverserait les dynasties allemandes, réunirait l’Autriche allemande aux autres pays allemands au sein d’une république allemande et rendrait aux autres nations de la monarchie habsbourgeoise leur indépendance nationale.
Dans un premier temps, l’histoire a tranché contre la jeune social-démocratie. En 1866, l’Autriche était exclue de la Confédération Germanique, en 1871, c’était la fondation d’un Reich allemand réduit à la Petite Allemagne. Mais au début, la social-démocratie considéra qu’il s’agissait d’une réponse seulement provisoire à la question allemande. Jusqu’à son dernier soupir, Engels a pensé que « le tout premier préalable à l’unification allemande [était] la complète disparition de l’Autriche ». Certes, comme bastion contenant les tendances expansionnistes du tsarisme russe, l’Autriche avait selon lui encore une fonction utile. Mais cette fonction s’éteindrait dès qu’une nouvelle révolution embraserait l’Europe, une révolution qui aurait cette fois-ci au début deux centres, Saint-Pétersbourg et Constantinople. Sans plus attendre, elle démantèlerait l’Autriche, détacherait les régions allemandes pour les adjoindre à l’Allemagne, et donnerait leur liberté aux autres nations. L’idée que la révolution sociale signifierait immanquablement la désintégration de l’Autriche, que celle-ci céderait la place à des États nationaux indépendants, et donc que l’Autriche allemande rejoindrait le reste de l’Allemagne, était un des éléments constitutifs de la tradition politique de la social-démocratie depuis sa naissance.
Mais en attendant, c’est dans le cadre de l’État autrichien qu’il fallait lutter. Quand, après 1890, elle fut devenue un grand parti de masse, quand, après 1897, les luttes nationales de la bourgeoisie envahirent toute la vie politique autrichienne, qu’elles engloutirent le parlementarisme et débouchèrent sur l’instauration de l’absolutisme du §14, quand les passions déchaînées du nationalisme commencèrent aussi à faire peser des menaces sur l’unité internationale de la social-démocratie autrichienne, il ne lui fut plus possible de se contenter de montrer aux peuples la perspective de la révolution à venir qui, en mettant fin à l’État autrichien, résoudrait du même coup le problème national, il lui fallut opposer aux objectifs nationaux des bourgeoisies en lutte les unes contre les autres, un objectif commun qui rassemblerait tout le prolétariat autrichien. C’est ainsi que le congrès de Brünn de 1899 opposa au centralisme de la bourgeoisie allemande et à un fédéralisme réduit aux pays de la Couronne prôné à la fois par la noblesse féodale et par la bourgeoisie slave qui lui emboîtait le pas, le programme de la transformation de toute l’Autriche en un État fédéral de nations autonomes.
La crise sévère qui secoua l’empire en 1905, le conflit qui opposa les Habsbourg aux seigneurs magyars, montra à quel point ce programme était une réponse adéquate aux nécessités de l’époque. Le nationalisme des bourgeoisies aux prises les unes avec les autres, faisait face, d’une part à la couronne, dont les luttes nationales menaçaient de fracasser l’empire, et de l’autre au prolétariat dont elles entravaient l’ascension. En Autriche, la pression d’en-haut, celle de la couronne, et la pression d’en-bas, celle du prolétariat, contraignirent le parlement des privilégiés à concéder une réforme électorale. En Hongrie, avec le projet de réforme électorale du gouvernement Fejerváry-Kristoffy, la couronne dressa le prolétariat et les minorités nationales contre l’aristocratie magyare. Il parut envisageable qu’en réunissant leurs forces, le prolétariat et la couronne abolissent la constitution dualiste, mettent au pas les bourgeoisies nationalistes et érigent un État fédéral de nations autonomes. Le porte-parole de cette orientation politique était Karl Renner. En appelant le pouvoir « supra-national » de la dynastie et la puissance internationale de la classe ouvrière à s’unir pour vaincre le nationalisme des bourgeoisies en lutte et transformer l’Autriche-Hongrie en une Fédération de peuples libres, il procédait à une révision de toute la position traditionnelle de la social-démocratie vis-à-vis du problème autrichien. C’est à cette époque que parurent les « Fondements et tendances du développement de la monarchie austro-hongroise » de Karl Renner ainsi que ma « Question des nationalités ». Mais alors que, pour ma part, dans ce livre aussi, je considérais comme seulement provisoire toute solution au problème des nationalités qui se situerait dans le cadre de la monarchie, Renner exaltait « l’idée impériale » autrichienne, l’idée d’une « Confédération des nations autrichiennes [sur le mode suisse] » dans laquelle il voyait une nécessité géographique et économique. La fragmentation de la monarchie en petits États nationaux, disait-il déjà à cette époque, seul, un nationalisme réactionnaire pouvait proposer cette solution. Selon lui, l’avenir appartenait, non aux États nationaux, mais à un « État supranational » fédérant des nations autonomes.
Mais l’empereur s’étant de nouveau réconcilié avec la noblesse magyare, la crise n’ayant pas débouché sur la réorganisation de la monarchie en une Fédération de peuples libres, mais sur le coup d’État de Tisza, l’installation de Cuvaj6comme commissaire royal, et l’absolutisme de Bienerth, il ne restait apparemment plus rien des illusions de Renner. Le programme du congrès de Brünn de 1899 se revêtit maintenant d’une nouvelle signification. Depuis 1908, la monarchie se préparait à la guerre contre la Serbie. Depuis 1908, elle ne se croyait plus capable de faire rentrer dans le rang les nations en rébellion autrement qu’en recourant à la guerre. Depuis 1908, la social-démocratie était en lutte contre l’impérialisme belliciste anti-serbe. Nous disions alors : il n’y a pas de guerre qui puisse résoudre le problème autrichien. Seule, une reconstruction fondamentale érigeant une Fédération de nations autonomes peut réconcilier les nations avec l’État et sauvegarder la paix menacée par les luttes qu’elles se livrent. Le jour même de la déclaration de guerre à la Serbie, la social-démocratie se fit menaçante et déclina toute responsabilité en opposant à la guerre l’exigence qui était la sienne : « Une Autriche qui soit réellement une fédération de peuples libres ».
Au début de la guerre, l’Autriche-Hongrie était seule contre le Russie. L’armée allemande était en train d’envahir la Belgique et la France. Il revenait à l’Autriche-Hongrie de bloquer l’offensive des armées russes. Un pays de 52 millions d’habitants contre un pays de 160 millions. Cinq cent mille hommes contre un million et demi. À l’issue de la première bataille, la Galicie était perdue, les Russes étaient aux portes de Cracovie et au pied des cols des Carpates. Un pas de plus – et les Russes traversaient la Moravie et avançaient en direction de Vienne que l’état-major faisait déjà protéger d’une ceinture de fortifications. Encore un pas – et Nicolas Nikolaïevitch peut proclamer sur le sol tchèque un royaume de Bohème régi par un Romanov. Un pas encore – et les colonnes russes déferlent sur la Hongrie et se rapprochent des Balkans. L’Autriche allemande était terrifiée par l’avancée des immenses armées du tsar. Les armées des Habsbourg défaites, cela voulait dire l’Autriche allemande dévastée et ravagée par les troupes russes, cela voulait dire l’établissement d’États slaves vassaux du tsar jusque sous les portes de Vienne, de Nuremberg, de Dresde, cela voulait dire la soumission au despotisme russe de toute l’Europe orientale de Petrograd à Tsarigrad. Le peuple austro-allemand, toutes classes confondues, y compris les masses ouvrières, fut saisi de panique à l’idée de voir triompher l’empire du tsar. Elle ne se soucièrent plus de la Serbie ni de la Belgique, des Habsbourg ni des Hohenzollern, leurs vœux, dans les premiers mois de la guerre, accompagnaient l’armée impériale qui, au prix de sacrifices sans précédents, défendait la patrie contre l’écrasante supériorité des armées russes.
Lors des premiers mois de la guerre, la social-démocratie austro-allemande demeura comme hypnotisée par l’état d’esprit des masses. Elle se plaça sans réserve aucune aux côtés des puissances centrales. Elle mit sans réserve aucune son influence sur les masses au service de la conduite de la guerre.
