« Ce livre résulte d’un sentiment d’impuissance intellectuelle devant l’enfermement, devant la mort. Sa réalisation, dans la hâte, est une sorte de rite de passage, notre rite, signal de notre envie de reprendre le travail de chercheuses et chercheurs en sciences sociales et humaines, tout en réactivant la mission fondamentale de nos disciplines : produire de l’orientation. Et nous voulons partager ce réveil et cette envie avec tout un chacun. ». Dans leur avant propos, Fiorenza Gamba, Marco Nardone, Toni Ricciardi et Sandro Cattacin soulignent, entre autres, qu’à défaut de médicament spécifique ou de vaccin, « un virus relève surtout de subjectivités, d’émotions, voire d’irrationalités, autrement dit d’êtres humains, dans tous les aspects personnels, sociaux et culturels qui peuvent les caractériser », le manque de connaissance en sciences sociales de celles et ceux qui occupaient la scène médiatique, l’expérience du VIH/sida et de l’intervention des associations, l’importance de la « production de connaissances sur l’agir humain »…
Je ne peux détailler l’ensemble des analyses et des sujets abordés. Si certaines formules me paraissent discutables, à commencer par la notion de « société du risque », je souligne la qualité des argumentations, la volonté d’une pratique pluridisciplinaire, le refus de l’enferment dans le domaine strictement « médical », la prise en compte de l’historicité des phénomènes sociaux, le périmètre élargi des études. S’il s’agit d’un livre à chaud, il nous apporte de riches contributions pour penser et agir hors des cadres imposés et fortement étriqués par les pouvoirs institutionnels.
Dans leur introduction, les auteurs et l’autrice discutent de technologie, d’exploitation de la nature, du rythme électoral de la politique, de « spirale d’aggravation de l’impact d’une catastrophe », des systèmes de contrôles et de leur complexité, de la pandémie de la grippe dite espagnole, des catastrophes autour des centrales nucléaires, des paniques crées par certaines maladies (Ebola, Sras, Covid-19), des messages des pouvoirs politiques et des institutions sanitaires, « La gestion des risques épidémiques ne peut pas se faire avec la déclaration selon laquelle « tout est sous contrôle » alors que, dans le même temps, les informations quotidiennes nous disent le contraire », d’informations régulières et transparentes, de solutions « appropriées, raisonnables et acceptables », du contexte d’incertitude, du temps de l’apprentissage, « D’une certaine manière, nous apprenons aujourd’hui, à un prix élevé, ce qui demain sera vécu comme un comportement habituel face aux défis épidémiologiques », des sciences sociales, « Ce que nous venons de décrire, la société des risques avec ses peurs et ses pertes d’orientation et l’apprentissage sociétal dans l’incertitude, entre conservatisme et expérimentation, sont parmi les éléments clés de la compréhension d’une pandémie et de la façon de la circonscrire ».
Iels rappellent que les sciences sociales et humaines ne sont pas univoques, que des réponses aujourd’hui élaborées ne fournissent pas de « lois » définies ou de scénarios futurs, que le travail interdisciplinaire présenté contient plus de questions que de réponses…
Fiorenza Gamba, Marco Nardone, Toni Ricciardi et Sandro Cattacin fournissent un aperçu du livre, une belle invitation à la lecture, que je reproduis :
« Le livre se compose de cinq parties. Chaque partie recueille plusieurs contributions abordant une thématique spécifique. Nous en proposons ici une brève vue d’ensemble. La partie A est intitulée Dynamiques des sociétés. Elle s’ouvre par la contribution de Toni Ricciardi, qui cherche à saisir l’actuelle crise sanitaire à travers le prisme de l’histoire globale, en interrogeant les manières de réagir relevant de différentes époques, ainsi que les conséquences des crises sanitaires du passé. L’article suivant est écrit par Sébastien Salerno et traite des enjeux de la communication liée au COVID-19, des tweets des autorités fédérales suisses et de l’OMS, jusqu’aux fake news. La contribution de Marlyne Sahakian analyse le COVID-19 sous la lumière des changements de modes de consommation que celui-ci a entraînés dans l’immédiat et entraînera, éventuellement, aussi à moyen et à long terme. De son côté, Jean-Michel Bonvin étudie l’influence de la pandémie sur les dynamiques économiques et productives, dans leurs rapports à l’espace, au temps et au social. L’article de Mathilde Bourrier examine les enjeux des organisations contraintes, en ce temps de crise, à appliquer des « modes dégradés à marche forcée ».
