Le 17 octobre 1961, des dizaines de milliers d’Algériens manifestaient pacifiquement à Paris contre le couvre-feu discriminatoire qui leur avait été imposé par le gouvernement de l’époque dont le Premier ministre, Michel Debré, était hostile à l’indépendance de l’Algérie, et le Préfet de Police Maurice Papon sous ses ordres. Ils défendaient leur droit à l’égalité, leur droit à l’indépendance et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce jour-là, et les jours qui suivirent, des milliers de ces manifestants furent arrêtés, emprisonnés, torturés – notamment par la « force de police auxiliaire » – ou, pour nombre d’entre eux, refoulés en Algérie. Des centaines perdirent la vie, victimes d’une violence et d’une brutalité extrêmes des forces de police parisiennes. 60 ans après, la Vérité est partiellement en marche. Cependant, la France n’a toujours pas reconnu sa responsabilité dans les guerres coloniales qu’elle a menées – en particulier la Guerre d’Algérie – non plus que dans le cortège de drames et d’horreurs qu’elles ont entraînés, comme ce crime d’État que constitue le 17 octobre 1961. Le 17 octobre 2012, le Président de la République (François Hollande) avait certes fait un premier pas important, en déclarant : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. » Mais le terme de crime n’est pas repris, et la responsabilité, sous entendue, n’est pas clairement définie. Nous demandons une parole claire aux autorités de la République, au moment où certains osent encore aujourd’hui continuer à parler des « bienfaits de la colonisation », à célébrer le putsch des généraux à Alger contre la République, à « honorer » les criminels de l’OAS.
Dans ce domaine, il est donc nécessaire que des mesures significatives soient prises :
➢ Que la lumière soit faite sur les soi-disant « retours vers leurs douars d’origine » des Algériens survivants du 17 octobre envoyés en fait dans des camps de la mort de l’Algérie coloniale.
➢ Que la création d’un lieu de mémoire voué à cet événement, demandée dans la résolution votée par le Sénat en octobre 2012 qui reconnaissait elle aussi ce massacre, soit rapidement mise en œuvre par les autorités de l’État, de la Ville de Paris et la Région Île-de-France.
➢ Pour être fidèles à leur mission scientifique, les historiens ont besoin de pouvoir accéder librement aux archives, échapper aux contrôles des pouvoirs ou des groupes de pression et travailler ensemble, avec leurs collègues algériens
➢ La vérité doit être dite sur l’organisation criminelle de l’OAS que certains au sein de la droite et extrême droite politique veulent réhabiliter.
➢ Faute d’une telle reconnaissance, le système de ce type de violence policière se reproduit. Ce n’est qu’à ce prix que pourra disparaître la séquelle la plus grave de la Guerre d’Algérie, à savoir le racisme, l’islamophobie et les discriminations dont sont victimes aujourd’hui nombre de citoyennes et citoyens, ressortissants d’origine maghrébine ou des anciennes colonies, y compris sous la forme de violences policières récurrentes, parfois meurtrières. On ne construit pas la démocratie sur des mensonges et des occultations. Après plus d’un demi-siècle, il est temps :
✓ Que le Président de la République, au nom de la France, confirme, par un geste fort, la reconnaissance et la condamnation de ce crime d’État. Comme il l’a fait en septembre 2018 pour l’assassinat de Maurice Audin, et en mars 2021 pour celui de maître Ali Boumendjel par l’armée française et pour l’existence d’un système de torture généralisé. Cette reconnaissance doit s’étendre aux milliers d’Algériens qui en ont été victimes (voir le site www.1000autres.org) ;
✓ Que l’État français reconnaisse sa responsabilité dans l’internement arbitraire, pendant la Guerre d’Algérie, d’Algériens dans des camps ;
✓ Que la liberté d’accès aux archives soit effective pour tous, historiens et citoyens ;
✓ Que la recherche historique sur ces questions soit encouragée, dans un cadre franco-algérien, international et indépendant.
✓ Qu’une loi de réparation soit mise en œuvre.
