Madame, Monsieur,
Dans l’ordre chronologique des événements de 1962 dont le souvenir revient à la surface en ce début d’année du soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, le 8 février occupe une place particulière.
Cette date se situe à mi-chemin entre le meurtre d’Alfred Pierre Locussol, premier fonctionnaire de l’État abattu par l’OAS en métropole (Alençon, 3 janvier 1962) et l’assassinat collectif de six inspecteurs de l’Éducation nationale par l’OAS (Alger,15 mars 1962), lui-même suivi du cessez-le-feu en Algérie (19 mars 1962 à 12h00), du déclenchement par l’OAS de la sanglante bataille de Bab-el-Oued (Alger, 23-25 mars 1962) et de la fusillade de la rue d’Isly (Alger, 26 mars 1962) clôturant tragiquement une manifestation insurrectionnelle appelée par l’OAS.
Le 8 février 1962, en riposte à des attentats commis par l’OAS à Paris, une manifestation organisée par des formations politiques et syndicales de gauche et par le Mouvement de la Paix rassemble des dizaines de milliers de citoyennes et citoyens dans les rues de la capitale. Sa dislocation donne lieu à une intervention criminelle des forces de l’ordre placées sous le commandement opérationnel du préfet de police Maurice Papon : on comptera au total 9 morts à la station de métro Charonne.
Je vous propose de bien vouloir trouver en pièce jointe le recto et le verso du tract d’appel à commémorer ce dramatique épisode de la guerre d’Algérie dont les innocentes victimes ne seront pas mortes pour rien : l’événement relancera les pourparlers qui conduiront aux Accords d’Évian le 18 mars 1962.
L’État s’honorera en rappelant leur sacrifice et en pointant la responsabilité des instigateurs, auteurs et complices de l’ensemble des violences constatées ce jour-là.
Jean-François Gavoury
Président de l’Association nationale pour la protection de la mémoire des Victimes de l’OAS (ANPROVEMO)
28 janvier 2022.
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Rue d’Isly, Alger, 16 mars 1962 : les responsabilités d’un drame
La guerre d’Algérie a hélas été ponctuée par des drames en cascade. Parmi ceux-ci, l’épisode de la fusillade de la rue d’Isly, en plein cœur d’Alger, possède une triste spécificité : le 26 mars 1962, des Français tombèrent sous les balles de soldats français. Cet épisode doit être, comme tout phénomène historique, replacé dans son contexte.
L’escalade de la tension
Depuis début 1962, les entretiens d’Évian sont entrés dans une phase active et chacun sait que la signature d’un accord France-GPRA [1] est imminente. L’activité de l’OAS, créée en janvier 1961, redouble. L’escalade en Algérie est sanglante. Le 7 février, le général Salan, pour la première fois, autorise ses commandos à ouvrir le feu sur des soldats français, en cas de nécessité. Décision aggravée par une directive, dite « OAS/29 », en date du 23 février [2], commençant par cette phrase : « L’irréversible est sur le point d’être commis. » Le chef de l’OAS considère qu’il faut provoquer les événements par l’adoption d’une stratégie d’« offensive généralisée » contre « l’adversaire […], les unités de gendarmerie mobile et CRS », considérées comme totalement fidèles au système, secondement les « unités de l’armée ».
Salan, logique avec lui-même, donnait alors comme consigne à ses activistes : « Ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les CRS. » On est en présence d’un vocabulaire de guerre civile, on a affaire à un appel ouvert au meurtre contre les forces de l’ordre, légalement mandatées. « Quels sont nos atouts ? », poursuivait Salan. Et il citait en premier lieu la « population » (sous-entendu : européenne), qualifiée d’« outil valable […] considérée en tant qu’armée dans un premier temps et en tant que masse et marée humaine dans un temps final ». Suivait enfin cette consigne : « Sur ordre des commandements régionaux, la foule sera poussée dans les rues à partir du moment où la situation aura évolué dans un sens suffisamment favorable. » À l’appel au crime contre ses « adversaires », dans les conditions d’extrême tension de ce moment particulier, « pousser la foule dans les rues » était vouer à la mort certain des civils.