Mais les puissances centrales avaient contre elles la propagande de l’Entente qui contestait à la monarchie des Habsbourg le droit à l’existence au nom de la démocratie, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au nom du principe révolutionnaire des nationalités. La monarchie avait contre elle le soulèvement des peuples slaves, pour qui être obligé de combattre pour une cause qui non seulement n’était pas la leur, mais était celle de leurs ennemis, représentait un intolérable esclavage, une intolérable torture morale. La monarchie des Habsbourg avait contre elle le fait qu’elle était obligée de faire la guerre aux citoyens de son propre pays, qu’elle ne pouvait contraindre les peuples à lutter ensemble contre l’ennemi extérieur qu’en recourant aux moyens coercitifs de l’absolutisme de guerre. La social-démocratie austro-allemande était donc dès le premier jour de la guerre confrontée au problème de l’État autrichien.
L’Autriche était minée depuis 1897 par les luttes nationales, et la confiance des patriotes autrichiens en eux-mêmes était sérieusement ébranlée. Ce fut pour eux une heureuse surprise quand ils virent à l’été 1914 que la mobilisation se faisait sans problèmes, que malgré les lourdes défaites de septembre et d’octobre 1914, une immense armée composée des fils de dix nations continuait à tenir bon dans les Carpates face à l’offensive russe, que, dans l’arrière-pays, et même si c’était sous la contrainte draconienne de l’absolutisme de guerre, les nations supportaient sans mot dire, sans se révolter, les sacrifices imposés par la guerre. Renner triomphait : « L’idée de l’État commun a été plus forte que le principe des nationalités ». La fécondité du principe des nationalités était ruinée, disait-il ; la création de nouveaux États nationaux sur les décombres de la monarchie était devenue une « utopie réactionnaire ». La supériorité d’un grand « État supranational » sur les petits États nationaux, la nécessité d’un « grand espace économique des petits peuples », l’intérêt pour toutes les nations de la monarchie de constituer une « communauté économique et de défense », sur toutes ces questions, l’histoire avait tranché et le verdict était là. N’y avait-il pas des partis polonais partisans de la « solution austro-polonaise », des partis sud-slaves adeptes de la « Grande Croatie » comme solution ? La monarchie serait obligée de remanier elle-même son empire et de le transformer en État fédéral de nations autonomes pour pouvoir y incorporer la Pologne et la Serbie. C’est ainsi qu’au milieu des bourrasques de la guerre, l’Autriche adapterait sa Constitution à son être profond et tendrait de plus en plus à constituer une « Internationale démocratique ». Il ne s’agissait pas de restaurer l’ancien état des choses détruit par l’absolutisme de guerre : Renner comptait que ce régime serait l’outil et l’auteur d’une transformation intérieure, d’une « rénovation de l’Autriche ». Comme, à ses yeux, un « État supra-national » était une forme d’État plus élevée, plus développée que « l’État national », il était partisan de la solution « austro-polonaise » pour la question polonaise, et de la solution « grand-croate » pour la question yougoslave, allant ainsi complètement dans le sens de l’impérialisme habsbourgeois. Et sur la question de l’unité allemande, il se situait pleinement dans la ligne des projets impérialistes des Hohenzollern, en la voyant réalisée dans une future « communauté douanière centre-européenne assortie d’une entente militaire née dans les tranchées » au sens où l’entendait Friedrich Naumann7. Un empire centre-européen fédérant les petites nations sous direction allemande représentait selon lui une formation sociale de bien plus haut niveau que les États démocratiques occidentaux. Les « libéraux de l’ancienne école » encore attachés aux « idées [obsolètes] de 1789 » pouvaient bien encore rêver de démocratie à l’occidentale, les socialistes étaient eux forcés de constater que les nécessités de la guerre contraignaient les puissances centrales à « étatiser en profondeur » leur économie et donc à se rapprocher bien davantage du socialisme avec une organisation économique qui en préparait l’avènement. Pendant toute la période, qui a duré des mois, où les esprits ont été dominés par la peur des armées du tsar, et où la social-démocratie, sous la pression de l’opinion populaire, se rangea inconditionnellement aux côtés des puissances centrales, engageant son influence sur les masses en faveur de la guerre et de leur victoire, Renner fournit ainsi l’idéologie correspondant à l’humeur la plus répandue et à l’attitude du parti.
Mais au fur et à mesure que la guerre se prolongeait, le décalage entre cette idéologie patriotique autrichienne et l’état d’esprit des masses ne pouvait que s’accroître. L’Autriche souffrait encore bien plus sévèrement que l’Allemagne du blocus de l’Entente. La Galicie était ravagée par les armées russes, la Hongrie se repliait sur elle-même, du coup, l’Autriche plongea dans une terrible crise d’approvisionnement que les mesures de rationnement du « socialisme de guerre » bureaucratique ne parvenaient que bien peu à atténuer. Les effroyables pertes subies par l’armée dans les premiers mois de la guerre obligeaient à procéder sans cesse à de nouvelles incorporations, le militarisme allait chercher des enfants sur les bancs des écoles, et des vieillards partaient au front avec leurs fils. Dans les industries de guerre, les brutalités étaient censées fouetter l’ardeur au travail d’une classe ouvrière affamée. Les usines avaient été militarisées, les ouvriers soumis à la loi martiale, les entreprises étaient dirigées et commandées par des militaires. La Constitution était suspendue, le parlement fermé, la presse bâillonnée, la population civile soumise à la justice sanguinaire des tribunaux militaires. Les masses avaient supporté sans mot dire cette terrible pression tant que persista la peur de l’invasion russe. Mais après la percée de Gorlice, une fois les armées russes repoussées à bonne distance, la peur de l’invasion étrangère ne suffit plus pour contenir la colère contre la poursuite de la guerre. Le mécontentement grandit dans la population.
C’est Friedrich Adler qui en devint le porte-parole. « Dans cette guerre, nous avons le devoir d’agir en social-démocrates, de maintenir contre vents et marées nos convictions social-démocrates », telle était son idée directrice. Qu’individuellement, le militant, qu’il soit Allemand ou Français, Autrichien ou Russe, fasse son devoir de soldat sur le champ de bataille, soit ! mais le parti, lui, n’a pas le droit de se « laisser embrigader », il n’a pas le droit de devenir un instrument au service des classes dominantes et de leur guerre, il n’a le droit de s’identifier ni à la cause des puissances centrales, ni à celle de l’Entente.
Renner pensait que dans une guerre impérialiste, le prolétariat devait soutenir l’impérialisme de son propre pays pour ne pas tomber dans les chaînes d’un impérialisme étranger. Adler exigeait que le prolétariat maintienne une opposition inflexible à toute espèce d’impérialisme, mais surtout qu’il se batte partout contre l’impérialisme de son propre État et pour la fin de la guerre, pour une paix sans annexions ni contributions.
Pour Renner, l’internationalisme prolétarien avait pour tâche de défendre et d’étendre l’État « supra-national ». Adler considérait que le devoir de l’internationalisme prolétarien était de restaurer la communauté de combat internationale du prolétariat contre tous les impérialismes nationaux et « supra-nationaux ».
Renner demandait à l’absolutisme de guerre de procéder à la réforme administrative et à la révision constitutionnelle qui seraient les éléments de base d’une transformation de l’Autriche en une Fédération des peuples. Renner célébrait la militarisation, l’étatisation intégrale de l’économie par l’absolutisme de guerre comme le début de la socialisation. Adler, en revanche, appelait à lutter contre l’absolutisme de guerre. « En Autriche et en Russie, nous ne sommes pas encore à l’heure de la révolution sociale. La révolution bourgeoise n’y est pas achevée, les comptes n’ont pas été réglés avec l’absolutisme, la démocratie n’est pas encore devenue une réalité. Face à l’absolutisme, ce qui est nécessaire, dans un premier temps, ce n’est pas encore la construction du socialisme, l’heure est à la réalisation des tâches de la vieille révolution bourgeoise, en Autriche, elles sont toujours en attente. »
Sur la question de l’État autrichien, Adler s’en tenait à « la plus stricte neutralité ». Il n’identifiait pas la cause du prolétariat à celle des mouvements révolutionnaires nationaux des nations slaves. Mais il refusait aussi de défendre contre eux l’Autriche telle qu’elle était, de « compromettre la cause du socialisme en l’attachant trop étroitement au sort d’un État. » Au-dessus des mêlées qui mettent aux prises États et nations, la social-démocratie internationale avait sa tâche à elle, elle avait à mener sa lutte sur le front qui était le sien : contre les despotisme de guerre dans les entreprises et pour la liberté des travailleurs, contre l’absolutisme de guerre dans l’État et pour la démocratie, contre la guerre et pour une paix sans annexions ni contributions, contre le bellicisme et la haine et pour la solidarité internationale du prolétariat. Son rôle n’était pas, pour Friedrich Adler, de mettre son influence sur les masses au service de la guerre, mais de tirer parti de la misère et des ravages de la guerre pour révolutionner les masses.