Manifestation dimanche 17 octobre 2021 à 15 h,
du cinéma REX au pont Saint-Michel à PARIS
Associations :
17 octobre contre l’oubli, 4ACG (Anciens appelés en Algérie et leurs ami-e-s contre la guerre), ACCA (Agir Contre le Colonialisme Aujourd’hui), ACDA, ACORT (Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie), ADM (Action Droit des Musulmans), Africa 93, Algeria Democraty, AlternaCultures, Ancrages, ANPNPA (Association Nationale des Pieds-Noirs Progressistes et leurs Amis), ANPROMEVO (Association nationale pour la protection de la mémoire des victimes de l’OAS), APCV (Agence de Promotion des Cultures et du Voyage), APEL-Égalité, Association de Jumelage Rennes-Sétif, Association Josette et Maurice Audin, Association Rencontres Marx, ATMF (Association des Travailleurs Maghrébins de France), ATTAC, Au nom de la mémoire, CCAF PACS (Comité de Citoyens Algériens en France pour une Assemblée Constituante Souveraine), CEDETIM (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale), collectif du 17 octobre 1961 Marseille, Collectif Faty KOUMBA (Association des Libertés, Droits de l’Homme et non-violence), Comité Adama, COPERNIC, CPSLD (Collectif pour une Syrie Libre et Démocratique), CRID (Centre de Recherche et d’Information pour le Développement), CRLDHT (Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie), CVPR PO (Comité de Vigilance pour une Paix Réelle au Proche-Orient), D’ailleurs Nous Sommes d’Ici 67, Debout l’Algérie, Entre les lignes entre les mots, FASTI (Fédération des Associations de Solidarité avec Tou·te·s les Immigré·e·s), Fédération nationale de la Libre Pensée, Femmes Plurielles, FIDH (Fédération Internationale pour les Droits Humains), Fondation Copernic, FTCR (Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives), Graines Pop Des Luttes, Histoire coloniale et postcoloniale, Institut Mehdi Ben Barka – Mémoire Vivante, Inter réseau – Mémoires Histoires, ITS (Institut Tribune Socialiste – histoire et actualité des idées du PSU), LDH (Ligue des Droits de l’Homme), Le Mouvement de la Paix, Les Oranges, les Oranges Epinay, Les Oranges Montreuil, MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples), Per a Pace (Association Corse), Pour la Mémoire, contre l’oubli, PUNA (Pour Une Autre Algérie), RAAR (Réseau d’Action contre l’Antisémitisme et tous les Racismes), Réseau Féministe Ruptures, Réseaux d’Entraide Vérité et Justice, SOS Racisme, Survie, UAVJ (Une Autre Voix Juive), UJFP (Union Juive Française pour la Paix), Vies Volée
Organisations Syndicales : FIDL (Fédération Indépendante et Démocratique Lycéenne), Fédération SUD éducation, FSU (Fédération Syndicale Unitaire), MNL (Mouvement National Lycéen), SNES (Syndicat National des Enseignements Secondaires), SNPES-PJJ/FSU, Solidaires (Union Syndicale Solidaires), URIF-CGT (Union Régional Île- de-France CGT)
Partis Politiques : EELV (Europe Écologie Les Verts), ENSEMBLE !, GDS (Gauche démocratique et sociale), Génération·S, La Jeune Garde (Lyon, Strasbourg & Paris), LFI (La France Insoumise), NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste), PCF (Parti Communiste Français), PEPS (Pour une Écologie Populaire et Sociale), PG (Parti de Gauche), UCL (Union communiste libertaire)
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Le 17 octobre 1961 à Paris : une démonstration algérienne, un massacre colonial
Comprendre le « 17 octobre 61 » implique de ne pas simplement en retenir ce qui depuis des années fait l’objet d’un important investissement militant, mémoriel et historiographique : le massacre d’État longtemps dénié par les autorités françaises qui, en la personne de François Hollande, ont timidement rendu hommage aux victimes sans pour autant désigner les responsables de leur mort. Pour les Algériens et les Algériennes engagés dans l’événement, cette journée ne peut en effet être réduite à une répression particulièrement violente, sans point de comparaison possible dans les capitales d’Europe de l’ouest de l’après Seconde Guerre mondiale. Elle fut aussi, et avant tout (au moins sur le plan chronologique), une exceptionnelle mobilisation de masse, une insurrection symbolique au cœur même de la capitale coloniale, la contribution visible de dizaines de milliers d’Algériens de France à l’édification d’un nouvel ordre national sous l’égide du Front de libération nationale (FLN).