Cette directive est donc du 23 février. On imagine que l’annonce de la signature de l’accord augmente la tension et précipite la fuite en avant des éléments les plus déterminés de l’OAS. Un nom va alors, durant ces terribles journées, symboliser le refus acharné du fait accompli : Bab-el-Oued, un quartier de 50 000 à 70 000 habitants, pour l’essentiel des Européens de condition modeste ou moyenne. Depuis des mois, ce quartier était truffé d’hommes en armes, des dépôts d’armes et de munitions y étaient de notoriété publique entreposés. L’OAS décide d’organiser une manifestation du reste de la population algéroise, pour marcher sur Bab-el-Oued et rompre l’encerclement. C’est le colonel Roland Vaudrey, commandant l’OAS pour la zone dite « Alger-Sahel », qui prend cette décision. Ceux qui, connaissant cette tension, prirent la décision de lancer une population civile dans une telle expédition ont fait une sorte de pari : soit la troupe était contrainte de renoncer, et donc laissait passer la foule, et c’était une victoire politique, soit elle la contenait, nécessairement par la violence, compte tenu des états d’esprit surchauffés, et c’était un drame, profitant de fait, également, à l’OAS.
Des gendarmes et des militaires français tués par l’OAS
Le 20 mars, une proclamation de l’OAS prétend interdire le quartier à l’armée et aux forces de l’ordre. Le 21 a lieu un (premier) acte irréparable : une attaque, cette fois-ci contre des blindés postés près du tunnel des facultés, en centre-ville, laisse dix-huit gendarmes morts. Le 23, un autre commando tire, avenue de Bouzaréa, sur un camion de soldats du contingent : cinq appelés sont tués. Une dizaine d’autres membres des forces de l’ordre tombent lors d’affrontements isolés. Le bilan de ce 23 mars est de quinze morts et soixante-dix-sept blessés parmi ces forces de l’ordre [3], probablement du même ordre de grandeur parmi les assaillants. On imagine l’état d’esprit des gendarmes et soldats visés.
Le 26 mars 1962 était un lundi. Le matin, le préfet d’Alger, Vitalis Cros, diffuse un communiqué interdisant la manifestation. À la périphérie de Bab-el-Oued, les équipes de surveillance, qui contrôlent les barrages, sont sur le qui-vive. Le barrage mis en place rue d’Isly est confié au 4e régiment de tirailleurs. Il est placé sous le commandement du lieutenant musulman Daoud Ouchène. Vers 14 heures, bravant les interdits, de premiers manifestants se présentent devant la Grande Poste et s’engagent dans la rue d’Isly. Les slogans fusent : « Al-gé-rie française… L’armée avec-nous ! » Le barrage mis en place est compressé, ses défenseurs quelque peu impuissants. Les appels au calme sont sans effet aucun. Car il n’y a pas, dans la foule, que des hommes avenants et des femmes qui embrassent. Plusieurs témoignages attestent qu’il y a des agressions verbales, de la part de jeunes gens excités, contre les soldats musulmans. Le mot « fellagha » est jeté au visage. Le lieutenant Ouchène s’approche alors des manifestants et entame un dialogue… qui se révèle de sourds. Les manifestants répètent qu’ils ne veulent que rentrer dans Bab-el-Oued, l’officier qu’il a des ordres. Il consent toutefois à laisser passer une délégation de trente personnes. Il est 14h15. Plusieurs centaines de personnes forcent le barrage. Le climat, déjà tendu, confine à l’insupportable : des insultes racistes sont proférées par la foule, certains crachent sur les soldats. Ouchène correspond avec sa hiérarchie : les ordres formels lui sont confirmés : empêcher l’invasion de Bab-el-Oued.
Les quelques centaines de personnes qui ont franchi, sans véritable violence, le premier barrage, sont alors prises comme dans une nasse. En cas d’aggravation de la violence, elles seront les premières victimes. C’est ce qui arriva.