Friedrich Adler regroupa autour de lui une petite phalange de camarades qui s’organisèrent sous le nom de cercle « Karl Marx » et défendirent leurs conceptions contre l’écrasante majorité du parti dans les colonnes de « der Kampf » [La Lutte]8comme lors des conférences organisées à l’échelle de l’empire.
Mais la « gauche » emmenée par Friedrich Adler se heurta dans un premier temps à des obstacles insurmontables. En Allemagne, c’était dans le cadre parlementaire que se menaient les débats dans le parti, ce cadre était inexistant en Autriche. Et la censure contenait dans d’étroites limites le combat qu’elle pouvait mener dans la presse. Elle n’avait donc aucun accès aux larges masses. Pour Adler, il devint de plus en plus évident que, l’absolutisme ayant privé l’opposition de toute possibilité légale de large propagande, pour secouer les masses, pour transformer l’énergie latente de leur sourde colère en action politique consciente, il ne restait plus que le recours au sensationnel de l’initiative individuelle. À l’automne 1916, il n’y avait plus aucune perspective de paix rapide en vue. La faim était devenue si insupportable qu’en septembre, malgré les rigueurs de la loi martiale, un mouvement éclata dans l’industrie de guerre militarisée, contraignant l’administration militaire à mettre sur pied une organisation spéciale pour le ravitaillement des entreprises pourvoyeuses des armées. L’animosité contre l’absolutisme du gouvernement Stürgk gagnait toutes les classes de la société. Dans la chambre seigneuriale, des grands féodaux demandaient la convocation du parlement. Stürgk s’y refusa. Le président de la chambre des députés, un national-allemand, convoqua les chefs des partis, Stürgk refusa de participer à cette conférence des présidents de groupes parlementaires. Des professeurs d’université voulurent organiser une réunion où les présidents de la chambre des députés prendraient la parole, Stürgk l’interdit. Il n’existait plus aucune possibilité d’opposition légale. Alors, Fritz Adler se résolut à passer à l’acte. Le 24 octobre 1916, il tira sur le ministre-président et le tua.
Ce fut un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier. Pour les masses qui baignaient sans perspectives dans un désespoir passif, Fritz Adler était un héros, il avait sacrifié sa vie pour venger leurs souffrances. Les esprits en furent encore d’autant plus marqués que les conséquences s’en firent immédiatement sentir : Koerber9, qui succédait à Stürgk, assouplit l’absolutisme de guerre, il opposa à la dictature de Tisza dans l’empire une plus ferme résistance, on pouvait espérer que le parlement soit convoqué. Le congrès ouvrier du 5 novembre 1916, organisé par le parti et les syndicats, put enfin dénoncer publiquement les horreurs du despotisme militaire dans l’industrie de guerre et par là-même faire la lumière sur les motivations dramatiques qui avaient armé le bras de Fritz Adler. La révolution russe de février allait suivre quelques semaines plus tard. Et elle révolutionna aussi la façon de penser des masses dans l’Autriche allemande. À la peur du tsarisme russe succédait désormais l’enthousiasme pour la révolution russe. On s’était défendu contre le tsar, mais il n’était pas question de faire la guerre contre la révolution. Lutte pour la paix et lutte pour la démocratie étaient liées. Les puissances centrales se trouvaient maintenant confrontées à l’est comme elles l’avaient été jusqu’ici à l’ouest à des sociétés démocratiques, leur guerre n’était plus que la guerre de monarchies militaires semi-féodales contre la démocratie. Le changement dans les masses s’exprimait par des grèves de plus en plus fréquentes dans l’industrie de guerre, des grèves que le militarisme, malgré tous les moyens coercitifs dont il disposait, n’était plus en état d’empêcher. Le décret du 18 mars 1917, qui réorganisait les relations de travail dans l’industrie de guerre en lâchant du lest, fut la première capitulation de l’absolutisme devant le mouvement de masse. Les 18 et 19 mai 1917 se tint le procès contre Friedrich Adler devant une juridiction d’exception. Le discours révolutionnaire sans ambiguïté qu’il put prononcer alors pour la première fois, et cela à la barre de ce tribunal, fut reçu avec enthousiasme par les masses. Bien au-delà des rangs de la classe ouvrière, on fut frappé et fasciné par l’éclat de cette personnalité révélée lors du procès, et dans laquelle, à une pensée critique, libre de tout dogmatisme, nourrie de l’esprit du relativisme moderne, se joignait une fidélité intransigeante, susceptible d’aller jusqu’au sacrifice suprême, à ses propres principes, à sa propre nature morale et politique, à son devoir, une étrange synthèse de relativisme intellectuel et d’absolutisme éthique. Quelques jours plus tard, le 30 mai 1917, le parlement se réunit enfin après trois ans d’interruption. Il engagea aussitôt le combat contre le terrorisme des autorités militaires. La majorité, constituée par les social-démocrates et les députés des nations slaves, refusa de ratifier les décrets qui suspendaient les jurys populaires et soumettaient la population civile à la justice militaire : elle ôtait ainsi au régime militaire la plus terrorisante de ses armes. Austerlitz10avait efficacement préparé cette victoire en dénonçant dans le Arbeiterzeitung les assassinats judiciaires dont il s’était rendu coupable. Le rétablissement de la Constitution ré-ouvrait la possibilité d’une propagande et d’une action de masse, les masses que deux années de terrorisme militaire avaient bâillonnées reprirent confiance en elles.
Tous ces événements, et la pression exercée par les changements dans l’état d’esprit de la population, avaient modifié l’attitude du parti : cela s’était fait à petits pas, certes, mais à la fin, elle s’était totalement transformée. Le congrès qui se tint à Vienne du 19 au 24 octobre 1917, acheva cette évolution. La « déclaration de la gauche » reprit une fois de plus les accusations portées contre l’orientation du parti dans les premières années de la guerre. La majorité fut acculée à une bataille d’arrière-garde pour se défendre. Le congrès fut suivi de grands meetings de masse contre la guerre et pour la révolution russe. Le format du journal « Arbeiter-Zeitung » changea radicalement. Austerlitz s’y battait désormais pour une paix de compromis démocratique, contre l’impérialisme austro-hongrois et surtout contre l’impérialisme allemand. À partir de Brest-Litovsk, le Arbeiter-Zeitung prit ses distances vis-à-vis des socialistes majoritaires d’Allemagne. La conférence de Stockholm de l’été 1917 avait déjà éveillé l’espoir que le socialisme amènerait la paix, mais maintenant, après le virage résolu qu’il avait pris, le parti devint le porte-parole des masses lasses de la guerre tant sur le front qu’à l’arrière, et de ses aspirations à la paix. Son influence s’étendit bien au-delà de ses anciens cadres, et il gagna la confiance, l’autorité et la force qui le rendaient apte à prendre la direction de la révolution qui ne tarderait pas.
Mais l’année 1917 n’avait pas seulement vu de profonds changements dans la social-démocratie, mais aussi un bouleversement dans le camp des classes dominantes. Le vieil antagonisme entre pro-autrichiens et pro-allemands, que les premières années de guerre avaient relégué au second plan, revint sur le devant de la scène.
