Mustapha Saha : Patchwork sartrien des temps pandémiques (+ Le discours de l’araignée)

« On a souvent dit que nous étions dans la situation d’un condamné parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle. Mais ce n’est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l’échafaud et qui, entre-temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole » (Jean-Paul Sartre, L’Etre le Néant, éditions Gallimard, 1943).

« Des morceaux d’affiches adhèrent encore aux planches. Un beau visage plein de haine grimace sur un fond vert, déchiré en étoile ; au-dessous du nez, quelqu’un a crayonné une moustache à crocs. Sur un autre lambeau, on peut encore déchiffrer le mot « purâtre » en caractères blancs d’où tombent des gouttes rouges, peut-être des gouttes de sang. Il se peut que le visage et le mot aient fait partie de la même affiche. À présent l’affiche est lacérée, les liens simples et voulus qui les unissaient ont disparu, mais une autre unité s’est établie d’elle-même entre la bouche tordue, les gouttes de sang, les lettres blanches, la désinence « âcre » : on dirait qu’une passion criminelle et sans repos cherche à s’exprimer par ces signes mystérieux » (Jean-Paul Sartre, La Nausée, éditions Gallimard, 1838).

« C’est comme dans les cauchemars. On veut penser à quelque chose, on a l’impression qu’on va comprendre, et puis ça glisse, ça échappe et ça retombe… Je me levai et je marchai jusqu’au tas de poussier. Le ciel était superbe, aucune lumière ne se glissait dans ce coin sombre, et je n’avais qu’à lever la tête pour apercevoir la Grande Ourse. Mais ça n’était plus comme auparavant. L’avant-veille, de mon cachot, je pouvais voir un grand morceau de ciel. Chaque heure du jour me rappelait un souvenir différent. Le matin, quand le ciel était d’un bleu dur et léger, je pensais à des plages au bord de l’Atlantique. A midi, je voyais le soleil et me rappelais un bar de Séville, où je buvais du manzanilla en mangeant des anchois et des olives. L’après-midi, j’étais à l’ombre et je pensais à l’ombre profonde qui s’étendait sur la moitié des arènes pendant que l’autre moitié scintillait au soleil. Mais, à présent, je pouvais regarder en l’air tant que je voulais, le ciel ne m’évoquait plus rien » (Jean-Paul Sartre, Le mur, éditions Gallimard, 1939).

« Je regardai un bon moment le rond de lumière que la lampe faisait au plafond. J’étais fasciné. Et puis brusquement je me réveillai, le rond de lumière s’effaça, et je me sentis écrasé sous un poids énorme. Ce n’était pas la pensée de la mort, ni la crainte : c’était anonyme ». (Jean-Paul Sartre, L’Etre le Néant, éditions Gallimard, 1943).

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Portrait de Jean-Paul Sartre par Mustapha Saha.
Peinture sur toile. Dimensions : 50 x 40 cm.
Paris. Montmartre. Au fond de la fenêtre, le Sacré-Cœur.

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Portrait de Jean-Paul Sartre par Mustapha Saha
Peinture sur toile. Dimensions : 50 x 40 cm.

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Jean-Paul Sartre et Mustapha Saha à la Sorbonne le 20 mai 1968.

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Mustapha Saha relisant L’Etre et le Néant de Jean-Paul Sartre
au Café de Flore à Saint-Germain-des-Prés,
où il a été écrit en 1942 pendant l’occupation nazie.

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Le discours de l’araignée

Paris, 15 janvier 2022. Depuis deux ans, les médias ne parlent que de l’Araignée, une araignée colossale, en perpétuelle mutation, imprévisible, insaisissable, en perpétuelle mutation. Elle sévit par vagues successives. Ses variants portent des noms grecs, des malédictions alphabétiques. Elle tisse inlassablement sa filandreuse arantèle. Les mouches humaines sont invariablement piégées. Plus elles se débattent, plus elles s’empêtrent dans les mailles collantes. L’araignée couronnée, assoiffée de sève cellulaire, se rapetisse, se rétrécit, se transforme en atome pour pénétrer dans les cellules de ses proies. Une Araignée algorithmique, devenue la maîtresse du monde. Elle corrompt les gouvernances, détourne les prouesses technologiques, récupère les manipulations génétiques. Elle transforme les lumières en ténèbres et les prières en oraisons funèbres. Araignée de Sainte-Odile, hérissée de pointes lanceuses d’éclairs, brandisseuse de torches enflammées, lanceuse de grenades incendiaires. Terreur des villes et des montagnes. Rien n’arrête son entreprise dévastatrice. Les campagnes se désertent. Les villes se dépeuplent. Les maisons se vident. Les ombres se figent sur les murs. Ne persistent que les sirènes hurlantes.