La section B est intitulée Appartenances. Fiorenza Gamba examine à la loupe les rituels qui surgissent lors de cette période exceptionnelle, des applaudissements aux balcons et des apéros en ligne, jusqu’aux funérailles. L’article de Bernard Debarbieux débat des enjeux spatiaux et de leurs appellations, produits par le COVID-19, dont font partie la fameuse distance sociale et le confinement. La ville est le sujet de la réflexion de Maxime Felder, qui expose les changements des rapports sociaux propres à la vie urbaine soumise aux restrictions du confinement. Ruxandra Oana Ciobanu analyse les différentes formes de soutien transnational mises en place dans le contexte particulier de la pandémie par les migrant·es et leurs réseaux sociaux dans les pays d’origine.
La partie C est intitulée Vulnérabilités. Sandro Cattacin y discute des effets du COVID-19 sur les positionnements sociaux et les dynamiques de stigmatisation. Eric Widmer, Vera de Bel, Olga Ganjour, Myriam Girardin et Marie-Ève Zufferey examinent les dynamiques familiales, parfois fra- giles, dans le cadre du confinement, en portant une attention particulière à la parentalité. Dans une perspective comparative entre la Suisse et l’Espagne, la contribution collective de Michel Oris, Diego Ramiro Farinas, Rogelio Pujol Rodríguez et Antonio Abellán García étudie la crise sani- taire afin de réfléchir à la position sociale occupée par les personnes âgées. Daniel Stoecklin se concentre, quant à lui, sur les enfants et expose les débats portant sur leur santé ; il analyse le respect de leurs droits et formule des recommandations quant à leur participation aux mesures prises en vue de les protéger. L’article d’Emilie Rosenstein propose de lire l’expérience du confinement à la lumière de la sociologie du handicap. Marco Nardone interroge les en- jeux que le COVID-19 soulève dans et autour de la prison, en discutant des politiques pénales, des mesures prises par les administrations pénitentiaires et des réactions des per- sonnes détenues. Dans son analyse du confinement, Loïc Pignolo focalise son attention sur les difficultés auxquelles doivent faire face les personnes qui participent à des activités économiques illégalisées, comme celles qui vendent ou consomment du cannabis.
La partie D est intitulée Gérer la santé. Claudine Burton- Jeangros s’intéresse à la gestion mondiale de la crise sanitaire, notamment aux rapports de pouvoir dans lesquels sont impliqués les différents acteurs et les différentes actrices qui y participent, tant à l’échelle globale qu’à l’échelle locale. Le COVID-19 représente l’occasion, pour Nicola Cianferoni, de débattre de la fermeture des entreprises en tant qu’enjeu crucial de la santé des travailleuses et des travailleurs. La contribution de Philippe Wanner questionne le travail et les méthodes d’épidémiologie et, plus générale- ment, des sciences médicales ainsi que les apports offerts par les sciences sociales dans ce domaine spécifique. Thomas Abel discute de l’éducation à la santé dont fait état la population, ainsi que la part de responsabilité de cette dernière, par son comportement approprié ou inapproprié, dans la propagation du virus. Toni Ricciardi clôt la partie D avec le constat suivant : « Les frontières n’existent pas ». Il entame une réflexion sur les liens entre la circulation inter- nationale des personnes et celle des maladies.
La partie E est la partie conclusive de l’ouvrage. Nous y développons une réflexion plus ample sur la place des sciences sociales dans un domaine, celui de la pandémie du COVID-19, qui n’est instinctivement associé qu’à la biologie ou la médecine. »
Je choisis subjectivement deux articles.
Je commence par un des articles sur la santé. Nicola Cianferoni propose de « Saisir la pandémie pour repenser la santé au travail ». Il interroge les organisations du travail (prévention des infections, préservation de la santé…), les espaces démocratiques « visant à l’élaboration d’une responsabilité collective où les travailleuses et travailleurs pourraient un rôle central dans la prévention », les logiques sociales s’affrontant dans les entreprises, les législations introduisant « des limitations à l’usage de la force de travail par le capital », le travail comme nuisance grave « à la santé de toutes et tous », les inégalités face à la maladie dans les lieux de travail, les métiers féminisés et les expositions aux comorbidités, les nouvelles contraintes imposées, la question de la responsabilité et de l’élaboration des mesures de protections, le renforcement des droits…
L’auteur insiste sur l’emprise sur l’organisation du travail, la mise du travail « au cœur du rapport de force », le travail comme « question politique et démocratique », l’apport des connaissances scientifiques, les dimensions individuelles et collectives, « En protégeant l’intégrité des individus et en leur accordant la possibilité de délibérer ensemble sur les conditions d’exercice de leur activité professionnelle, ces droits favoriseraient l’action collective des travailleuses et travailleurs dans les entreprises face à un environnement sanitaire dégradé »…
De l’auteur, Travailler dans la grande distribution. La journée de travail va-t-elle redevenir une question sociale ?, le-retour-de-la-journee-de-travail-au-coeur-de-la-question-sociale-du-xxie-siecle/
Dans la seconde partie de l’ouvrage, j’ai notamment été intéressé par l’article sur les enfants, la réduction de leur bien-être physique et psychique pendant le confinement, l’exposition aux violences, leur non consultation, « les enfants sont très peu consultés, voire pas du tout. On pense pour eux », les projections des adultes, « les enfants doivent correspondre à l’enfance telle qu’entendue par les adultes », les discours « structurellement adulto-centrés », le statut subordonné de l’enfant et de ses droits (en complément possible, Yves Bonnardel : La Domination adulte, l’oppression des mineurs, ce-nest-quen-ayant-lambition-de-realiser-nos-reves-quon-peut-pretendre-leur-donner-une-chance/), les restrictions et la précarité de millions d’enfants, les modifications de dynamique familiale, « La fermeture des écoles entraîne des modifications importantes de la dynamique familiale », l’enseignement et la vie entre enfants, « Les échanges multilatéraux en classe, dynamique fondamentale de l’apprentissage par comparaisons, saisie des nuances, adhésions concertées, font cruellement défaut », le déficit de la force collective d’apprentissage…
L’article se termine sur des recommandations du Rapid Évidence Report sur le covid-19 (Octroyer une reconnaissance ; Soutenir les enfants individuellement ; Soutenir l’influence collective ; Promouvoir l’inclusion ; Coordonner les solutions numériques et hors lignes ; Ressources pour les professionnels ; Inclusion dans la santé publique ; Mesures économiques).
