Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse
Vous tenez entre vos mains un livre de témoignages, de récits que nous avons pensés collectivement à partir des expériences de douze femmes, venues passer de quelques jours à plusieurs années au Rojava1.
Pourquoi ce livre ?
Ce livre est parti d’un désir et d’une nécessité : partager les expériences, les rencontres et les émotions qui nous ont traversées au cœur de la révolution du Rojava. Un désir, parce qu’autant de beauté, d’énergie et d’espoir doivent être diffusés le plus largement possible et doivent pouvoir imprégner chacune de nos vies, chaque lutte à travers le monde. Une nécessité parce qu’il est de notre responsabilité de ne pas faire de ce temps au Rojava une expérience personnelle, mais de faire connaître le projet et la réalité révolutionnaire de celles qui nous ont tant appris.
Dans le contexte spécifique de la France, nous pensons qu’il faut démêler les préjugés, les appréhensions et le détachement qui ont fait obstacle à l’apparition d’un mouvement de solidarité avec le Kurdistan équivalent à celui que nous avons connu au moment de la guerre en Irak, des intifadas en Palestine ou des manifestations suite à la mort de George Floyd menées par le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis. Nous pensons aussi qu’il est nécessaire de reconnaître cette révolution comme une référence majeure, apprendre d’elle et s’en inspirer, comme cela a été le cas pour Cuba ou le Chiapas. Les mouvements de libération anticoloniaux et révolutionnaires du Moyen-Orient ont des choses à apprendre aux mouvements européens. Il faut s’attacher à voir et comprendre le monde sous nos différents prismes, décentrer le regard, combler la distance. Comme l’expriment les zapatistes, nous voulons « un monde où il y a de la place pour de nombreux mondes », qui doivent s’enrichir les uns les autres. Nous souhaitons donc partager avec vous quelques éléments de compréhension et d’inspiration qui ont mûri en chacune de nous.
Avant tout une révolution des femmes !
Dans les textes politiques et académiques existants concernant l’expérience du Rojava, la question de la révolution des femmes est -souvent reléguée à un second plan et réduite à un processus « soucieux de l’égalité hommes-femmes », analysée avec l’air supérieur et le regard patriarcal et exotisant de certains « experts » ou militants européens, ou pire, totalement invisibilisée. De plus, les témoignages de volontaires français au Rojava sont aussi majoritairement masculins, issus de la seule participation aux forces armées.
Pourtant, en huit ans de révolution, les femmes de toutes les communautés ont créé leurs propres forces de défense militaire, des structures autonomes2 dans tous les domaines de la vie civile et sont, du fait des systèmes de coprésidence et d’assemblées, au cœur de toutes les décisions et développements dans la région. Elles tirent leur force des survivances de la culture matriarcale, de près de quarante ans de guérilla armée dans les montagnes libres ainsi que des inlassables combats menés par les femmes dans les quatre coins du Kurdistan, du Moyen-Orient et du monde. Cette révolution ne se limite pas à demander l’égalité de genre ou une amélioration des droits des femmes, mais pose une question fondamentale : comment serait le monde d’aujourd’hui si les femmes n’avaient pas été opprimées ? Elles se proposent donc de reconstruire ce monde à partir de leurs savoirs, leurs sentiments et leur histoire.
Il est tout d’abord nécessaire de faire partager la voix des femmes du Kurdistan, de faire connaître leur révolution à partir de leurs propres regards et expériences. C’est le travail qu’a mené l’Institut Andrea Wolf de Jineolojî 3 par l’écriture de l’ouvrage en deux tomes Mujer, Vida, Libertad 4, qui revient sur l’histoire du mouvement des femmes kurdes et la révolution du Rojava, racontées par les actrices elles-mêmes. Ce livre sera prochainement traduit et publié en français.
Inspirées par nos camarades italiennes de la Brigata Maddalena5, en tant que femmes internationalistes qui participons à cette révolution, nous avions envie d’écrire un livre qui s’adresserait directement à nos sociétés. Pour nous il s’agit donc de s’intéresser à la question des femmes dans nos récits, mais avant tout de regarder et ressentir les choses avec nos six sens, nos histoires, nos perceptions. Écrire ensemble, se corriger entre nous, échanger sur nos perspectives en tant que femmes signifie aussi essayer d’éviter certains écueils : ne pas faire un livre égocentrique d’un côté et ne pas écrire sur « le Rojava », « la révolution » ou « les femmes » en en faisant un objet inerte sur lequel nous imposons notre vision et notre jugement.