Le déroulement du drame
Un premier coup de feu est tiré. Il est 14h45/14h50. À la question de savoir qui a tiré ce coup de feu, il ne sera jamais vraiment répondu. Le haut-commissaire de France Christian Fouchet, plus haute autorité de l’État en Algérie, écrira dans ses Mémoires : « Les premiers coups de feu furent tirés d’un toit par un provocateur. Mais personne ne le prouvera jamais [4]. » C’est également la thèse du préfet Vitalis Cros. En 1971, le journaliste Yves Courrière reprend cette thèse et précise : ils furent tirés des toits ou des étages supérieurs du 64 rue d’Isly et du carrefour de cette même rue et de l’avenue Pasteur [5].
Cette thèse est retenue aujourd’hui par la majorité des historiens. À l’opposé, la thèse de l’historiographie dominante chez les Français d’Algérie est celle des premiers coups de feu tirés par des soldats chauffés à blanc par la propagande officielle, hostiles aux pieds-noirs. Une version plus douce est que ces soldats, inexpérimentés, se seraient sentis menacés. Certains ajoutent : ce sont des soldats musulmans, placés là intentionnellement par un état-major machiavélique, qui auraient tiré. D’autres vont plus loin, tel le capitaine Pierre Sergent, ancien chef de l’OAS : « On dit même – et c’est à peu près certain – qu’il y avait là des unités du FLN [6]. »
Ensuite, durant plusieurs minutes, la fusillade éclate, apparemment un temps sans contrôle de la part des officiers français. Les cris angoissés et répétés « Halte au feu ! », que l’on entend sur les bandes sonores, prouvent que, durant en tout cas quelques minutes, les ordres n’étaient plus respectés. Panique ? Vengeance ? Les manifestants, sous le feu de projectiles venant de toutes les directions, courent, certains sont fauchés. D’autres se sont couchés sur les marches de la Grande Poste, elle aussi objet de tirs intensifs.
Enfin, l’ordre « Halte au feu ! » est respecté. Yves Courrière décrit des « Algérois, hébétés, hagards, les vêtements souillés de poussière et parfois de sang, contemplent le spectacle ». Certains sont la proie de crises de nerfs. Partout, les cadavres sont allongés, mêlés aux blessés, à divers débris, à des éclats de vitres. Combien de temps a duré cette fusillade ? Les témoignages divergent. Mais il est vrai qu’en ces circonstances les acteurs des événements ne pensent guère à la postérité. En milieu de l’après-midi, en tout cas, l’armée est maîtresse du terrain. La population est partie ou reste terrée chez elle. La fouille de la ville commence. On trouvera 579 armes de chasse, 34 fusils de guerre, 9 pistolets-mitrailleurs, 263 grenades, 5 postes émetteurs-récepteurs, 100 kg d’équipement radio et plus de 2 tonnes d’équipements militaires divers [7], ce qui, pour un quartier habité de civils, était une performance…
Combien de victimes ? Qui est responsable ?
L’échelle de chiffres de Courrière (quarante-six morts relevés le jour même, puis quelques autres morts de leurs blessures, soit un total dépassant cinquante) est corroborée par une petite brochure de 1962, émanant des milieux Algérie française, Le massacre d’Alger. Alger, 26 mars 1962, publiée sans date ni lieu d’édition, qui avance le chiffre de cinquante-trois morts. Dès le 1er juin 1962, un Livre blanc, sous-titré Alger, le 26 mars 1962, publié cette fois-ci en métropole (et immédiatement interdit), est dédié « à la mémoire des quatre-vingts morts et en souvenir des deux cents blessés de la fusillade ». Chiffre repris par exemple par Pierre Sergent, dix ans plus tard [8]. Le site Internet de l’Association des victimes du 26 mars 1962 avance le chiffre de cent morts. Aujourd’hui, une enquête faite par une adhérente de l’association « Alger, 26 mars 1962 », qui a dressé une liste nominative, aboutit au chiffre de soixante-cinq victimes.
