« Tout a commencé en 2017 avec une représentation d’Un démocrate, pièce écrite et mise en scène par Julie Timmerman, consacrée à la figure d’Edward Bernays, le père des Public Relations ».
Dans son introduction, introduction-de-stephane-resche-au-livre-un-democrate-une-piece-de-julie-timmerman/, publiée avec l’aimable autorisation des Editions C&F, Stéphane Resche aborde le rôle d’Edward Bernays en termes de « structuration textuelle, publicitaire, communicationnelle de notre actuelle société de la suggestion », le texte de la pièce de Julie Timmerman et ses accompagnements artistiques et critiques…
« L’ouvrage que vous tenez entre les mains (on vous l’a bien vendu, n’est-ce pas ?) est le fruit d’un enchaînement de collaborations et de partenariats, comme pour démontrer que face à la manipulation des masses par la manipulation des mots, la seule solution consiste à se souder, à faire corps et front, pour mieux comprendre d’abord, pour mieux répondre ensuite. Le résultat est évident : c’est un livre qui dit les choses de notre temps. Un livre que l’on peut renverser, lire d’un trait, dans le désordre, ou feuilleter. C’est une pièce de théâtre augmentée mais aussi une série de points de vue illustrés. »
Une pièce de théâtre, la séduction de la propagande et sa mise en scène, les mondes visuel et écrit, le graphisme, l’art discret de la typographie, la photographie, des « stratégies de riposte à l’usage propagandiste des images », des idées pour construire un avenir émancipateur…
Un choeur, Edward Bernays, un docteur, « les gens croiront davantage ce que je dis si vous m’appelez Docteur ! », publicité et relations publiques, « Le publicitaire vend le Bien qui existe dans le produit. Moi, j’invente le Bien dans le produit ! », la fabrication de contexte, la manipulation des opinions et des habitudes…
Entre dialogues et déclamations de choeur, temps présent et histoire, l’autrice articule les moyens de la dramaturgie, pour nous faire rire et pleurer, parcourir le siècle.
Avec des moyens propres aux univers poétiques, Julie Timmerman aborde, entre autres, le souffle des rêves, l’inconscient, « Le continent inconnu », le désir et la peur, le respect de l’autorité, ce que les un·es et les autres croient vrai, l’ère des publics relations, les approches segmentaire et émotionnelle, l’incitation à acheter, l’oncle Sigmund, la création du sensible, le changement de couleur de la mode, « Si je peux changer la couleur de la mode, je peux aussi changer les rêves des gens », les conflits d’intérêt et leur déni, la dilution dans le temps des effets mortifères des poisons consommés, le réel et sa négation, les « masses » sans individu·es…
J’ai particulièrement apprécié le dialogues des quatre ouvriers en haut d’un gratte-ciel en construction, les pieds dans le vide, la photo, les besoins limités, « Donc il faut que les gens achètent par désir, car les désirs, eux, sont infinis », les machines à bonheur…
Je souligne aussi les voix dans la tête et les mauvais rêves, l’hypnose de masse, les associations forcées (En complément possible, Johann Chapoutot : Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, un-essai-historique-sur-les-racines-du-management-le-nazisme-comme-modele-de-direction-des-ressources-humaines/)…
L’autrice joue avec les choeurs et leurs interventions, donne ainsi une profondeur à l’espace, intègre l’hier au présent, comme par exemple le Guatemala de 1954. Les princes de la propagandes sont aussi des guerriers et des tueurs. Comment ne pas faire le rapprochement avec d’autres brigands, comme les Chicago Boys et Milton Friedman dans leur soutien au régime d’Augusto Pinochet.
Et déjà, des accords mettant « l’entreprise au-dessus de la loi », la guerre des mots l’invasion masquée en libération, les théories du complot… et le bruit bienvenu des haches…
Les moyens et la force d’une mise en perspective et en scène d’une petit prince mal intentionné…
« Cet ouvrage n’est pas un traité, ni un manifeste, encore moins une notice ou un règlement. Il ne vous demande aucune adhésion, pas plus qu’il ne vous met au ban. Il se présente plutôt comme un objet singulier qui pourrait échapper aux catégories péremptoires mais qui assume résolument son objectif : protéger un instant votre regard de lecteur – et de citoyen – de la lumière qui l’aveugle, jeter l’ombre du doute sur les évidences dans lesquelles nous baignons, jouer les chatoiements de ce nouveau clair-obscur pour révéler un tant soit peu les jeux de pouvoir et d’argent dont nous sommes quelques fois les pions ».