Tout avait commencé sur le front. L’officier prussien ne manquait jamais de faire sentir à son camarade autrichien qu’après chaque défaite de l’Autriche, c’étaient des divisions allemandes qui avaient dû venir à la rescousse pour sauver un allié défaillant. L’arrogance prussienne chatouillait l’amour-propre autrichien. Les jalousies entre le Haut-commandement allemand et le commandement impérial austro-hongrois, les querelles diplomatiques sur le Trentin, la Pologne, « l’Europe centrale », avivaient l’antagonisme. La lutte pour la paix le fit éclater au grand jour.
L’attentat commis par Friedrich Adler, la révolution russe, les déclarations des Tchèques et des Slaves du sud en mai au parlement, avaient intimidé la cour de Vienne. Elle voyait grossir chez les Tchèques, les Polonais, les Slaves du sud, les tendances séparatistes. Elle voyait l’effervescence révolutionnaire qui agitait les masses ouvrières austro-allemandes. Elle comprit que l’empire ne pouvait plus être sauvé que par la signature rapide de la paix. Toute l’année 1917 est marquée par les tentatives de Vienne d’arriver par des négociations secrètes à une paix rapide avec l’Entente et de décider l’allié allemand à franchir ce pas.
La monarchie n’était pour autant pas encoreprête à faire des sacrifices importants pour arriver à ses fins. Certes, Czernin proposa en avril 1917 à l’Allemagne l’annexion de la Pologne y compris la Galicie pour la convaincre de céder l’Alsace-Lorraine à la France, mais il démonétisa immédiatement sa proposition en demandant la couronne royale polonaise pour l’archiduc Karl Stephan. Certes, l’empereur Charles se déclara en mai 1917 prêt à céder le Trentin à l’Italie, mais il voulait des colonies italiennes en échange. Certes, en mai 1917, Czernin reitéra à l’Allemagne sa proposition de lui laisser la Pologne et la Galicie, mais cette fois-ci, il demandait comme contrepartie le rattachement de la Roumanie à la monarchie. Cependant, plus la crise économique s’aggravait, plus le mouvement révolutionnaire devenait menaçant, plus la monarchie était pressée de signer la paix et plus l’empereur se montrait disposé à beaucoup sacrifier pour sauver son trône. Mais du côté de Berlin, c’était toujours « non », un non péremptoire. C’étaient les généraux allemands qui décidaient de la politique du Reich, et ils croyaient toujours à la victoire. Non seulement, il n’était pas question de céder l’Alsace-Lorraine à la France, mais ils parlaient aussi d’annexer Liège, de contrôler la côte flamande, de mettre la main sur les peuples marginaux de l’empire russe. À Vienne, on s’impatientait de plus en plus contre ces généraux allemands qui empêchaient de conclure la paix quand il en était encore temps, alors que c’était le seul moyen de sauver la monarchie. La cour se mit à envisager de rompre avec l’Allemagne et de signer une paix séparée avec l’Entente.
C’était l’option défendue par l’impératrice et les Bourbon-Parme, élevés dans la tradition française et détestant l’Allemagne. Des diplomates magyars et des généraux croates conseillaient d’aller dans ce sens. À la cour, on se plaisait à citer Bismarck, qui avait dit que « jamais une grande nation ne consentirait à sacrifier son existence au nom du respect des traités ». L’empereur hésitait. Mais en fin de compte, il n’osa pas. Il craignait que les Austro-allemands ne se révoltent. Il craignait surtout les généraux allemands. Il craignait que l’Allemagne ne riposte à une paix séparée en envahissant l’empire. En mars 1917 déjà, le prince Sixte de Parme avait promis à l’empereur en pareil cas l’aide militaire de l’Entente contre l’Allemagne. Voici comment, en novembre 1917, Czernin jugeait les effets probables d’une paix séparée : « Les généraux allemands ne seront pas assez stupides pour attendre que l’Entente s’attaque à l’Allemagne en passant par l’Autriche, ils feront en sorte que les opérations militaires aient lieu en Autriche. Pour nous, ce ne sera donc pas la fin de la guerre, nous changerons seulement d’adversaire et livrerons à la furie des batailles des provinces, comme le Tyrol ou la Bohème, que la guerre avait jusqu’ici épargnées, et nous serons quand même en fin de compte fracassés et anéantis. » Après la révolution d’octobre en Russie et la désagrégation totale de l’armée russe, qui laissait le champ libre à l’immense armée allemande du front est, c’était indubitablement un risque sérieux.
C’est ainsi que toutes ces tentatives firent fiasco. Mais elles furent suivies d’un épisode qui fut lourd de conséquences. En avril 1918, Clémenceau divulgua le secret des négociations menées par l’entremise du prince Sixte de Parme. C’est au moment même où l’armée allemande lançait sur le front ouest sa deuxième offensive de grande ampleur, une offensive qui, pour les nationaux-allemands, devait permettre de percer en direction de Paris et de Calais et de remporter la victoire finale, que l’Autriche allemande apprit qu’en pleine guerre, l’empereur, par le truchement de son beau-frère qui servait dans l’armée ennemie, avait assuré « la valeureuse armée française » de sa sympathie et avait, dans le dos de l’Allemagne, autorisé son beau-frère à « faire savoir à Monsieur Poincaré, le président de la République française, qu'[il] appuierait avec tous les moyens dont [il] disposait et en faisant jouer toute [son] influence personnelle chez [se]s alliés, les justes revendications françaises de restitution de l’Alsace-Lorraine. » Ce fut une levée de boucliers dans toute la bourgeoisie pro-allemande. Ils avaient été mécontents de l’empereur quand celui-ci, après la révolution russe, n’avait pas osé satisfaire leurs revendications. Ils avaient été furieux de le voir accorder l’amnistie aux Tchèques coupables de « haute trahison » quand on avait cherché des moyens pour faire la paix. Maintenant qu’on connaissait la lettre qu’il avait envoyée au Bourbon, l’empereur n’était plus pour eux qu’un Judas qui avait trahi l’allié allemand, trahi celui qui depuis quatre ans avait si souvent versé son sang pour sauver l’armée autrichienne. La bourgeoisie nationale-allemande n’éprouvait maintenant plus que méfiance, mépris et haine pour l’empereur.
Il en allait tout autrement chez les partisans de la tendance pro-autrichienne. Ils pouvaient désapprouver les méthodes de l’empereur, tout en approuvant le but poursuivi. Eux aussi étaient convaincus que seule une paix rapide, fût-ce même une paix séparée, pouvait sauver l’empire, que pour ne pas se désintégrer totalement, l’Autriche devait se séparer de l’Allemagne, se jeter dans les bras de l’Entente et se transformer en une Fédération de nations autonomes. C’est ainsi que se constitua un pacifisme autrichien bien particulier qui fusionnait une aversion humaniste pour la guerre et une adhésion pacifiste au message de paix de Wilson, un patriotisme autrichien à l’ancienne et une détestation très autrichienne de la Prusse, une inquiétude pour le sort de la monarchie et la peur de la révolution nationale et sociale. La personnalité de Lammasch11incarna parfaitement ce courant pacifiste .
D’un côté donc les nationaux-allemands, qui continuaient à espérer la victoire des armes allemandes, des jusqu’au-boutistes qui ne voulaient de paix que si l’Allemagne en sortait renforcée. De l’autre, le pacifisme patriotique et la social-démocratie, qui l’une comme l’autre voulaient et la paix et la réorganisation de l’Autriche en une Fédération de peuples libres. Un court instant, le parti pacifiste pro-autrichien et la social-démocratie s’opposèrent en commun aux pangermanistes. Quand à la Chambre des Seigneurs, Lammasch affronta courageusement les Schönburg et les Pattai12, les masses ouvrières l’applaudirent. Mais cette alliance ne tint pas longtemps. L’évolution interne de la social-démocratie y mit fin.
Entre 1914 et 1917, la « gauche » de la social-démocratie austro-allemande ne s’était acquittée que de la moitié de ses tâches dans le parti. L’orientation qui l’avait emporté dans un premier temps, était seulement un pacifisme démocratique. Maintenant, il s’agissait d’aller plus loin en passant du simple pacifisme à une ligne révolutionnaire.