Discours de l’Araignée

Je suis une invertébrée, sans squelette, sans os, juste protégée par une carapace de cuticule. Je n’ai pas de nez. Je n’ai pas d’oreilles. Mais, j’ai huit yeux. Et pourtant, je suis desservie par cet important champ de vision. Je suis myope comme une taupe. Mes nombreux yeux ne sont que des lentilles. Je ne distingue directement les choses qu’à quelques centimètres. Je vois de jour et de nuit. Mes yeux d’une blancheur nacrée sont nocturnes. Mes yeux colorés sont diurnes. Mes huit pattes sont munies de poils sensoriels avec lesquels je peux toucher, entendre les vibrations, déceler les substances chimiques, détecter les changements de température, envoyer des messages à travers mes chorégraphies subtiles. Je danse. Je chante. Je stridule dans une fréquence inaudible aux oreilles humaines. Ma soie a des qualités et des propriétés merveilleuses que les scientifiques peinent à décrypter. Mes chefs-d’œuvre sont des embuscades fatales. Le mâle, je n’en fais qu’une bouchée. Je n’ai aucune vocation d’épouse, mais je suis une mère consciencieuse. Quand le mâle m’étreint de ses palpes, il finit dévoré en plein élan.

Je suis une ascète. Je peux tenir un jeûne pendant plusieurs semaines. Je suis un arthropode aux pieds articulés. Je suis un chélicérate doté de deux pinces coupantes avec des agrafes à venin. Je suis un aranéomorphe aux crochets croisés. Je suis un cribellate. Je suis un Arachnide. Nul ne sait comment je suis apparue sur terre. Ce n’est pas par hasard que Mohammed Khair-Eddine m’a choisi comme parabole de sa poésie. Il me réserve une place centrale dans sa jungle des mots. « Horoscope. La roue du ciel tue tant d’aigles hormis toi / sang bleu / qui erres dans ce coeur oint de cervelle d’hyène / voiries simples – du mica dérive une enfance fraîche / et scinques mes doigts de vieux nopal / en astre noué péril à mes nombrils / vieux nopal / mal couronné par mes rêves de faux adulte / sans chemin / le simoun ne daigne pas réviser ma haine / pour qui je parle de transmutations en transes / pour qui j’érige un tonnerre dans le mur gris du petit jour / cadavres – que parmi le basilic où je me gave / du cambouis des peurs géologiques / s’ouvre en volte-face / l’oubliette qui me démange sous l’ongle du pouce / la roue du ciel et les pucelles à bon marché / par les barreaux fétides de la cage de ma gorge / par ma voix de marécage endossant subrepticement / une histoire d’anse perlière / par le lait amer des pérégrinations / je vous crève famines de pygmée / dans un rythme où les mains se taisent / je vous écrabouille / hommes-sommeils-silos-roides / vous dégueulez nos dents blanches salissant / la vaisselle onéreuse de par mes sangs sacrés / du midi exigu d’où fuse mon tertre populeux / terre sous ma langue / terre / comme la logique du paysan / silence sciant les têtes de lunes tombant / dans mes caresses de serpent / et mors à même les lèvres noires du douanier / giclé d’un hors bâtard de seps corruptible / reste ami quand même / canaille de tous temps / de tes serrements d’algue vétuste / de tes normes / de tes soldes de nom ayant gardé / un éclat du pur cristal des noms / de ces bouges plein tes vingt jambes / de ton humidité / sors comme une aile / l’Europe te fabrique un asthme de sable / et de gouttières / l’Europe / avec sa queue de rat fatal / sors pour entendre le dernier acte de l’hiver / le miracle ne soudoie pas la roue du ciel » (Mohammed KhairEddineSoleil arachnide, éditions du Seuil, 1969).

Depuis des millions d’années, je suis tour à tour adulée, abominée, idolâtrée, anathématisée, fétichisée, encensée, damnée, louangée, blasphémée, glorifiée, excommuniée. Je vous révèle les ressorts indévoilés de mon omnipotence, ma fragilité trompeuse. Je suis génétiquement outillée pour les reviviscences, les résurrections, les palingénésies, les réincarnations. Mes pattes locomotrices, fines et délicates, sont d’une extraordinaire agilité. Elles sont montées sur amortisseurs. Elles sont parfaitement synchronisées. Elles peuvent se briser comme des porcelaines et se reconstituer intégralement. Vous me confondez avec vos insectes honnis. Avec vos pesticides, vos alexitères, vos molécules prodromiques, vos acides ribonucléiques messagers, vous croyez m’anéantir. Aujourd’hui, je ressuscite dans la peau inexpugnable du coronavirus.