Cette double focale (démonstration nationale-massacre colonial) doit s’accompagner de la prise en compte d’une double échelle temporelle : la courte durée de l’événement doit être prise en compte tout en l’intégrant à une séquence chronologique plus longue qui permet mieux d’en approcher la nature.
Ainsi, pour s’arrêter brièvement à la question, toujours incertaine, du « bilan humain » si, le 17 octobre, plusieurs dizaines de « Français musulmans d’Algérie » périrent sous les coups et les balles des policiers parisiens, ce nombre s’élève à une centaine pour les mois de septembre et d’octobre 1961. Alors que le FLN avait appelé à une riposte ternaire (grève des commerçants, bravade collective du couvre-feu le 17 octobre au soir, manifestation de femmes et d’enfants, les jours suivants, afin de protester contre les arrestations et les violences largement anticipées par le comité fédéral), seule la journée du 17 octobre sera prise en compte dans l’anatomie d’un massacre ici brièvement proposée.
Un dispositif policier hors-norme
Avant même les premières arrestations effectuées ce jour-là, la réquisition exceptionnelle du parc des Expositions signalée en fin de matinée, montre que la préfecture de police ne se plaçait pas dans une logique de « maintien de l’ordre ». Afin de contrecarrer ce qui n’était pas une manifestation, mais l’organisation symbolique d’une visibilité algérienne (hommes, femmes et enfants mêlés) dans les espaces urbains bannis et aux moments interdits, elle préparait en fait une rafle gigantesque.
Une radicalisation des politiques menées contre les Algériens
La seule ampleur des arrestations effectuées dans la rue fait d’ailleurs de cette journée une date singulière dans l’histoire de la police parisienne. Elles devaient concerner l’ensemble des Algériens bravant le couvre-feu discriminatoire édicté par le préfet Papon (en accord avec le gouvernement et la présidence de la République).
Le zèle des agents permit que cet objectif soit quasiment atteint : en quelques heures, plus de 12 000 personnes furent conduites, dans des cars de police ou des bus de la RATP réquisitionnés à cet effet, à l’ancien hôpital Beaujon, à Vincennes, dans la cour de la préfecture de police, au stade Coubertin et surtout au parc des Expositions. Quelques jours après que le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, eut annoncé devant l’Assemblée nationale la reprise des retours forcés vers l’Algérie, il s’agissait donc d’une forme de radicalisation des politiques menées depuis de longues années contre les Algériens « indésirables ». Dans un contexte de lutte contre le « terrorisme » et après que plusieurs gardiens eurent été tués par des membres du FLN, un tel changement d’échelle ne pouvait bien sûr que s’accompagner d’une multiplication des violences et des brutalités. Informés du précédent de septembre 1958 – où de gigantesques rafles suivies de conduites dans des centres d’internement, y compris le vélodrome d’Hiver, avaient été étalées sur plusieurs semaines –, les dirigeants de la préfecture de police agirent en connaissance de cause.
Une répression sans limites
Confier l’organisation des principaux barrages aux portes de Paris à la Force de police auxiliaire (FPA) était d’ailleurs une façon d’admettre que des brutalités seraient commises. Les « harkis » n’étaient pas formés au « maintien de l’ordre », avaient un lourd contentieux avec le FLN et leurs exactions répétées étaient connues de la hiérarchie. Leur déléguer une telle tâche et les armer de pistolets-mitrailleurs pour y parvenir, revenait donc à admettre que l’usage des armes était envisagé pour disperser la foule. Les consignes officielles stipulant d’intervenir « avec fermeté et sans brutalité » n’étaient donc que pure rhétorique en regard de la réalité du dispositif adopté.