À l’automne 1917, nous étions parfaitement conscients qu’à défaut d’une paix rapide, la guerre se terminerait par une révolution. Et tous ceux qui avaient observé l’évolution interne des mouvements nationaux des Tchèques, des Polonais, des Slaves du sud en 1917, pouvaient prédire à quoi elle ressemblerait : à partir du moment où serait brisé l’appareil contraignant les dix nations à l’obéissance, les Tchèques, les Polonais, les Slaves du sud feraient sécession et l’Autriche-Hongrie se désintégrerait. La question n’était pas de savoir si la classe ouvrière austro-allemande souhaitait cette désintégration, la question à laquelle nous devions répondre était de savoir quelle attitude elle devrait adopter quand Tchèques, Polonais et Slaves du sud feraient éclater l’empire.
Depuis 1899, nous demandions que l’Autriche devienne une Fédération de libres nations. Le cours de la guerre avait montré que cette solution ne suffirait pas à contenter les Tchèques, les Polonais et les Slaves du sud quand la révolution éclaterait, et qu’ils se battraient pour leur pleine indépendance nationale. Notre problème était : la social-démocratie austro-allemande peut-elle s’opposer à la révolution nationale des peuples slaves ? La révolution venue, doit-elle essayer de forcer des nations revendiquant leur pleine liberté, à se contenter d’un statut d’autonomie à l’intérieur de l’Autriche ?
Le programme de Brünn sur la question des nationalités avait été un programme révolutionnaire quand nous l’avions opposé en 1899 au centralisme de la bourgeoisie austro-allemande et au fédéralisme des provinces de la couronne défendu par l’aristocratie féodale. Il avait été un étendard révolutionnaire quand, de 1908 à 1914, nous l’avions brandi contre l’impérialisme belliciste. Il pouvait à la rigueur encore passer pour révolutionnaire en 1915 et 1916, quand nous nous en étions réclamés pour contester la politique en faveur des intérêts de la bourgeoisie austro-allemande. Mais en 1917 déjà, la chose ne souffrait plus le moindre doute : quand éclaterait la révolution, la transformation de la monarchie en Fédération de nations autonomes deviendrait le mot d’ordre de la contre-révolution, le programme que la dynastie, la bourgeoisie austro-allemande, la gentry magyare opposeraient aux nations en lutte pour leur totale émancipation. Notre question était : est-ce que, dans la révolution qui vient, la classe ouvrière doit se tenir du côté de la dynastie, de la bourgeoisie austro-allemande, de la gentry magyare, contre les nations revendiquant leur droit absolu à disposer d’eux-mêmes ?
Nous pesions les alternatives : à l’heure de la révolution, seule, la violence contre-révolutionnaire pourrait obliger les nations à réintégrer l’État austro-hongrois. Mais la violence contre-révolutionnaire ne peut pas édifier une Fédération démocratique de peuples libres, elle ne peut maintenir ensemble les peuples vaincus qu’en faisant usage de la force. Si c’est la révolution qui est victorieuse, l’Autriche ne deviendra pas une Fédération de peuples libres, elle se désintégrera. Si c’est la contre-révolution, celle-ci débouchera sur une tyrannie despotique qui pèsera autant sur les masses ouvrières austro-allemandes que sur les nations vaincues.
Nos réflexions nous ont amenés à la conclusion suivante : quand viendra la révolution, nous ne nous serrerons pas les coudes avec les forces contre-révolutionnaires, avec la dynastie, avec la bourgeoisie austro-allemande, avec la gentry magyare, pour défendre l’existence de l’Autriche contre les nations révolutionnaires. Nous devons reconnaître aux nations slaves leur droit inconditionnel à l’autodétermination, et en tirer la conclusion qui en découle logiquement pour nous : le même droit pour le peuple austro-allemand. Si les nations slaves réalisent leur unité et leur liberté dans de nouveaux États nationaux, nous devons, nous, chercher à réaliser l’unité et la liberté du peuple allemand par le rattachement de l’Autriche allemande à l’Allemagne. Si la révolution nationale des peuples slaves fait éclater l’empire, nous devrons, nous, mettre à profit la crise révolutionnaire pour faire avancer la cause de la révolution sociale, nous devrons, là où nous sommes, renverser la dynastie, établir une république démocratique, engager dans le cadre de la république démocratique la lutte pour le socialisme.
Si nous voulions préparer les esprits dans le parti aux tâches qui l’attendaient lors de la révolution nationale, il nous fallait briser l’autorité des théories de Renner sur la nécessité et la supériorité de « l’État supra-national », éduquer les masses pour qu’elles reconnaissent le droit inconditionnel des peuples à décider de leur destin, dépasser le programme de Brünn de 1899 sur les nationalités, et renouer avec la vieille tradition de la démocratie républicaine, celle de 1848, selon laquelle la tâche de la révolution autrichienne consisterait à dissoudre l’État autrichien lui-même, et à construire sur ses décombres des États nationaux libres.
Dès avant la guerre, depuis la crise bosniaque, j’avais écrit dans « der Kampf » que la guerre à venir remettrait le principe révolutionnaire des nationalités à l’ordre du jour de l’histoire. Quand je suis rentré de captivité en Russie en septembre 1917, j’ai entrepris de propager cette idée. Évidemment, si nous voulions nous adresser publiquement aux masses, nous étions obligés de respecter les limites que nous imposait la censure sur la presse. Nous ne pouvions donc pas parler ouvertement de révolution, mais devions recourir à des périphrases telles que « triomphe total de la démocratie » ou « convocation d’assemblées nationales constituantes ». Nous ne pouvions pas proclamer la dissolution de l’Autriche, mais seulement emprunter un détour en demandant que les seules affaires à demeurer communes aux diverses nations soient celles qu’elles fixent elles-mêmes par de libres accords. C’est ainsi que dans la « déclaration » que la « gauche » défendit au congrès d’octobre 1917, j’insérai la phrase suivante qui était une polémique contre Renner :
« De même que le problème social ne peut être résolu par l’adoption de simples mesures administratives, mais exige la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, de même le problème national ne peut être résolu par l’adoption de quelques lois concernant l’administration du pays, mais seulement par la victoire totale de la démocratie. Notre mot d’ordre dans la lutte pour l’autonomie nationale ne peut avoir pour seul horizon des questions de gestion locale, il doit être un appel à la convocation d’assemblées nationales constituantes des différentes nations, chacune d’entre elles fixant souverainement la Constitution et l’organisation administrative de sa nation et convenant avec les autres nations du mode de gestion des affaires communes. »
Mais en octobre 1917, le parti était encore si peu familiarisé avec cette approche que le congrès n’y comprit rien. Le même congrès qui cédait devant les conceptions de la « gauche » sur le positionnement du parti par rapport à la guerre, adopta une résolution de Renner qui demandait une réforme administrative démocratique comme base de la reconfiguration de l’Autriche en Fédération de nationalités, sans que les représentants de la « gauche » présents au congrès aient même soulevé la moindre objection. Ce sont seulement les événements de janvier 1918 qui ont commencé à acclimater l’idée du droit à l’autodétermination des nations dans la classe ouvrière austro-allemande.
À Brest-Litovsk, les représentants des puissances centrales négociaient la paix avec la délégation de la république soviétique sur la paix. Contre tous les projets de « rattachement » de l’impérialisme allemand et autrichien, Trotski défendait le droit à l’autodétermination de la Pologne, de la Lituanie et de la Courlande. Le 12 janvier, le général Hoffmann tapa du poing sur la table et proféra des menaces : les rassemblements de protestation que le parti organisa le lendemain à Vienne montrèrent l’indignation que suscitait dans les masses l’offensive impérialiste du Haut-commandement militaire allemand contre la république soviétique. La colère provoquée par le piétinement des négociations fut encore avivée par une grave crise du ravitaillement. Quand, le 14 janvier 1918, la ration de farine fut réduite de moitié, les ouvriers de Wiener Neustadt se mirent en grève. Le lendemain, la grève avait gagné Ternitz, Wimpassing, Neunkirchen, la vallée du Triesting et Sankt Pölten. Le mouvement s’étendait sans plan préconçu d’une entreprise à l’autre, d’une localité à l’autre. La direction du parti décida de l’unifier et de lui donner un but politique. Le 16 janvier, le journal « Arbeiter-Zeitung » publia un manifeste du parti qui déclarait que le peuple ne voulait pas « continuer à faire la guerre à la Russie avec pour seuls buts que l’empereur d’Autriche soit désigné roi de Pologne et que le roi de Prusse dispose économiquement et militairement de la Courlande et de la Lituanie. » Le manifeste se terminait par les mots suivants :
« C’est pourquoi nous vous appelons, vous ouvriers et ouvrières, à élever votre voix partout et sans cesse et avec la plus grande énergie, et à lutter avec nous :
– pour que la guerre se termine au plus vite !