L’auteur nous rappelle aussi que « Les droits de l’enfant constituent donc non seulement un bien pour les enfants, mais pour l’humanité entière »…
Le blog est ouvert à des présentations détaillées d’autres articles.
En conclusion, Fiorenza Gamba, Marco Nardone, Toni Ricciardi et Sandro Cattacin reviennent sur le rétrécissement de la scientificité à la biologie et à la médecine, la menace et la perception du danger, le changement climatique et sa perception comme « menace diluée dans le temps », la connaissance et l’ignorance, les répercutions sociales du confinement, la révocation de la liberté individuelle, la responsabilité des choix confiée à des institutions, les débats au sein des expertises, les affrontements, les contradictions et les incohérences politiques, la liberté et la vie privée, « les individus destinataires des mesures de confinement ne sont pas seulement les objets de cette pandémie, mais aussi les acteurs impliquées directement dans ce processus »…
Sous la direction de Fiorenza Gamba, Marco Nardone, Toni Ricciardi et Sandro Cattacin : COVID-19 Le regard des sciences sociales
En téléchargement gratuit :
https://www.seismoverlag.ch/fr/daten/covid-19/?
Editions Seismo, Genève et Zurich 2020, 338 pages, 33 euros
Didier Epsztajn
Sommaire :
En guise d’introduction : Qu’arrive-t-il à nos sociétés ?
Sandro Cattacin, Toni Ricciardi, Fiorenza Gamba et Marco Nardone
Partie A : Dynamiques de sociétés
Les pandémies dans une perspective d’histoire globale, Toni Ricciardi
Communiquer une pandémie, Sébastien Salerno
Consommation au temps du covid-19 : Retour vers un futur durable, Marlyne Sahakian
Les dynamiques productives à l’épreuve du virus, Jean-Michel Bonvin
Le mode dégradé à marche forcée, Mathilde Bourrier
Partie B : Appartenances
On ne (sur)vit pas sans rituels, Fiorenza Gamba
Distance sociale et confinement au temps du covid-19, Bernard Debarbieux
La ville confinée, Maxime Felder
Les familles et le soutien à distance, Ruxandra Oana Ciobanu
Partie C : Vulnérabilités
Stigmatisations inversées, renversées et rétablies, Sandro Cattacin
Dynamiques familiales et covid-19 : réactions à la période de confinement, Eric Widmer, Vera de Bel, Olga Ganjour, Myriam Girardin et Marie-Eve Zufferey
La crise comme révélateur de la position sociale des personnes âgées, Michel Oris, Diego Ramiro Farinas, Rogelio Pujol Rodríguez et Antonio Abellán García
Les enfants face aux conséquences du covid-19, Daniel Stoecklin
Handicap, confinement et l’expérience de la vulnérabilité, Emilie Rosenstein
Le covid-19 en prison, Marco Nardone
Confiner l’illégalité. Le marché du cannabis transformé, Loïc Pignolo
Partie D : Gérer la santé
Covid-19 : une mise à l’épreuve de la gestion mondiale des épidémies, Claudine Burton-Jeangros
Saisir la pandémie pour repenser la santé au travail, Nicola Cianferoni
Épidémiologie et sciences sociales, Philippe Wanner
Covid-19. Éducation à la santé et coresponsabilité, Thomas Abel
Pandémie et frontières : A la recherche du coupable, Toni Ricciardi
Partie E : Conclusion
Sciences sociales et humaines comme sciences de l’orientation, Fiorenza Gamba, Sandro Cattacin, Toni Ricciardi, Marco Nardone