Dès les premiers engagements au pont de Neuilly, des coups de feu mortels furent tirés par des membres de la FPA, mais aussi par des gardiens de la paix, sur une foule dépourvue de toute arme. Le lendemain, il n’y eut pas de contrôle des conditions d’usage des armes et de nouvelles munitions furent distribuées pour remplacer celles utilisées la veille : des tirs meurtriers furent à nouveau opposés, au pont de Neuilly et dans les villes de la banlieue ouest, aux groupes d’Algériens qui cherchaient à rejoindre la capitale.
Les autorités ne se contentèrent pas de favoriser ex-ante puis de couvrir ex-post ces fusillades. Les rares informations diffusées dans le feu de l’action ont très largement encouragé les agents, dont la hiérarchie savait qu’ils avaient la gâchette facile, à élever le niveau de la répression. Des messages radio firent ainsi savoir, contre toute évidence, que « des civils auraient vu des FMA armer leurs pistolets » et que des « FMA tiraient avec leurs mitraillettes ». Ces affirmations mensongères montrent à quel point le poste de commandement de l’île de la Cité se plaçait dans une logique inverse de celle du « maintien de l’ordre ». Dans ce cadre, le rôle de l’encadrement est normalement de « retenir » et non de « pousser » les agents, pour éviter que les logiques de règlement de compte ne prennent le pas sur toute autre considération.
Une répression de type « colonialiste » en plein Paris
Le dispositif mis en place le 17 octobre visait à intensifier une « guerre anti-subversive » dont, selon Maurice Papon, les gardiens de la préfecture de police, étaient les principaux soldats en métropole. Ce discours fut entendu : les apparences de légalité ne furent pas même préservées et les violences prirent des formes et une intensité sans précédent. Un rapide bilan permet de mettre en évidence qu’elles se distinguent à bien des égards de celles commises lors des précédents épisodes (6 et 9 février 1934, 16 mars 1937, 14 juillet 1953 pour les plus récents), au cours desquels des agents de la préfecture de police avaient tué des manifestants. Dans les trois cas précédemment évoqués, les manifestants avaient été touchés par les balles de gardiens de la paix ou de gardes mobiles chargés de défendre l’accès à un lieu interdit.
Pour le 17 octobre, si des éléments de comparaison doivent être cherchés, c’est la piste de la « répression colonialiste », suggérée par le FLN dans les jours suivants les événements, qui se révèle la plus fructueuse. Les parallèles avec la répression des « démonstrations patriotiques » de décembre 1960 en Algérie (112 victimes algériennes dont 84 à Alger) à l’occasion de la visite du général de Gaulle sont nombreux. En décembre 1960, il n’y eut cependant aucune volonté de rafler les manifestants, des parachutiste tirèrent à la mitrailleuse sur des manifestants peu organisés usant de registres divers de violences (saccages de lieux symboliques, passages à tabac d’« Européens »…), les chiffres officiels ne cherchèrent pas à occulter un très lourd bilan, même si le nombre de victimes algériennes fut sans doute minoré… À Paris, en octobre 1961, le FLN réussit à faire en sorte que l’irruption pacifique du peuple des villes soit planifiée et organisée. Surtout, le « mensonge d’État » autour du bilan humain, l’implication de différents organes répressifs, la multiplicité des moyens utilisés pour donner la mort, l’ampleur chronologique et spatiale des exactions se rapprochent plus des méthodes utilisées à Casablanca en décembre 1952 (qui occasionnèrent plusieurs dizaines de morts parmi des manifestants assimilés à des « émeutiers » contre qui toutes les violences étaient permises) que de celles mises en œuvre à Alger en décembre 1960.
