« En poussant la porte d’un caviste Nicolas, peu de clients savent qu’ils pénètrent dans une enseigne du groupe Castel, une multinationale qui s’est im- posée comme le premier négociant français de vin, troisième sur le marché international. À la tête de l’entreprise, la très discrète famille Castel compte parmi les dix premières fortunes hexagonales. Mais ce champion vinicole est aussi – et surtout – un vieil empire françafricain de la bière et des boissons gazeuses.
Pierre Castel, patriarche de la famille, a ouvert sa première usine brassicole au Gabon, à la fin des années 1960. Il rachète surtout, en 1990, une vieille entreprise coloniale, la société des Brasseries et glacières internationales (BGI), qui lui ouvre les marchés de la bière du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Sénégal et du Burkina Faso. Le groupe surfe sur la vague des privatisations, dont il sera l’un des grands bénéficiaires sur le continent africain, et saisit toutes les opportunités d’acquisition. Il se constitue alors un véritable empire, qui s’étend sur près de vingt-cinq pays. De la Guinée à Madagascar, du Maroc à la République démocratique du Congo, Castel règne en maître sur la production de bière de l’Afrique francophone et au-delà, en Angola, en Éthiopie et au Malawi. Il y produit aussi des eaux minérales et des sodas, sous ses propres marques ou comme embouteilleur de la multinationale américaine The Coca Cola Company. Le groupe s’est également imposé dans l’industrie sucrière en Afrique centrale, en prenant le contrôle du groupe Somdiaa, et s’aventure depuis peu dans la production d’huiles végétales.
Alors que la consommation de bière est en berne sur les marchés d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, l’Afrique fait figure de nouvel eldorado pour les multinationales de la boisson. Le potentiel de croissance y est considérable et la concurrence peu développée. Elle l’est d’autant moins pour le qu’il a conclu une alliance avec le belgo-brésilien AB Inbev – premier producteur sur le continent – et qu’il a su se constituer un solide réseau d’amitiés dans les cercles dirigeants des pays où il est implanté. Avec le gabonais Omar Bongo, le togolais Gnassingbé Eyadema ou l’ancien président José Eduardo Dos Santos, resté 38 ans à la tête de l’Angola, ses réseaux incluent une belle brochette de dictateurs ou d’anciens dictateurs.
Dans un secteur brassicole encore monopolistique et rentier, les positions et les alliances du groupe Castel en Afrique lui garantissent des profits considérables. Un savant mécano de sociétés et de holding domiciliées dans des paradis fiscaux permet de faire remonter les bénéfices vers l’une des places offshore les plus attractives du moment, Singapour. Jusqu’à récemment, les principales marques de la multinationale (Castel Beer, Beaufort, XXL Énergie, etc.) étaient, par exemple, domiciliées aux îles Vierges britanniques où les royalties versées par les brasseries africaines sont naturellement exonérées d’impôt. Les centrales d’achat de Castel, qui prennent de confortables commissions sur l’approvisionnement des usines, sont opportunément domiciliées à Gibraltar, en Suisse ou sur l’île Maurice pour y bénéficier d’une fiscalité très accommodante.
Entre Paris, Abidjan, Luanda, Luxembourg, Gibraltar et Singapour, cette plongée dans les méandres de l’empire Castel éclaire singulièrement la façon dont cette grande « héritière coloniale », solidement campée sur ses positions africaines, tire des profits considérables d’un continent en pleine croissance et multiplie les stratégies d’évitement de l’impôt. »
L’enseigne Nicolas, un vieil empire françafricain, un empire ayant bénéficié des privatisations liées aux politiques du FMI et de la Banque mondiale, « Le groupe surfe sur la vague des privatisations, dont il sera l’un des grands bénéficiaires sur le continent africain, et saisit toutes les opportunités d’acquisition », l’extension du domaine du secteur brassicole, les savants mécanismes d’évitement de l’impôt, les domiciliations dans des territoires à la fiscalité « très accommodante »…
Les auteurs et autrices détaillent l’histoire de ce groupe, le rachat de l’enseigne Nicolas, l’héritage colonial « de l’Indochine à l’Afrique », l’empire aujourd’hui « de la bière et plus généralement de la boisson », les investissements dans l’industrie du sucre, la production d’huile végétale, les amitiés avec les pouvoirs peu démocratiques, l’industrie brassicole, « le continent africain apparaît comme la nouvelle frontière de l’industrie brassicole », les positions dominantes et les pratiques anticoncurrentielles, les marges exorbitantes, la place des boissons dans les résultats du groupe, « Castel n’est pas en reste, qui tire de l’industrie des boissons africaines plus de 90% des profits de l’ensemble du groupe »…
Je souligne le chapitre sur « Le grand mécano de l’optimisation fiscale », l’exil en Suisse pour bénéficier d’un statut fiscal particulièrement avantageux, l’art de ingénierie financière, l’organigramme des holdings, les traversées des frontières de paradis en paradis fiscal, la domiciliation bien choisie des marques, les centrales d’achat en offshore, « En trois décennies, Castel a ainsi totalement changé de visage : l’entreprise familiale est devenue multinationale, avec ses centaines de filiales, ses holdings en cascade, ses échanges intra-groupe, ses flux financiers qui passent d’un continent à l’autre. »
Le dernier chapitre est consacré à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, l’exigence de transparence fiscale, dont l’« Obligation des multinationales à publier des informations clés sur les impôts qu’elles payent et leurs activités dans tous les pays où elles opèrent, par un « reporting pays par pays public » » et la « Création des registres publics des bénéficiaires effectifs des sociétés et des trusts, sous format ouvert », une réforme des règles d’imposition des entreprises…
Le vrai visage d’une multinationale.
Survie : De l’Afrique aux places offshore
L’empire Castel brasse de l’or
Avec le soutien de la Plateforme Paradis Fiscaux et judiciaire
Juin 2021, 40 pages
Didier Epsztajn