« Les historiens futurs de cette société retiendront sans doute comme une de ses caractéristiques principales de la fin du XXe siècle et du début du XXIe le ralentissement, l’interruption, voire le retournement de la tendance pluridécennale antérieure de réduction des inégalités entre catégories sociales ». En introduction, Alain Bihr et Roland Pfefferkorn abordent la fin des années 70 et la mise en place de politiques néolibérales, la rupture avec le cadre socio-intitutionnel antérieur, le démantèlement de l’armature institutionnelle précédente, les débats sur ces questions. Ils nous rappellent que « les inégalités sociales ne sont ni ne peuvent être un objet consensuel ».
Les auteurs proposent une approche systémique et de ne pas en rester à des études extrêmement spécialisées, « Au contraire l’intelligence des inégalités suppose que l’on soit en mesure de comprendre les rapports qui existent entre elles : les manières dont elles se combinent se déterminent réciproquement, se renforcent en cumulant leurs effets, en tendant ainsi à se reproduire au cours d’une même existence ou d’une génération à une autre ».
Alain Bihr et Roland Pfefferkorn précisent le cadre de leur étude : « En premier lieu, nous ne traiterons ici que des inégalités entre catégories sociales. Or il existe aussi des inégalités entre hommes et femmes, entre classes d’âge et générations, entre nationaux et étrangers ou encore entre espaces sociaux (villes et campagnes, centres et périphéries, régions) qui certes, recoupent celle entre catégories sociales sans pour autant se réduire à ces dernières »
Un choix spécifié mais qui entraine de fait des simplifications. Les auteurs en sont conscients et renvoient à d’autres ouvrages, dont le livre de Céline Bessière et Sibylle Gollac : Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, https://entreleslignesentrelesmots.blog/2021/12/07/le-capital-sous-les-lunettes-du-genre-le-capital-pense-comme-un-rapport-de-pouvoir/. « Au-delà de leur caractère systémique, les inégalités se déclinent aussi suivant la classe, le sexe ou le genre, que la « race » ou la couleur, la génération ou la classe d’âge, l’espace et le territoire ». Le terme décliner me semble inadéquat. L’articulation des inégalités sociales, pour utiliser une autre formule des auteurs, relève plutôt de l’imbrication historique des rapports sociaux (dont les constructions institutionnelles). Les individus sont socialisé·es dans et par des hiérarchies sociales, des contraintes systémiques et leurs intériorisations. Cela ne va pas sans frottements, tensions, contradictions, bases de refus, de remises en cause, de révoltes.
Quoiqu’il en soit, il s’agit d’un livre plus qu’utile, loin des fantasmagories néolibérales, des soi-disants classes moyennes, de l’individu responsable de la construction de soi et de la négation des contraintes sociales qui structurent les relations sociales entre les êtres humains.
J’indique le sommaire avant de souligner les éléments principaux de la conclusion et ouvrir le débat sur certains points.
« Une inégalité sociale est le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société, des ressources de cette dernière, distribution inégale due aux structures mêmes de cette société et faisant naître un sentiment, légitime ou non, d’injustice au sein de ses membres »
Chapitre I : Le champ des inégalités
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Définition préliminaires de la notion d’inégalés sociales (Inégalité sociale et inégalité mathématique ; Multidimensionnalité et superficialité du champ des inégalités sociales ; Inégalités sociales, inégalités naturelles, inégalités individuelles ; Inégalité et injustice).
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Le débat autour de la légitimité des inégalités sociales (L’inégalité comme loi ontologique et principe axiologique ; De la valorisation de l’égalité formelle à la justification des inégalités réelles ; Un curieux oxymore : l’égalité des chances ; L’inégalité, un mal dont peut naître un bien ?)
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Les sources et les instruments d’analyse (Les limites de fait ; Les limites de principe)
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La notion de système des inégalités
Chapitre II : Les interactions entre les inégalités
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Un même effet, de multiples causes : les inégalités face à la santé (Les inégalités de mortalité et de morbidité entre catégories sociales ; L’incidence des conditions de travail ; L’incidence des modes de vie ; Le recours inégal au système de soins)
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Une même cause, de multiples effets : les inégalités face au logement (Les exclus du logement ; Le coût du logement et le statut d’occupation ; la qualité des logements ; La situation des logements dans l’espace)
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Tableau synoptique des interactions entre les inégalités
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La hiérarchie des inégalités
Chapitre III : Pauvreté et richesse : le cumul des inégalités
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Tableau synoptique des inégalités
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Toujours moins : pauvreté, précarité et vulnérabilité
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Toujours plus : fortune, pouvoir et prestige
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Des indicateurs synthétiques d’inégalité ?
Chapitre IV : La reproduction des inégalités
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Les tableaux de mobilité : limites et enseignements (La mobilité observée au début es années 2010 ; Une mobilité de circulation accrue, mais les trajets courts restent prédominants ; Mobilité subjective versus mobilité objective)
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Les facteurs de l’hérédité sociale (Le patrimoine économique ; Le patrimoine culturel ; Le patrimoine social ; La taille et la composition des familles ; Le mariage)
En conclusion, Alain Bihr et Roland Pfefferkorn plaident « en faveur d’une lecture de cette société en termes de classes sociales ». Ils reviennent sur les segmentations et les hiérarchisations des sociétés contemporaines et donc sur les conflictualités. Ils soulignent les groupements inégalement dotés en ressources sociales, les cumuls d’handicaps ou d’avantages, les hiérarchies sociales, des mythes dont l’égalité des chances, les résultats « de politiques publiques et privés, menées sur la base de rapports de force entre les différents groupes sociaux », la conflictualité irréductible des société segmentées et hiérarchisées…
Je souligne que les auteurs, contrairement à beaucoup, analysent le « cumul » des inégalités tant du coté des plus défavorisé·es que des plus favorisé·es. Car pour qu’il puisse y avoir des couches sociales défavorisées il est nécessaire que d’autres – les couches sociales les plus favorisées – s’approprient une part de la richesse sans commune mesure avec leur part « démographique ». Il s’agit, au delà des mots, d’une rupture d’égalité (matérielle, sociale et politique, symbolique) tant dans l’ordre de l’avoir que dans l’ordre du pouvoir ou de l’ordre du savoir. Et celleux qui sont les plus favorisé·es n’entendent pas renoncer volontairement à leurs privilèges et à leur pouvoir – ce qui implique qu’il faudra bien trouver le moyen de confiner leur violence avant qu’iels ne l’exercent contre les choix démocratiques et l’égalité réelle…
Sans revenir sur les imbrications historiques des rapports sociaux et sur les structurations et les cumuls des inégalités, je voudrais discuter, sans préjuger d’accords ou de désaccords avec les auteurs, des nomenclatures (catégories) sociales, des termes mêmes d’ouvrier·es, de la production.