Mais c’est évidemment la question des responsabilités du drame qui s’impose à tous les esprits. Pour la majorité des associations de pieds-noirs, le pouvoir gaulliste a manipulé officiers et soldats français, a organisé la haine contre leur communauté. Pis : il lui fallait du sang français pour parfaire son infamie. A contrario, la majorité des commentaires sur cette tragédie dénonce l’irresponsabilité – ou la criminalité – de ceux qui ont envoyé une foule de civils face à des soldats ayant des ordres, sachant à l’avance que le drame était… possible ? probable ? certain ? « C’était d’un égoïsme splendide et d’un cynisme écœurant, lira-t-on en 1964 dans un livre probablement écrit par d’anciens policiers anti-OAS. Ces “chefs” ne pouvaient pas ne pas savoir le jeu terrible qu’ils faisaient jouer aux autres. Peut-être espéraient-ils encore, contre toute vraisemblance, un revirement de dernière heure de certaines unités militaires ? Peut-être recherchaient-ils un succès de prestige par le défilé triomphal d’hommes et de femmes, rompant les barrages et allant tendre leurs mains à leurs compatriotes enfermés. Mais peut-être aussi ne pensaient-ils qu’à se servir d’un désastre probable et à pouvoir crier au martyre du moment qu’ils n’avaient pu chanter victoire ! Si tel était leur plan, ils l’ont mené à bien ! La tuerie de la rue d’Isly du 26 mars 1962 a effacé, dans l’esprit des Européens d’Algérie, le meurtre des soldats du contingent et l’échec de l’insurrection de Bab-el-Oued [9]. » Prudent, Yves Courrière renvoie quant à lui dos à dos deux séries d’irresponsables.
Le drame du 26 mars 1962 apparaît en tout cas comme un miroir grossissant des incompréhensions, des difficultés de s’avouer à elle-même la vérité qu’a connues la communauté européenne d’Algérie dès le début de cette guerre et, plus encore, lorsqu’il fut éclatant pour chacun que ce pays serait un jour indépendant.
Diverses voies s’offraient alors à la minorité européenne. Elle s’engouffra dans une seule, qui se révéla être une impasse – ce qui aurait été largement prévisible si les passions et la négation de l’histoire en train de se faire n’avaient obscurci tous les raisonnements. L’OAS, tout à la fois émanation de ce malheur de vivre et arme qui l’accentua, porte la plus lourde responsabilité de ce drame. Pas la seule : la violence, souvent gratuite, de membres du FLN ou d’éléments « incontrôlés », surtout à partir du printemps 1962, certains aspects détestables de la politique gouvernementale française, le mépris personnel du général de Gaulle à l’encontre des pieds-noirs, ajoutèrent aux circonstances dramatiques. Mais il reste que c’est l’acharnement de l’OAS qui précipita la population européenne d’Algérie dans ce malheur de vivre, qui n’est pas achevé pour l’essentiel.
Pour conclure, nous préférons reprendre les paroles de Jules Roy, natif de cette terre, ancien officier, lorsqu’il apostropha Massu en 1972. Même si les circonstances sont différentes, il y a là des échos qui évoquent l’OAS : « Croyant trouver en vous un sauveur, ces naïfs [certains Européens d’Algérie] se sont précipités derrière vous. Vers le gouffre. Mais vous en réchappez et vous montez en grade, tandis qu’eux… Les vrais défenseurs de leur avenir étaient ceux qui essayaient, malgré vous qui vous en teniez à la lettre de vos directives, de sauvegarder les chances d’une coexistence entre les deux communautés. […] La victoire ne va pas à celui qui torture, mais à celui qui a raison. Germaine Tillion, cette femme courageuse que vous insultez, a mieux défendu les pieds-noirs que vous, qui fûtes le préparateur des malheurs que nous voulions leur épargner [10]. »
[1] Le Gouvernement provisoire de la République algérienne.
[2] Toute cette documentation d’après OAS parle, Julliard, coll. « Archives », Paris, 1964 ; Rémi Kauffer, « OAS : la guerre franco-française d’Algérie », in Mohammed Harbi & Benjamin Stora (dir.), La Guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Robert Laffont, Paris, 2004.
[3] Vitalis Cros, « Bab-el-Oued : Fort Chabrol ? », Historia Magazine, série « La guerre d’Algérie », n° 107, 1973.
[4] Christian Fouchet, Mémoires d’hier et de demain. Au service du général de Gaulle. Londres 1940, Varsovie 1945, Alger 1962, mai 1968, Plon, Paris, 1971.
[5] Yves Courrière, La Guerre d’Algérie, vol. IV, Les feux du désespoir, Fayard, Paris, 1971.