Les autrices
Militantes, journalistes, mères, nous avons voulu un livre aux multiples voix qui reflète aussi la diversité des femmes attirées et inspirées par la révolution du Rojava. Nous sommes des femmes de tous âges, venant de pays tels que la Bretagne, l’Occitanie, la Catalogne et de différentes régions de l’État français, ainsi que de diverses cultures sociales et politiques de gauche. Certaines d’entre nous se sont engagées à plus long terme au sein des forces d’autodéfense ou des structures civiles. D’autres ont connu le Rojava dans le contexte de délégations ou de reportages journalistiques de courte durée.
Nous sommes des femmes blanches, munies de passeports français, qui nous permettent de passer les frontières plus facilement que d’autres, ce qui nous a incitées à questionner notre position, tant au Rojava que dans le processus d’écriture de ce livre. « La révolution commence en nous » et par la transformation de nos mentalités, nos habitudes, de notre manière de vivre et d’interagir. « C’est comme si notre esprit était sans arrêt rempli d’eau sale. Il faut constamment chercher à le nettoyer en le débordant d’eau propre », nous ont si souvent répété les camarades d’ici. Nous avons cherché à mettre cela en pratique, en traquant les préjugés orientalistes, l’arrogance et les analyses superficielles, en débattant et critiquant nos textes et points de vue.
Internationalisme
Aujourd’hui, si le terme internationalisme est souvent remplacé par son homonyme édulcoré de « solidarité internationale », il est pour nous frétillant d’actualité pour construire l’avenir du 21e siècle. Les brigades internationales en Espagne, la résistance des FTP-MOI en France, les révolutionnaires cubaines en Angola ou encore l’incroyable solidarité développée par la Tricontinentale nous ont ouvert la voie au 20e siècle et sont une mémoire bien vivante.
Un internationalisme basé sur la défense de la diversité est pourtant aujourd’hui plus que nécessaire pour construire l’alternative au système mondialisé de domination et d’exploitation des humaines et de la nature.
Depuis le début de la révolution du Rojava, des volontaires internationaux ont afflué pour prendre position aux côtés des peuples de la région et de leurs unités de défense armées. Entre 2014 et 2016, les volontaires sont alors majoritairement des hommes qui souhaitaient s’engager directement dans les combats contre Daech. Certains sont des vétérans des armées régulières occidentales, alors que d’autres sont intéressés par le projet du Confédéralisme démocratique mis en pratique au sein de la révolution. Au fil des ans et de l’expansion de la renommée du Rojava, le profil des internationalistes s’est largement féminisé et politisé. Les personnes qui viennent maintenant au Rojava sont principalement des militantes politiques de toutes les tendances de gauche, et qui revendiquent deux objectifs majeurs : soutenir la révolution et apprendre de celle-ci.
Ces contributions sont très diverses et la multiplication des structures internationalistes permet à chacune de trouver une place qui fasse sens. Afin d’apprendre de l’expérience démocratique et de la révolution du Rojava, toutes les structures internationalistes ont mis en place des formations idéologiques. Certaines sont organisées de manière autonome par et pour les camarades femmes, d’autres sont mixtes mais incluent toujours des séminaires sur la Jineolojî, l’histoire des femmes et leur révolution au Kurdistan et dans le monde.
Parmi ces structures il y a l’Institut Andrea Wolf de Jineolojî, un lieu de recherches et de formation qui travaille en lien avec l’Académie6 de Jineolojî du Rojava et accueille des femmes venues de pays différents pour développer leurs connaissances théoriques et pratiques autour de la révolution des femmes. Celles-ci œuvrent à traduire et faire connaître la pensée jinéolojique dans leurs pays et le monde entier par le biais de séminaires, d’articles, de livres, de brochures et de vidéos.
La Commune internationaliste a été créée en lien avec le mouvement des jeunes du Rojava (YCR) au début 2017, avec les trois principes : « Apprendre, soutenir, organiser. » Depuis, la Commune internationaliste a établi un espace de vie et de formation, l’Académie Şehîd7 Hêlîn Qereçox, et a lancé la campagne « Make Rojava Green Again », avec la construction d’une pépinière d’arbres et le développement de projets écologiques en lien avec les conseils municipaux de la ville de Dêrik.
Les internationalistes peuvent aussi être impliquées directement dans certaines structures locales comme la campagne Women Defend Rojava, les structures du mouvement des femmes (Kongreya Star)8, les médias (dont la télévision des femmes Jin TV), la santé, le Croissant rouge kurde, l’économie coopérative…
En 2018, la première académie des YPJ9 international a ouvert ses portes sous le nom d’Académie Ivanna Hoffmann. Les internationalistes y reçoivent une formation politique avant d’être affectées à un bataillon local, où elles développent d’autres compétences. En cas de guerre, elles peuvent participer aux opérations en tant que combattantes ou rejoindre d’autres équipes, comme la presse ou la médecine militaire. Les YPG10 internationales accueillent les camarades hommes selon les mêmes principes. Depuis 2012, plus de 11 000 combattants et combattantes ont donné leur vie pour la défense de la révolution, et parmi elles plusieurs dizaines de camarades internationalistes.