Certaines similitudes entre octobre 1961 à Paris et décembre 1952 à Casablanca sont d’autant plus significatives que 18 mois après les émeutes des Carrières centrales, Maurice Papon fut nommé secrétaire général de la Résidence marocaine (juin 1954 – juillet 1955). Il perpétua ces techniques de maintien de l’ordre et s’appuya, d’abord à Constantine (mai 1956 – mars 1958), puis à Paris, sur quelques-uns des officiers des Affaires indigènes avec lesquels il avait travaillé au Maroc. Pour ces derniers, le massacre du 17 octobre 1961 n’eut donc pas le caractère inédit qu’il avait pour tous ceux qui n’avaient pas eu à connaître des dispositifs de maintien de l’ordre dans un contexte impérial remis en cause par les colonisés eux-mêmes. La conférence donnée par Maurice Papon à l’Institut des hautes études de la Défense nationale en mars 1961, dans un cycle largement consacré à la guerre contre-révolutionnaire, montre d’ailleurs qu’il se préparait à affronter des émeutes subversives et qu’il était prêt à faire un usage massif d’une force létale.
Une violence inédite
Le 17 octobre 1961, des Algériens furent tués par balle afin de stopper leur démonstration pacifique mais c’est surtout une violence sans limite qui s’exprima : de nombreuses victimes sont mortes sous les coups de bidule portés par les agents, parfois après leur arrestation ; des dizaines d’autres furent jetés dans la Seine ; plusieurs périrent par étouffement après avoir été jetés à terre et recouverts par des amas de corps. Même Roger Wuillaume, inspecteur général de l’administration choisit pour écrire un rapport dilatoire – en mars 1955, il avait suggéré que la police judiciaire d’Algérie soit autorisée à utiliser certaines tortures, en particulier celles avec un « tuyau d’eau et de l’électricité » – dut convenir à demi-mots du caractère inédit de cette répression.
Les quelques pages qu’il rendit le 4 décembre cherchaient avant tout à discréditer l’action du FLN mais recensaient pourtant plus de 330 Algériens hospitalisés. Ce chiffre, basé sur un recensement très partiel dans seulement cinq hôpitaux, fut très largement sous-estimé mais est cependant très parlant : aucun policier engagé le 17 octobre ne fut déclaré dans l’incapacité de reprendre son service et seule une petite minorité des Algériens blessés furent transportés à l’hôpital. Ceux qui le pouvaient avaient tenté de se faire soigner par des médecins et des infirmières de confiance. Surtout, la majorité des participants à ces rassemblements furent arrêtés et conduits dans des centres d’identification où, pour la plupart, ils furent laissés sans soins ou pris en charge dans des conditions de fortune.
Cartographie et temporalité des violences
Ces violences ne furent pas localisées en un point précis mais eurent lieu dans la plupart des endroits de Paris et de banlieue où des rassemblements furent dispersés.
À chaque fois, des coups de feu furent tirés : au pont de Neuilly, sur la place de l’Étoile et dans les villes de la banlieue ouest (Asnières, Argenteuil, Bezons, Nanterre…) ; sur le boulevard Saint-Michel et dans tout le quartier latin, où le feu fut si nourri qu’une enquête fut diligentée le lendemain ; d’Opéra à République, sur l’ensemble des Grands boulevards où des tirs multiples furent déclenchés à plusieurs reprises et les manifestants chargés avec une telle violence qu’un badaud qui attendait devant le cinéma le Rex – là même où mourut un métropolitain, une des trois victimes officielles de la soirée – eut les cervicales brisées par des coups de bidules…
La cartographie des violences correspond donc à celles des lieux de concentration des Algériens et non à un endroit précis où l’impact des forces de l’ordre aurait été particulièrement violent.