Les changements dans l’ordre productif capitaliste – que cela soit au niveau national ou international – les bouleversements des structures de production, les chaines de production de valeur ou les chaines de sous-traitance, la digitalisation d’opérations, les bouleversements de la division sociale du travail, le développement des secteurs dits informels ou des salarié·es par les Etats, les délocalisations industrielles et celles de travailleurs/travailleuses, ont aussi transformé les métiers et les emplois, donc les catégories sociales. (Sans oublier que Travailleuse n’est pas le féminin de travailleur, https://entreleslignesentrelesmots.blog/2012/08/21/travailleuse-nest-pas-le-feminin-de-travailleur/), le terme « ouvrier e » ou « employé e » peut-il s’appliquer sans prendre en compte ces changements substantiels. Ou pour le dire autrement la prise en compte de l’histoire implique de prendre en compte les modifications des catégories sociales.
Sans entrer dans le débat proposée par Danièle Kergoat sur la production du vivre, je rappelle que pour des marxistes, le travail productif ne s’est jamais résumé à la production « matérielle » (lire par exemple : Isaak I. Roubine, https://entreleslignesentrelesmots.blog/2017/01/10/le-travail-productif-extrait-du-livre-disaak-i-roubine-essais-sur-la-theorie-de-la-valeur-de-marx/).
Enfin, les « gestions » possibles des conflictualités pour construire des alternatives démocratiques et majoritaires devraient être réinterrogées.
Je ne crois pas m’être vraiment éloigné du livre et de ses possibles.
Alain Bihr et Roland Pfefferkorn : Le système des inégalités
Editions la découvert – Grands repères manuels, Nouvelle édition 2021, 176 pages, 14 euros
Didier Epsztajn
Des auteurs :
Alain Bihr :
L’écologie de Marx à la lumière de la MEGA 2
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2021/11/30/lecologie-de-marx-a-la-lumiere-de-la-mega-2/
Face au covid-19. Nos exigences, leurs incohérences
Introduction au livre d’Alain Bihr et de Michel Husson : Thomas Piketty : une critique illusoire du capital
Alain Bihr, Michel Husson : Thomas Piketty : une critique illusoire du capital
La pandémie Covid-19. « Leurs incohérences et les nôtres »
Le vampirisme du capital (I)
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2021/05/20/le-vampirisme-du-capital-i/
Le vampirisme du capital. L’angle mort de l’analyse marxienne (II)
De quelques enseignements à ne pas oublier à l’heure d’un possible retour à l’anormal
Covid-19. Trois scénarios pour explorer le champ des possibles à l’horizon de la sortie de crise
COVID-19. Pour une socialisation de l’appareil sanitaire
La notion de système-monde chez Wallerstein. Considérations critiques
L’économie-monde moderne selon Braudel. Considérations critiques
Les origines du capitalisme : retour critique sur les thèses de Max Weber
Les révolutions bourgeoises modernes : du projet au trajet
Les « gilets jaunes » : ce n’est qu’un début…
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/01/27/les-gilets-jaunes-ce-nest-quun-debut/
Les « gilets jaunes » : un soulèvement populaire contre l’acte II de l’offensive néolibérale
Les « gilets jaunes » : pourquoi et comment en être ?
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/12/05/les-gilets-jaunes-pourquoi-et-comment-en-etre/
1415-1763, le premier âge du capitalisme, tome 1, L’expansion européenne
Trois notes de lecture :
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https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/10/13/comment-est-ne-le-capitalisme/
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https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/12/20/processus-de-naissance-du-capitalisme/
« La mondialisation a permis de donner naissance au capitalisme »
La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste
La logique méconnue du « Capital »
Roland Pfefferkorn :
Le travail à la peine (présentation du dossier de Raison présente)
Genre et rapports sociaux de sexe
Introduction : Genre et rapports sociaux de sexe
Postface de Catherine Vidal au livre de Roland Pfefferkorn : Genre et rapports sociaux de sexe
Sur les rapports entre les Etats et les religions en Europe : un mouvement historique d’ensemble vers la laïcité et la sécularisation
Articuler les rapports sociaux. Rapports de sexe, de classe, de racisation
Coordonné par Xavier Dunezat, Jacqueline Heinen, Helena Hirata et Roland Pfefferkorn : Travail et rapports sociaux de sexe. Rencontres autour de Danièle Kergoat
Sous la direction de Philippe Cardon, Danièle Kergoat et Roland Pfefferkorn : Chemins de l’émancipation et rapports sociaux de sexe
Sous la direction de Yvonne Guichard-Claudic, Danièle Kergoat et Alain Vilbrod : L’inversion du genre. Quand les métiers masculins se conjuguent au féminin… et réciproquement