– pour une paix sans conquêtes, ni ouvertes, ni dissimulées !
– pour une paix sur la base du droit authentique des peuples à l’autodétermination ! »
Que la direction du parti ait publié ce manifeste, que la censure, obéissant à une directive que Victor Adler et Seitz avaient arrachée au ministre-président Seidler, n’ait plus osé l’interdire, voilà qui témoignait des profonds changements qui s’étaient déjà opérés. La grève de la Basse-Autriche aurait sans doute aussi par elle-même entraîné les usines de Vienne, mais le manifeste donnait une unité à l’ensemble du mouvement. Le 16 janvier, c’est toute la classe ouvrière de Vienne qui était en grève. Le 17 et le 18, le mouvement gagnait à leur tour les régions industrielles de Haute-Autriche et de Styrie. Le 18 janvier, ce sont les ouvriers hongrois qui cessèrent le travail. Le nombre énorme de grévistes, la passion révolutionnaire déchaînée des assemblées de masse, l’élection des premiers conseils ouvriers lors des réunions de grévistes – tout cela donnait au mouvement un grandiose caractère révolutionnaire et éveillait dans les masses l’espoir de pouvoir immédiatement passer de la grève à la révolution, de pouvoir s’emparer du pouvoir et imposer la paix.
C’était, il est vrai, une illusion. Les commandements militaires réussirent en très peu de temps à jeter des forces importantes dans les régions où il y avait des grèves : c’étaient toutes des troupes roumaines, ruthènes, bosniaques, avec lesquelles les ouvriers grévistes ne pouvaient pas communiquer, de jeunes recrues intimidées que leurs chefs tenaient bien en main. Sans aucun doute, ces troupes étaient suffisamment fortes et sûres pour noyer dans le sang toute tentative des masses de pousser la grève jusqu’à un coup de force révolutionnaire.
Mais même si le militarisme autrichien n’avait plus eu à sa disposition les forces nécessaires pour écraser un soulèvement révolutionnaire, ce qui fut possible en octobre 1918 ne l’était pas encore en janvier. Car c’était la période de Brest-Litovsk, celle où l’impérialisme allemand fut à l’apogée de sa puissance. Depuis la révolution d’octobre, l’armée russe s’était complètement désintégrée. La gigantesque armée allemande du front oriental était devenue disponible. Dans les semaines qui ont suivi, le militarisme allemand put jeter un million d’hommes d’est en ouest. Au moment où l’impérialisme allemand disposait d’une armée de réserve plus importante que jamais auparavant, plus importante qu’elle n’en aurait jamais après, la révolution autrichienne n’aurait pu avoir d’autre résultat que l’invasion de l’Autriche par les armées allemandes. Elles auraient occupé l’Autriche comme elles ont occupé peu de temps après des zones infiniment plus vastes en Russie et en Ukraine, et auraient écrasé la révolution autrichienne comme elles l’ont fait peu de temps après avec la révolution en Finlande. Et comme la révolution aurait en même temps eu comme effet la dissolution du front sud, les armées de l’Entente progressant depuis le sud se seraient heurtées sur le sol autrichien aux armées allemandes pénétrant depuis le nord. L’Autriche serait devenue un des champs de bataille de cette guerre.
Nous savions combien le danger d’une invasion allemande était sérieux. Nous savions que c’était seulement parce qu’elle la redoutait que la cour de Vienne ne signait pas de paix séparée. Nous savions que les révolutionnaires tchèques avaient les mêmes craintes. Pendant la grève de janvier, aucun symptôme ne nous a davantage alertés que l’attitude de la classe ouvrière tchèque. Il n’y eut de grèves qu’à Brünn, où la direction était tenue par les centralistes rattachés aux syndicats de Vienne. Dans toute la vaste région tchèque où c’était la social-démocratie tchécoslovaque qui était à la direction, rien ne bougea. La social-démocratie tchécoslovaque subissait depuis longtemps déjà l’influence marquante des chefs révolutionnaires tchèques qui préparaient la révolution nationale des Tchèques et recevaient leurs instructions du Conseil national de l’émigration tchèque. Manifestement, les dirigeants de la révolution nationale tchèque n’étaient pas favorables à la participation des ouvriers tchèques à la grève. Alliés de l’Entente, ils ne pouvaient pas souhaiter une grève qui était une manifestation en faveur de la paix avec la Russie soviétique, car l’Entente venait de rompre avec celle-ci précisément parce qu’elle avait décidé d’entamer des négociations de paix avec les empires centraux. Ils pouvaient encore moins désirer que la grève se radicalise pour passer au stade de la révolution : pendant toute la guerre, leur tactique leur avait été dictée par la conviction que, tant que l’impérialisme allemand se serait pas battu, toute révolution tchèque ne pourrait déboucher que sur l’occupation de la Bohème et de la Moravie par des troupes allemandes.
Il nous fallait tenir compte de toutes ces considérations. Nous avions été pour la grève comme grande manifestation de volonté révolutionnaire. Mais nous ne pouvions pas vouloir que la grève passe au stade de la révolution elle-même. C’est pourquoi nous devions faire en sorte que la grève se termine avant que la faim ne contraigne les grévistes à la capitulation, qu’elle se termine dans des conditions qui renforcent la capacité d’action et la confiance en soi des masses. Dès le premier jour de la grève à Vienne, le 16 janvier, la direction du parti avait formulé des revendications à l’adresse du gouvernement. Le Conseil ouvrier élu par les assemblées de grévistes approuva ces revendications lors de sa première séance le 18 janvier. Le gouvernement céda. Le 19 janvier, le ministre-président remit à une délégation du Conseil ouvrier une déclaration de Czernin, le ministre des affaires étrangères, dans laquelle celui-ci s’engageait solennellement à ne faire échouer les négociations de paix sur aucune sorte de question territoriale, à ne prétendre à aucune acquisition de territoire aux dépens de la Russie, à reconnaître sans réserve aucune le droit de la Pologne à déterminer elle-même son sort. Il promettait en outre d’amender la loi sur l’effort de guerre, de réformer le service du ravitaillement, et de démocratiser le droit électoral dans les communes. Dans la nuit du 19 au 20 janvier, après des débats passionnés, le Conseil ouvrier adopta la motion présentée par la direction du parti et qui appelait la classe ouvrière à reprendre le travail le lundi 21 janvier. La passion révolutionnaire était telle que cette décision se heurta à une vive résistance dans les masses. Elle fut l’objet de discussions orageuses dans de gigantesques assemblées. Dans la plupart des entreprises, le travail ne reprit que le mardi, et même dans beaucoup d’entre elles seulement le mercredi, voire le jeudi.
Dans ces assemblées tumultueuses, les « radicaux de gauche » se livrèrent à une agitation frénétique. À l’été 1917, ce petit groupe emmené par Franz Koritschoner avait noué des liens avec les ouvriers de la zone industrielle de Wiener-Neustadt lors d’une conférence à St Aegyd im Föhrenwald. En janvier, son agitation avait contribué à l’extension de la grève de Wiener-Neustadt à la région industrielle de Basse-Autriche. Maintenant, il s’opposait à la décision d’arrêter la grève. Le déploiement militaire dans les régions touchées par la grève, l’attitude négative des ouvriers tchèques, les millions d’hommes tenus en réserve par l’impérialisme allemand – rien de tout cela ne le préoccupait. Pour lui, arrêter la grève était purement et simplement « trahir ». Il s’en prenait non seulement à la direction du parti, mais aussi à la « gauche », parce que nous étions partisans de mettre à exécution les décisions du conseil ouvrier. Les chemins de la « gauche » et des « radicaux de gauche » se séparèrent désormais. Tandis que la « gauche » gagnait progressivement le parti à ses conceptions, les « radicaux » s’opposaient au parti. En novembre 1918, ils fondèrent, avec un groupe de prisonniers de guerre revenus de Russie, le Parti Communiste.