Stéphane Resche, Pour une petite histoire de la propagande quotidienne », parle de supercherie, de l’art de manipulation des masses, de viol de l’« intimité décisionnelle », de mise en scène non limitée au plateau du théâtre, de « libre arbitre »…
L’auteur revient sur certains épisodes de la pièce de Julie Timmerman, « Dans, l’agacement de l’homme jamais satisfait, on entrevoit les limites absolument risibles d’un comportement puéril », l’alternance d’épisodes historiques et d’anecdotes de la vie d’Edward Bernays, d’une sorte de « biographie animée », de dynamisme scénique…
« Prendre le temps de poser les yeux dessus, c’est comme arrêter le temps et croquer avec un plaisir non feint les grossières ficelles qui visitent nos pensées et cadrent nos esprits ».
Mathis Buis, « De la conquêtes des idées », analyse les tranquillisantes comptines médiatiques, les procès mettant au rébus les « poussiéreuses méthodes de propagande », la manipulation des foules comme fonds de commerce, les convictions anti-démocratiques des « élites politiques », la force de l’inconscient, « détourner l’image et le ressenti du public auprès de ce que vous souhaitez vendre pour les associer à quelque chose d’inconscient désiré », la propagande publicitaire de l’industrie du tabac, l’United Fruit Company au Guatemala, le marketing…
Karine Chambefort-Kay, « Edward Bernays et le pouvoir des images : manipulations et ripostes photographiques », se penche sur les images et les représentations, les images mentales, « Nous allons montrer commet se sont articulés la prolifération des images et le développement des relations publiques et comment les formes de riposte visuelle se sont aussi fait jour, dont les stratégies sont toujours pertinentes face aux formes de propagande d’aujourd’hui », la fabrication des événements, l’incitation à fumer pour les étasuniennes, la retouche physique des images, les modalités de circulation massive, l’American way of life, le modèle de réussite, les modalités de démenti, des photos de Margaret Bourke-White ou de Dorothea Lange, la confrontation entre dessin publicitaire et photographie documentaire, les images jetant le trouble, les visions démythifiées de l’« Amérique ». Je souligne les paragraphes sur « donner une voix », l’historicisation du conflit, le mode participatif, des voies de résistance…
« Dans l’espace imprimé pourtant, composition, caractère, mise en page, interprétation, rythme, lumière et ombre, préparent un temps qu’habitera le lecteur ou la lectrice, des mouvements que ses yeux feront sur et autour du texte »
J’ai particulièrement été intéressé par le bel article de Nicolas Taffin, « Typopaganda », l’art de composer, les détails infimes et les vides, les histoires de livres, la bibliographie des mauvaises intentions, l’art paradoxal de « dessiner des formes que personne ne verra », ce que l’oeil lit et ne voit pas, les pièces tordues du puzzle sémantique, l’art des typographes, la déconstruction discrète des signes « pour y faire place à la liberté », ce qui se joue sur la scène de la double page, un théâtre et un autre…
« La pièce a l’intérêt de modifier l’image de la propagande en la sortant du seul domaine politique de la manipulation des masses dans le contexte des régimes totalitaires. Elle révèle ses évolutions antérieures au centre même d’un régime démocratique »
Florence Jamet-Pinkiewicz, « De l’art d’influencer l’opinion, images d’une manipulation invisible » discute de l’image « en amont des images effectivement conçues et diffusées », des contextes de réception, du pouvoir créateur de l’image, de cette fin qui primerait une fois de plus les moyens, du fantasme de prédiction des comportements, du style bonimenteur, du travail sur les représentations mentales, du rôle des clichés et des préjugés, d’altération des faits, du consumérisme actuel…
Elle souligne la dimension imaginaire du texte de la pièce, la capacité à tirer « des interférences librement » et explique la place des illustrations dans le livre…
Le livre se termine avec un entretien dramaturgique, la place du doute, la distance critique, « C’est dans ma pièce le rôle dévolu au choeur », Brecht et Freud, les murs dressés dans le monde, les auteurs classiques, la lutte contre nos propres démons, « Par exemple, le bien-être procuré par un article qui nous conforte dans nos convictions est un danger : il annihile notre faculté de raisonner, de vérifier informatisation sous toutes ses coutures avant de la « partager » »…
Le titre de cette note est emprunté à l’autrice.
Les manipulations invisibles sont bien un effet du monde enchanté du fétichisme de la marchandise, le fait qu’un rapport social entre des êtres humains se présente comme un rapport des choses entre elles, la transformation des objets sociaux en réalités « naturelles » ou « purement techniques »…
Illustrations choisies, théâtre, analyses, entretien dramaturgique… Ce qu’un beau projet éditorial – « Il faut juste un grain de folie pour parvenir à éditer un volume qui regroupe une pièce de théâtre, des essais, une biographie, des œuvres graphiques inédites » (Nicolas Taffin) – permet au plaisir de la réflexion…
Julie Timmerman : Un démocrate
Suivi du dossier : Edward Bernays, petit prince de la propagande
C&F éditions, Caen 2020, 240 pages, 18 euros
https://cfeditions.com/bernays/
Didier Epsztajn