Un livre à lire trois fois
Nous avons voulu un ouvrage éclectique : textes de réflexions, impressions, poèmes, contes, extraits de journaux, lettres, interviews, chansons. Autant de formats qui font vivre le livre.
Si nous avons choisi une structure thématique pour organiser les textes, vous pouvez aussi lire le livre en vous référant à la chronologie d’écriture ou bien encore piocher les textes au gré des évocations et de vos humeurs.
Le prologue, que nous avons voulu garder court, est un flash de l’histoire du Kurdistan, du mouvement de libération des femmes kurdes, de l’histoire des Kurdes en Syrie et de la révolution du Rojava. Il ne remplacera pas des lectures plus approfondies (voir « Pour aller plus loin », en fin d’ouvrage) mais nous espérons qu’il vous permettra de replacer les textes du livre dans une histoire qui remonte au Néolithique et au temps des déesses-mères, dans lequel l’imaginaire politique du mouvement des femmes puise une partie de son inspiration. La nécessité d’une analyse historique sur le temps long est bien l’un des enseignements du mouvement kurde que nous souhaitons mettre en pratique.
Nous avons aussi voulu partager avec vous les textes traduits de quelques unes des chansons qui nous ont bercées : la tendre Nûda buka Kurdistan, l’incontournable Awazek tê des premiers élans révolutionnaires ou encore le lancinant Şervano qui a marqué la période de la dernière guerre. Tendez l’oreille, il y souffle la mélodie de la révolution.
Nous avons pris la décision d’écrire ce livre au féminin générique afin de ne pas reproduire le sexisme de la langue française, et parce que les protagonistes principales de cette histoire sont les femmes. Cependant, comme nous ne concevons pas le genre comme étant défini uniquement de manière biologique, lorsque nous utilisons le mot « femme », nous souhaitons inclure toute les personnes qui se reconnaissent dans cette réalité sociale et politique.
Nous écrivons depuis la révolution. Récits de femmes internationalistes au Rojava
Editions Syllepse, Paris 2021, 192 pages, 12 euros
https://www.syllepse.net/nous-vous-ecrivons-depuis-la-revolution-_r_22_i_844.html
1. Rojava : (roj – soleil ; ava – couchant) – ouest. Fait référence au Kurdistan de l’ouest, située sur le territoire national de la Syrie.
2. Autonome : Dans le cadre spécifique du mouvement des femmes, en kurde, le mot « autonome » (xweser – littéralement « être sa propre tête ») est utilisé pour désigner les espaces d’auto-organisation des femmes. En France, dans les milieux militants, ces espaces sont généralement appelés « non-mixtes » ou « en mixité choisie ».
3. Jineolojî : (jin – femme ; lojî – logos, science, raison) science des femmes impulsée par le mouvement de libération des femmes kurdes, développée depuis 2011.
4. Institut Andrea Wolf, Mujer, Vida y Libertad : desde el corazón del movimiento de las mujeres libres de Kurdistán, Barcelone, Descontrol, 2020.
5. Collectif, Brigata Maddalena : storie d’internazionaliste dal Rojava, Rome, Elementi Kairos, 2020. Livre regroupant les témoignages de femmes italiennes qui se sont rendues au Rojava.
6. Académie : lieu d’éducation civile ou militaire, idéologique (théorique et pratique). Ce sont des espaces communaux de formation révolutionnaire.
7. Șehîd : martyre en kurde et autres langues moyen-orientales. Au Rojava sont appelées șehîd les personnes qui ont donné leur vie dans la défense de la révolution ou ont trouvé la mort dans des attaques de Daech, de la Turquie, etc.
9. YPJ (Yekîneyên Parastina Jin) : Unités de défense des femmes, forces armées créées en 2013 pour défendre la population du Rojava. Force autonome, constituée uniquement de femmes mais qui fait aussi partie de la coordination mixte des YPG.
10. YPG (Yekîneyên Parastina Gel) : Unités de défense du peuple, forces armées créées en 2011 et officiellement déclarées en 2012, chargées de défendre la population du Rojava. Elles sont constituées comme forces d’autodéfense et sont anti-nationalistes, acceptant en leur sein toutes les communautés.