La grève de janvier ne pouvait pas déboucher immédiatement sur la révolution. Mais elle avait été une démonstration révolutionnaire de grande portée historique et a énormément contribué à créer les conditions préalables à la révolution d’octobre et de novembre. Elle a affolé le gouvernement. Au début, on a songé, à la cour, à instaurer une dictature militaire qui écraserait les ouvriers rebelles. On avait choisi le prince Schönburg, général de cavalerie, pour être ministre-président. Mais l’empereur ne voulut pas courir le risque de cette provocation. Tremblant de voir la grève reprendre, le militarisme n’osa plus utiliser la force contre les ouvriers. L’influence de la social-démocratie en sortait renforcée, notre liberté de mouvement avait augmenté, la loi martiale dans les usines était sensiblement assouplie.
Ce qui pesa encore plus lourd, ce fut l’effet produit dans l’armée par la grève. La lutte ouvrière pour la paix rencontra un large écho auprès des soldats affamés et las de la guerre. L’effervescence dans les troupes se manifesta par une série de mutineries qui suivirent la grève de janvier. Des troupes slovènes se mutinèrent à Judenburg, des troupes magyares à Budapest, des troupes serbes à Fünfkirchen13, des troupes tchèques à Rumburg. À Cattaro14, au début de février, une grève des ouvriers de l’arsenal s’étendit à la marine de guerre. L’équipage des navires de guerre hissa le drapeau rouge, arrêta les officiers et exigea la conclusion de la paix sur la base des « 14 points » de Wilson. Il fallut l’intervention de la division de la flotte de Pola15appelée en renfort par le commandement et appuyée par des sous-marins allemands, pour contraindre les mutins à la capitulation. Les mutineries furent écrasées. Mais un signe montra que nous étions sortis renforcés de la grève de janvier, qu’elle avait apeuré les dominants : dans la plupart des cas, l’intervention des députés social-démocrates réussit à empêcher l’exécution des mutins condamnés à mort. Cependant, les idées révolutionnaires se répandaient de plus en plus dans les troupes. Elles gagnèrent encore en puissance avec le retour, suite à la paix signée avec la république soviétique, de dizaines de milliers de prisonniers de guerre qui avaient vécu la révolution en Russie et qui furent intégrés dans les troupes.
En même temps, l’idée révolutionnaire gagnait en consistance et en précision. La grève de janvier avait lié l’exigence de la paix et celle de la reconnaissance du droit des peuples à l’autodétermination. C’est cette grève, cette expérience, qui ancra dans la classe ouvrière austro-allemande la conviction que seule, la reconnaissance sans arrière-pensée du droit des nations à décider de leur destin pouvait mettre fin à la guerre. C’est alors seulement qu’elle commença à saisir devant quelles tâches la mettrait la révolution nationale toute proche des Tchèques, des Yougoslaves et des Polonais. Il fallait maintenant les préciser.
Le même 20 janvier où dans des réunions de masse houleuses, on débattait pour ou contre l’arrêt de la grève, avait lieu à Vienne au foyer des cheminots une rencontre entre quelques représentants de la « gauche » et des centralistes tchèques. Étaient présents aussi un social-démocrate polonais et un social-démocrate slovène. Nous étions convaincus que le moment de la révolution n’était pas encore arrivé, raison pour laquelle nous étions d’accord avec la reprise du travail. Mais nous étions également convaincus que ce moment était proche, raison pour laquelle nous nous étions rencontrés pour nous mettre d’accord sur les tâches concrètes du prolétariat lors de la révolution nationale. Le résultat de ces discussion fut le « programme des nationalités de la gauche ».
Le programme partait du constat que les nations slaves de la monarchie avaient atteint un stade qui ne leur permettait plus de supporter la domination étrangère et leur propre écartèlement. « Elle exigent le droit à l’autodétermination. Elles l’obtiendront dès que la pleine victoire de la démocratie sera venue à bout des forces qui asservissent les peuples. » Et qu’est-ce que la social-démocratie internationale aurait alors à faire à ce moment-là, qui n’allait plus tarder ? – c’est la question à laquelle le programme s’efforce de répondre. Voici ce qu’on y lit :
« La social-démocratie allemande est un parti démocratique, international, révolutionnaire, elle ne peut donc combattre cette évolution. Elle ne peut que reconnaître le droit de la nation tchèque à disposer d’elle-même, le droit des Slovènes, des Croates et des Serbes à s’unir dans une cité commune sud-slave. Elle ne peut que soutenir l’exigence que tout le peuple polonais soit réunifié, incluant donc celle de la réunion de ses composantes de Galicie et de Silésie à la Pologne indépendante.
Les Allemands ne sont qu’une minorité dans la population autrichienne. L’hégémonie de la bourgeoisie allemande en Autriche repose seulement sur des privilèges politiques et sociaux. Elle est donc ébranlée par l’essor économique et culturel des autres nations. Avec la victoire de la démocratie, elle s’effondrera totalement. Cette victoire assurera aux peuples slaves et roumains d’Autriche-Hongrie leur propre existence étatique. De ce fait, l’Autriche allemande se détachera de l’agrégat multinational qu’est l’Autriche pour former de son côté une unité politique particulière. Celle-ci une fois constituée, elle pourra définir ses relations avec l’Allemagne, en toute indépendance, en fonction de ses besoins et de sa volonté.
La démocratie est une nécessité vitale pour le prolétariat. La social-démocratie allemande ne peut donc maintenir les privilèges politiques et sociaux sur lesquels repose l’hégémonie nationale de la bourgeoisie allemande en Autriche. Mais c’est précisément en abolissant ces privilèges et en soutenant ainsi les aspirations émancipatrices des autres nations, que la classe ouvrière allemande prépare l’unité et la liberté de la nation allemande, l’union de tous les Allemands dans une seule communauté démocratique allemande.
Par ailleurs, les social-démocraties tchèque, polonaise et sud-slave se doivent de combattre toute tentative qui serait faite par leurs bourgeoisies respectives pour asservir d’autres nations au nom de la liberté de la leur propre. La social-démocratie tchèque doit absolument se battre contre les prétentions de la bourgeoisie tchèque à faire entrer dans l’État tchèque les régions allemandes de Bohème et de Moravie, les régions allemandes et polonaises de Silésie. La social-démocratie polonaise doit refuser catégoriquement la revendication nationaliste qui voudrait inclure dans l’État polonais les régions ukrainiennes de Galicie orientale ainsi que des territoires lituaniens et biélorusses. La social-démocratie sud-slave doit repousser sans ambages tout projet d’enrichir son peuple aux dépens des Italiens, des Albanaisou des Bulgares. »
Sur la base de ces principes, le programme demandait : une assemblée nationale constituante totalement souveraine pour chaque région linguistique homogène, la résolution des différends frontaliers par voie de référendum, aucune autre sorte d’association de droit public entre les nations que celles dont elles auraient éventuellement convenu volontairement entre elles.
Ce programme poussait jusqu’au bout la logique découlant de la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes en demandant pour la première fois « l’union de tous les Allemands dans une seule communauté démocratique allemande » – une périphrase utilisée à cause de la censure pour dire « la république » – et donc le rattachement de l’Autriche allemande à l’Allemagne. Ce faisant, il reprenait les traditions de 1848, les traditions des années soixante. En s’en écartant, il est vrai, sur un point essentiel. En 1848, les Tchèques et les Slaves du sud étaient encore des peuples paysans archaïques, toute la culture bourgeoise de Bohème, de Moravie, de Carniole, était allemande. Opposés à la révolution nationale des Allemands, des Magyars, des Italiens, les Tchèques et les Slovènes étaient alors devenus des soutiens de la contre-révolution monarchique. Un État national tchèque ou yougoslave n’aurait été alors imaginable que comme État vassal de la Russie tsariste. C’est la raison pour laquelle la démocratie de 1848 a radicalement refusé aux Tchèques et aux Slovènes le droit d’accéder à une autonomie étatique. Son but était l’intégration des pays d’Autriche qui avaient historiquement appartenu à la Confédération germanique, y compris les territoires tchèques et slovènes, dans une république allemande, à côté de laquelle, seules les nations révolutionnaires historiques – les Italiens, les Magyars, les Polonais – étaient appelées à bâtir leurs États nationaux indépendants. Les soixante-dix années qui se sont écoulées depuis lors ont totalement changé la situation. Les Tchèques et les Slaves du sud avaient entre-temps développé leur propre culture bourgeoise, ils étaient les acteurs de la révolution nationale contre les Habsbourg, et après la révolution russe, ils ne pouvaient plus servir d’instruments au tsarisme. Le programme des nationalités de la gauche ne pouvait donc plus demander le rattachement à l’Allemagne des pays historiques de la Confédération, mais seulement celui des provinces germanophones de l’Autriche. Il devait reconnaître le droit à librement disposer de soi-même, non seulement aux nations historiques : aux Polonais, aux Italiens et aux Magyars, mais aussi aux nations autrefois sans histoire : aux Tchèques, aux Yougoslaves et aux Ukrainiens.