Sur le plan temporel, la violence fut tout aussi diffuse : les premières brutalités intervinrent dès 18 heures dans le quartier Opéra où étaient cueillis les Algériens qui arrivaient par le métro. Elles atteignirent un premier acmé autour de 21 heures où, au pont de Neuilly et sur les Grand boulevards, des agents ouvraient le feu. Deux heures plus tard, d’autres gardiens continuaient de tirer dans les rues du 5e et du 6e arrondissement. À cette heure, la violence s’était pourtant déplacée dans les principaux centres d’internement et dans la cour de la préfecture de police, où plusieurs centaines d’Algériens étaient rassemblés. Les multiples témoignages, tant de policiers que d’Algériens, insistent sur le fait que les exactions ne s’arrêtèrent pas après les arrestations mais que la plupart des brutalités furent commises « à froid », selon la terminologie habituellement utilisée par les policiers pour excuser les coups portés « à chaud » : en plus des bastonnades et autres sévices perpétrés par les « comités d’accueil » postés à l’entrée de chacun des centres d’identification, au moins un interné fut tué par balle par deux gendarmes mobiles, le 20 octobre, à l’intérieur du stade Coubertin.
Une violence collective
Ces exactions, dispersées dans le temps et dans l’espace ne peuvent pas être imputées à des unités ou à des agents particuliers. La préfecture de police avait requis environ 1 650 hommes pour assurer le maintien de l’ordre. Ce chiffre n’incluait pas les policiers auxiliaires, les membres des équipes spéciales de district, les gardiens en poste dans les quartiers où se déroulèrent les événements, ainsi que, d’une manière générale, tous les effectifs qui étaient requis depuis le début du mois pour faire respecter le couvre-feu. La nécessité de compenser des sous-effectifs par un surcroît de violence ne saurait donc expliquer l’ampleur de l’usage des armes et des coups.
Si les compagnies de district semblent s’être particulièrement illustrées, elles furent loin d’avoir le monopole des comportements guerriers : la FPA, de simples gardiens requis pour le maintien de l’ordre, 24 pelotons de gendarmes mobiles et deux compagnies de CRS furent aussi engagés. Toutes ces unités furent impliquées à un titre ou à un autre dans des actes violents, voire meurtriers. Le caractère collectif, largement répandu et assumé par la hiérarchie de ce que de nombreux délégués appelaient les « ratonnades » fut clairement pointé dans les réunions du Syndicat général de la police (SGP, hégémonique chez les gardiens de la paix parisien) pourtant divisé par ces violences.
Certains témoins interviewés 30 ou 40 ans après les faits ont même affirmé que les forces de l’ordre n’avaient pas été les seules responsables des cadavres jetés dans la Seine : des pompiers, des machinistes de la RATP mais aussi de simples passants leur prêtèrent main forte. Même si d’autres Parisiens tentèrent de faciliter la fuite d’Algériens pourchassés par les forces de l’ordre, cette implication directe de « civils » dans la répression d’une démonstration politique mérite d’être notée. Elle était courante en situation coloniale et fut, par exemple, très importante à Alger en décembre 1960 et à Casablanca en décembre 1952. Le 17 octobre 1961, ce ne fut pas un service de maintien de l’ordre qui fut mis en œuvre, mais une véritable « chasse à l’homme » fondée sur des critères raciaux, ainsi que le reconnurent aussi bien des policiers que des soutiens des Algériens. Ces derniers en prirent acte dans le vocabulaire utilisé pour décrire et dénoncer cette « nuit noire » : outre celui de « ratonnades », c’est le terme de « pogrom » qui fut utilisé pour qualifier la soirée du 17 octobre 1961. Pierre Vidal-Naquet l’employa dès l’automne 1961 et ne renonça jamais à utiliser un terme particulièrement adapté pour faire prendre conscience de la nature de ces violences de masse perpétrées en plein cœur de Paris. La qualification de « massacre colonial » rend cependant mieux compte de ce qu’elles participaient de techniques de gouvernement impérial, loin d’être propres au cas français – que l’on pense aux massacres de manifestants dans l’Inde colonisée –, même si dans l’empire britannique elles ne débordèrent pas de façon si dramatique jusqu’au centre de la métropole.