[6] Pierre Sergent, Le Malentendu algérien, Entretiens avec André-Paul Dubois, Fayard, Paris, 1974.
[7] « Bilan de la fouille de Bab-el-Oued », coupure de presse non identifiée, fin mars 1962, numérisée sur le Site Exode 1962.
[8] Pierre Sergent, Je ne regrette rien, Fayard, Paris, 1972.
[9] Morland Barangé Martinez, Histoire de l’Organisation de l’armée secrète, Julliard, Paris, 1964.
[10] Jules Roy, J’accuse le général Massu, Seuil, Paris, 1972.
Alain Ruscio
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Macron s’est adressé aux rapatriés d’Algérie en éludant les crimes de l’OAS
Le 26 janvier, le président s’est adressé à des « représentants des pieds-noirs » pour « continuer de cheminer sur la voie de l’apaisement des mémoires blessées de la guerre d’Algérie ». Les souffrances des Européens qui quittèrent l’Algérie en 1962 ne sauraient être contestées. Mais certains propos laissent perplexes et ont suscité les réactions des défenseurs de la mémoire des victimes de l’OAS
Passons sur l’évocation d’une Algérie française heureuse où, « pas toujours, mais souvent, l’idéal méditerranéen d’une vie harmonieuse entre juifs, chrétiens et musulmans fut la réalité quotidienne de villages et de quartiers ». Évocation émouvante mais contredite par tant de témoignages et de travaux historiques sur les injustices et l’inégalité de statuts qui ont marqué les 132 ans de la colonisation de l’Algérie. Ou sur cette approximation malheureusement courante selon laquelle « près d’un million de personnes […] sont passées d’une rive à l’autre » en 1962, qui occulte le fait que 200 000 Européens environ sont restés dans les débuts de l’Algérie indépendante.
Ce qui pose particulièrement problème dans cette allocution, c’est la façon dont a été évoquée de manière incomplète la fusillade de la rue d’Isly à Alger le 26 mars 1962, et aussi le massacre d’Européens à Oran, le 5 juillet 1962. Dans les deux cas, le discours présidentiel a occulté très largement la responsabilité écrasante, qui fait pourtant largement consensus chez les historiens, de l’OAS [1], qu’il a à peine mentionnée. Il a éludé le rôle criminel de cette organisation terroriste et s’est montré perméable au récit construit par les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française, propagé depuis par les groupes pieds-noirs d’extrême droite qui accusent le chef de l’Etat et les autorités françaises de l’époque de traitrise.
Peut-on « reconnaître » les souffrances des « rapatriés » sans dire que cette organisation, par ses innombrables crimes et destructions, contribua au premier chef à en créer les conditions ? Durant des mois, à la veille des Accords d’Evian et de l’indépendance de l’Algérie, l’OAS se livra, tant à Alger qu’à Oran, à un terrorisme meurtrier (mitraillages, tirs de snipers, attentats aux explosifs) sans équivalent dans notre histoire. Elle visa des Algériens surtout, mais aussi des Européens jugés coupables de trahison, ainsi que des militaires et des gendarmes français, conformément à la stratégie d’insurrection armée définie par Salan.
Conformément à ses directives, les dirigeants de l’OAS ont décidé d’ériger le quartier de Bab-el-Oued d’Alger en zone insurrectionnelle et annoncé qu’à partir du 22 mars les officiers, sous-officiers et soldats qui ne se seront pas ralliés à leur combat seront considérés « comme des troupes au service d’un gouvernement étranger ». Le 22 mars au soir, des commandos de l’OAS ont attaqué une patrouille de gendarmerie mobile qui sortait du tunnel des facultés – bilan : 18 gendarmes tués. Le lendemain, ils ont ouvert le feu sur un véhicule de transport de troupes tuant 7 soldats dont 5 appelés du contingent.