Le programme des nationalités de la gauche a été rédigé au moment de Brest-Litovsk, quand la révolution russe luttait contre l’impérialisme allemand. Il a d’abord été conçu comme une proclamation contre l’impérialisme allemand, qui était alors, après la débandade de l’armée russe, plus sûr de lui et plus conquérant que jamais. C’était l’époque de ses projets les plus aventureux. À Brest-Litovsk, il voulait rattacher la Courlande et la Lituanie à l’Allemagne, et partager la Pologne entre l’Allemagne et l’Autriche. Quelques jours plus tard, les projets annexionnistes allemands s’étendaient déjà aussi à la Livonie et à l’Estonie. En Finlande, les troupes allemandes devaient installer un prince allemand, en Ukraine, elles installèrent effectivement le hetman comme vassal de l’Allemagne. Avec le traité de Bucarest, la Roumanie devait être économiquement assujettie à l’Allemagne. En même temps, Ludendorff préparait la grande offensive à l’ouest qui devait écraser la France et assurer à l’Allemagne la libre disposition économique et militaire de la côte flamande. C’est ainsi que se profilaient, comme buts de la guerre allemande, les contours d’un gigantesque empire qui mettrait, sous commandement allemand les dix nations d’Autriche-Hongrie dans une « Europe Centrale » constituée en communauté économique et de défense, et sous souveraineté allemande, à l’ouest, la Belgique et les bassins miniers français de Longwy et Briey, à l’est, les peuples limitrophes de la Russie du golfe de Finlande jusqu’à la Mer Noire, et au sud-est, la Roumanie, les Balkans et la Turquie jusqu’au golfe Persique. À ces projets de domination de l’impérialisme allemand, nous opposions le principe de libre disposition des peuples, à l’idée pangermaniste d’une « Europe Centrale » qui permettrait à la bourgeoisie allemande de régner sur vint-cinq petites nations, nous opposions la vieille idée des républicains partisans de la Grande Allemagne en 1848, qui pensaient que le peuple allemand ne pouvait gagner son unité et la liberté qu’en reconnaissant aux autres nations leur droit à l’unité et à la liberté. L’idée de l’unité allemande dans une Grande Allemagne resurgissait dans la lutte contre les projets de conquête pangermanistes. Friedrich Adler a formulé plus tard cette opposition dans les termes suivants : « Le pangermanisme, c’est : partout où le sabre allemand peut imposer sa loi – la Grande Allemagne, c’est : partout où l’on parle allemand. » Tandis que sur l’autel de ses projets expansionnistes délirants, l’impérialisme allemand sacrifiait corps et biens de la nation, nous préparions, nous, les bases de la politique allemande future : la seule voie que pouvait suivre le peuple allemand dès que se serait accompli l’inéluctable, à savoir la défaite de l’impérialisme allemand devant la supériorité matérielle des peuples du monde qu’il avait défiés, l’effondrement de toute domination allemande sur d’autres peuples.
L’importance historique du programme des nationalités de la gauche consistait précisément en ce qu’il préparait le parti aux tâches de l’avenir, quand, ce qui se produirait inévitablement, lui reviendrait la direction de la nation. Dans un premier temps, ce programme suscita de violentes oppositions dans les rangs du parti, Renner, en particulier, le combattit passionnément. Il fut à l’origine d’un très vif débat dans les colonnes de « der Kampf », un débat qui se prolongea dans beaucoup de réunions et de conférences internes. C’est dans ces débats, avec ces débats, que le parti parvint à faire progressivement siennes certaines idées au sujet de la révolution qui venait, et des tâches qui lui incomberaient alors. Au fur et à mesure que les militants constataient par eux-mêmes que les puissances centrales allaient à la défaite et que l’Autriche se disloquait, les conceptions formulées par la gauche s’imposèrent dans le courant de l’été 1918. Le 3 octobre, le club des députés social-démocrates adopta une résolution qui reprenait les principes du programme des nationalités de la gauche. Nous reviendrons sur cette résolution, car c’est avec elle que commença à proprement parler la révolution d’octobre. Dans les discussions qui précédèrent, Renner l’avait encore combattue, en n’ayant plus le soutien que de quelques députés. Quelques jours plus tard, il se soumit lui aussi au verdict de l’histoire, comprenant qu’il n’y avait désormais plus d’autre voie que celle que la « déclaration » de la gauche au congrès d’octobre 1917 avait esquissée, que le programme des nationalités de la gauche avait définie nettement pendant la grève de janvier 1918, et qui l’avait peu à peu emporté dans les discussions de l’été 1918. Les clivages internes au parti étaient dès lors dépassés. Concernant ce qu’il avait à accomplir dans l’immédiat, le parti avait retrouvé son unité. En octobre et novembre 1918, il suivit, uni et soudé, la voie que la gauche avait tracée dans son programme.
La « gauche » avait été la force motrice de l’importante évolution interne qu’avait vécue le parti pendant la guerre et qui l’a préparé à ce qu’il avait à faire pendant la révolution. Mais si les oppositions, au lieu de se figer et d’aboutir à une scission, ont pu être dépassées par un mouvement qui a entraîné tout le parti, le mérite en revient aux deux courants, à la droite comme à la gauche. Sous la direction avisée de Victor Adler, de Seitz et d’Austerlitz, la majorité, mesurant les transformations intervenues dans la situation historique, a rectifié progressivement ses conceptions, adapté progressivement sa position aux changements dans l’état d’esprit des masses, et dissout progressivement l’antagonisme qui séparait la droite et la gauche. L’unité du parti a été un facteur décisif qui a pesé de façon déterminante sur tout le déroulement de la révolution.
Otto Bauer
Traduction de Gérard Billy – 2018
Les notes de bas de page sont du traducteur
En complément possible :
Introduction de Claudie Weill à la réédition de l’ouvrage d’Otto Bauer : La question des nationalités, introduction-de-claudie-weill-a-la-reedition-de-louvrage-dotto-bauer-la-question-des-nationalites/
Didier Epsztajn, Patrick Le Tréhondat, Patrick Silberstein : Avant-propos à la réédition de l’ouvrage d’Otto Bauer : La question des nationalités, avant-propos-a-la-reedition-de-louvrage-dotto-bauer-la-question-des-nationalites/
Otto Bauer : La question des nationalités, libre-declaration-de-nationalite-autonomie-et-auto-administration/
Roman Rosdolsky : Friedrich Engels et les peuples « sans histoire » La question nationale dans la révolution de 1848, oppression-sociale-et-oppression-nationale/
Cinquième partie de la postface de Georges Haupt et Claudie Weill à l’ouvrage de Roman Rosdolsky : Friedrich Engels et les peuples « sans histoire », cinquieme-partie-de-la-postface-de-georges-haupt-et-claudie-weill-a-louvrage-de-roman-rosdolsky-friedrich-engels-et-les-peuples-sans-histoire/
7 Partisan d’une variété de libéralisme social, auteur d’un livre à succès publié en 1915 sur les buts de la guerre dans lequel il prône une sorte d’impérialisme libéral centre-européen
8 Revue mensuelle de la social-démocratie autrichienne fondée par Otto Bauer, Adolf Braum et Karl Renner. Elle parut de 1907 à 1934