Une démonstration algérienne
Même si le FLN dénonça dès l’époque ce « massacre colonialiste », ce ne fut pas l’interprétation qui s’imposa d’abord dans les mémoires, même algériennes. Ainsi, les responsables locaux de la Fédération de France à qui étaient demandés un rapport sur le bilan de cette journée, se retrouvaient pour beaucoup dans ces lignes d’un militant de Montreuil : « Ils étaient tous contents car manifestations ont n’est prêt pour recommençait le 1er novembre. Pour montré à de Gaulle que nous voulons notre indépendance, même si faut crevait ». Transparaissait à tous les échelons de l’organisation nationaliste et auprès des simples cotisants la fierté d’avoir défié le gouvernement français et d’avoir été la première organisation à le faire de cette manière sur le sol même d’une puissance coloniale.
Un écho international
Nul ne doutait du retentissement international d’une telle démonstration de force. Les échos médiatiques de l’événement leur donnèrent d’ailleurs raison : « Les habitants de la capitale pour qui la guerre d’Algérie était largement restée une abstraction, ont vu cette réalité les rattraper à domicile avec la bataille rangée entre la police et les émeutiers musulmans manifestant pour l’indépendance de l’Algérie » pouvait-on lire dans le New York Times du 20 octobre qui plaça cet événement en une les 18,19, 20 et 22 octobre. Ce fut aussi le cas dans la plupart des capitales européennes et même la presse parisienne, pourtant soumise à la censure, afficha, au fur et à mesure des jours, ses doutes quant à la version officielle diffusée par les autorités françaises. Ainsi, une semaine après les événements, un des principaux dirigeants de la préfecture de police écrivait : « La lecture de la grande presse à ce sujet est édifiante. Les événements y sont rapportés sous un jour tel que le lecteur a le sentiment que la main du FLN dans cette affaire est invisible et que la police s’est précipitée sur de malheureux travailleurs musulmans regagnant leur domicile, la journée terminée. De ce point de vue, on peut considérer que le FLN a eu partie gagnée (…) [en raison notamment] d’une campagne de dénigrement menée par un partie de la presse ».
Or, l’objectif de ces manifestations comme ceux des attentats spectaculaires fomentés par le FLN était bien d’attirer l’attention des médias, en particulier internationaux afin de contrecarrer la propagande et la machine militaire françaises. Les militant·e·s, bien que nombreux à être touchés dans leur chair, avaient donc aussi un sentiment de « victoire » et certains écrivirent aux instances du FLN : « Je suis prête à refaire pour notre indépendance et pour la paix ». Leur contribution à l’indépendance algérienne et leurs victimes furent pourtant bien vite oubliées, en particulier sous l’effet des dynamiques, internes et réciproques, du FLN et de l’État français.
Emmanuel Blanchard
Emmanuel Blanchard est historien et politiste, maître de conférences à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines et à l’Institut d’études politiques de Saint-Germain-en-Laye, chercheur au centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (UMR 8183 CNRS – Ministère de la Justice – UVSQ). Il est spécialiste de l’histoire de l’immigration et du maintien de l’ordre en situation coloniale. En lien avec octobre 1961, il a notamment publié La police parisienne et les Algériens, 1944-1962 (Nouveau Monde éd., 2011) et « “Montrer à de Gaulle que nous voulons notre indépendance, même s’il faut crever”. Algériens et Algériennes dans les manifestations d’octobre 1961 , in P. Bergel, V. Milliot (dir.), La ville en ébullition. Sociétés urbaines à l’épreuve, Rennes, PUR, 2014, p. 205-235 [une version préliminaire de ce texte est disponible en ligne sur Hal-SHS].
Télécharger une version complète de l’article (incluant des notes de bas de page)
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17 octobre 1961 :
« On attend que le président dise que c’est un crime d’État »
Soixante ans après le massacre du 17 octobre 1961, où en est-on de la reconnaissance par l’État français de ses responsabilités ? Mediapart fait le point avec la journaliste Samia Messaoudi et l’historien Fabrice Riceputi.
https://www.mediapart.fr/journal/france/081021/17-octobre-1961-attend-que-le-president-dise-que-c-est-un-crime-d-etat?