Le bonze et l’Araignée

Halte à Patan, Népal. Je demande au bonze Caudhari, retiré depuis ses jeunes années dans une grotte, de me dire les secrets de l’Araignée. Il m’apprend que l’Araignée règne désormais sur toute la terre. Elle est l’interconnectrice universelle, la téléportatrice de virus insurmontables. Elle agit sous l’autorité morale de monstres sacrés, les seuls que le grimoire des tyrans ait retenu les génocides, des immortels retirés dans des donjons inaccessibles, portant jour et nuit leur uniforme incrusté d’étoiles ensanglantées, projetant de loin leurs faisceaux contaminateurs. Toutes les gouvernances du monde sont impliquées dans le jeu de massacre, d’où n’échappent que les mathématiciens incollables, les désobéissants inébranlables, les endeuillés inconsolables. L’Araignée code, filtre, contrôle toutes les émissions et réceptions d’informations. Aucun mot, aucun symbole, aucun signal n’échappe à sa vigilance.

A mon grand étonnement, le bonze sort de sa bibliothèque, encastrée dans la roche, un livre qui m’est familier. Il me dit : « l’Araignée fonctionne selon les combinaisons rhizomiques explicitées par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur ouvrage Mille plateaux ». Elle est ubiquitaire, énigmatique, inscrutable. Elle ne se rattache à aucune racine. Elle se joue de toutes les médecines. Elle surgit n’importe où, se multiplie, se dissémine. Elle disparaît, reparaît sous multiplicités linéaires. Elle se segmentarise, se stratifie, se déterritorialise, se confond avec ses sillages, se réincarne dans mille avatars. L’Araignée est une antimémoire. Elle procède par démultiplications continuelles, variations perpétuelles, invasions ponctuelles. Elle contrarie les certitudes cliniques, renverse les courbes statistiques, contrecarre les études épidémiologiques. Elle échappe aux géo-positionnements par satellite. Elle se métamorphose en puce incessamment modifiable, démontable, modulable, en extension, en rétractation, animée par un flux d’énergies vouées à une irrémédiable extinction. Elle ne se fixe pas. Elle ne s’implante pas. Elle contagionne et disloque les destinées. Elle dévie de leurs trajectoires les devenirs prometteurs. Elle désintègre les modélisations technocratiques. Elle déséquilibre les institutions, les administrations, les rouages étatiques. Elle abolit les constitutions, les conventions, les sémiotiques, les significations, les communications, les vies privées, les aspirations objectivées. Elle détraque les certitudes scientifiques. Elle démantèle les corpus théoriques. Elle obsolétise les transcendances et les immanences, les éthiques et les didactiques, les doctrines et les vitrines, les omnisciences et les bonnes consciences. Elle ne s’énonce pas. Elle ne s’élucide pas. Elle est l’omnipotence absolue en implosion annoncée. Elle est le suprême simulacre de l’ordre néolibéral en décomposition avancée.

Le bonze Caudhari ajoute : « Pour ma part, je me contente des araignées de l’ancienne génération, en voie de disparition. Elles me tiennent compagnie dans ma caverne. Quand le grand froid s’installe, je les vois se regrouper sous une même toile. Je ne sais pas ce qu’elles complotent. La montagne m’apprend la musique des vents. Elles m’apprennent le silence ». Un souvenir de lecture me revient à l’esprit, Le Silence, un article de Maurice Maeterlinck : « La parole est du temps, le silence est l’éternité. Nous ne parlons qu’aux heures où nous ne vivons pas, dans les moments où nous nous sentons à une grande distance de la réalité. Dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part. Les paroles passent, mais le silence, s’il a l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais. La vie véritable, la seule qui laisse quelque trace, est faite de silence. Il y a un silence passif, qui n’est qu’un reflet du sommeil, de la mort, de l’inexistence. C’est le silence qui dort, et tandis qu’il sommeille, il est moins redoutable que la parole. Mais, une circonstance inattendue peut l’éveiller soudain. Et alors, c’est son frère, le grand silence actif qui s’intronise. Soyez, dès lors, en garde. Deux âmes s’éteignent. Les parois s’écroulent. Les digues se rompent. La vie ordinaire laisse place à une vie très grave, sans défense, où plus rien ne sourit, où plus rien n’obéit, où plus rien ne s’oublie. (Maurice Maeterlinck, Le Silence, 1896, in Le Trésor des humbles, éditions Mercure de France, 1920).

Mustapha Saha

Sociologue, poète, artiste peintre

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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