En réaction, les autorités françaises ont mis en place le bouclage du quartier de Bab el Oued, blocus que l’OAS a tenté de briser en appelant les civils à manifester le 26 mars, conformément à la directive de Salan : « Sur ordre des commandements régionaux, la foule sera poussée dans les rues à partir du moment où la situation aura évolué dans un sens suffisamment favorable. » Le 26 mars, des rapports de l’armée et des témoignages établissent que les premiers coups de feu ont été tirés, notamment depuis les toits, par des commandos de l’OAS sur les militaires français. Le président Macron ayant promis que « Toutes les archives françaises sur cette tragédie pourront être consultées et étudiées librement », cela met en péril le récit même qu’il a repris pour conforter certains éléments de son auditoire dans leur vision de ces événements.
Emmanuel Macron a dit des choses justes.
Il est vrai que lors de la fusillade de la rue d’Isly, l’armée française a tiré sur la foule. Mais sans dire qu’elle réagissait à une manœuvre cynique qui condamnait les manifestants européens à subir une répression sanglante.
Il est vrai qu’à l’indépendance de l’Algérie, des massacres de supplétifs de l’armée française, les harkis, et de membres de leurs familles, ont eu lieu. Mais l’histoire du recrutement de ces hommes, dans un statut inventé par le général Salan qui les mettait en danger, doit être restituée dans sa totalité.
Il est vrai qu’à Oran, le 5 juillet 1962, au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, des Européens furent victimes de violences extrêmes. Mais elles ne peuvent pas être isolées de celles, particulièrement terribles, que l’OAS d’Oran perpétra dans cette ville contre des civils dans les mois précédents, faisant environ un millier de morts algériens. Des violences qu’à la différence des chefs de l’OAS d’Alger qui se décidèrent à suspendre les leurs en refusant le cycle infernal et indéfini d’une escalade meurtrière, les chefs de l’OAS d’Oran poursuivirent jusqu’à leur départ pour l’Espagne franquiste, laissant les civils européens exposés à des violences inacceptables. Nous reviendrons sur cet épisode que des historiens, y compris algériens, ont contribué à mettre en lumière.
Ne pas rappeler aussi ces faits, n’est-ce pas conforter un aveuglement chez certains pieds-noirs sur les causes de leurs malheurs ?
N’est-ce pas valider un récit fallacieux encore présent dans leur esprit soixante ans après la fin de cette guerre ?
C’est ce qu’on relevé des associations comme l’Association des pieds-noirs progressistes et de leurs amis (ANPNPA), l’Association des amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons et l’Association nationale pour la protection de la mémoire des victimes de l’OAS (ANPROMEVO).
Emmanuel Macron, désireux de plaire à certains éléments de son auditoire qui regrettent la colonisation, qu’il cherche à séduire, n’a pas choisi jusqu’au bout un langage de vérité.
Jules Roy, lui-même européen d’Algérie, ancien officier de l’armée française, apostropha en 1972 le général Massu en des termes qui s’appliquent aussi aux chefs de l’OAS à la fin de la guerre : « Croyant trouver en vous un sauveur, ces naïfs [certains Européens d’Algérie] se sont précipités derrière vous. Vers le gouffre. […] Les vrais défenseurs de leur avenir étaient ceux qui essayaient, malgré vous qui vous en teniez à la lettre de vos directives, de sauvegarder les chances d’une coexistence entre les deux communautés. […] Vous fûtes le préparateur des malheurs que nous voulions leur épargner ».
Ce sont les terroristes de l’OAS qui voyaient dans le chef de l’Etat et dans les autorités françaises de l’époque les responsables de leur malheur qui ont tissé en réalité le malheur des pieds-noirs. Et ce serait le courage que de le dire.
Beaucoup n’ont pas oublié les manifestants du 8 février 1962 contre l’attentat de l’OAS au domicile d’André Malraux qui a défiguré la jeune Delphine Renard, jouant dans la cour, et qui ont subi, au métro Charonne, la répression de la police de Maurice Papon. Ils commémoreront, soixante ans après, les crimes de l’OAS.
[1] L’Organisation armée secrète, constituée au début de 1961 dans l’Espagne franquiste, qui a rassemblé des déserteurs de l’armée et des Européens extrémistes et a pratiqué la terreur pour s’opposer à l’indépendance de l’Algérie.
Gilles Manceron, Fabrice Riceputi et Alain Ruscio
Anne Claude Godeau de la CGT des chèques postaux faisait partie des mortes de Charonne, je suis étonnée qu’elle ne soit pas citée