Quand l’extrême-droite subvertit la « notion de liberté ». A propos du « Freedom Convoy » (+ autres textes)

Le mouvement du « convoi de la liberté » (« Freedom Convoy »), composé de centaines de camions, a paralysé le passage frontalier le plus fréquenté entre le Canada et les Etats-Unis et a occupé Ottawa, la capitale du Canada, bloquant effectivement la ville et perturbant la vie quotidienne de la plupart des résidents du centre-ville. Les participants au convoi rejettent toutes les exigences et toutes les instructions en matière de vaccination et soutiennent un discours résolument antigouvernemental qui rappelle l’idéologie d’extrême droite aux Etats-Unis.

Les participants au convoi n’ont pas le soutien du grand public, qui est largement vacciné. Ils n’ont pas non plus le soutien de la plupart des camionneurs canadiens, dont 90% sont vaccinés, et de l’Alliance canadienne du camionnage (ACC–CTA, Canadian Trucking Alliance).

Les camionneurs sont largement soutenus par les principaux républicains des Etats-Unis tels que Donald Trump, Ted Cruz [sénateur du Texas] et Marjorie Taylor Greene [élue républicaine de l’Etat de Georgie à la Chambre des représentants, proche des milieux complotistes], ainsi que par certains politiciens conservateurs canadiens. Ils sont également soutenus par d’influentes personnalités antidémocratiques des médias sociaux, comme Tucker Carlson [Fox News], Jordan Peterson, Elon Musk, ainsi que par toute une série de groupes suprémacistes blancs. Parmi les groupes d’extrême droite les plus puissants au Canada, on trouve Action4Canada, qui affirme, à tort et à travers, que la pandémie de Covid-19 « a été provoquée, du moins en partie, par Bill Gates et un « Nouvel ordre (économique) mondial » pour faciliter l’injection de puces électroniques à 5G dans la population ». Avec l’aide des réseaux sociaux, le soutien aux manifestations du Freedom Convoy a fait boule de neige au niveau international, les prochains convois étant prévus aux Etats-Unis, en France et dans les 27 pays européens.

Les manifestations liées au Freedom Convoy ont été conçues par James Bauder. Il dirige le mouvement Canada Unity, qui a été à l’origine de ces manifestations. James Bauder croit en de multiples théories du complot sans fondement et «a soutenu le mouvement QAnon. Il a qualifié le Covid-19 de « plus grande escroquerie politique de l’histoire ». James Bauder n’est pas un ami des syndicats et, comme l’a noté le site Jacobin, il y a deux ans, il a participé à un autre convoi appelé United We Roll qui  «a planifié une mobilisation antisyndicale dont les membres ont menacé de démanteler le piquet de grève et d’écraser les travailleurs ».

Parmi les autres leaders du mouvement, on trouve des extrémistes de la droite dure comme Patrick King qui, selon The Conversation (1er février 2022), a un jour « déclaré qu’il croyait que le vaccin avait été créé pour « dépeupler » la race blanche ». Un autre dirigeant du convoi, B.J. Dichter, a la réputation de propager des sentiments islamophobes.

Le Canadian Anti-Hate Network, une ONG, a rapporté que « le prétendu « convoi de la liberté » a été organisé par des personnalités connues de l’extrême droite qui ont épousé des opinions islamophobes, antisémites et haineuses ».

***

Les manifestations d’Ottawa ont clairement montré que des extrémistes soutenant le fascisme et le nationalisme blanc sont attirés par le mouvement. Les drapeaux néonazis et confédérés [référence aux suprémacistes blancs du sud des Etats-Unis] sont nombreux au même titre que les logos emblématiques de QAnon sur les camions, les panneaux et autres autocollants. En outre, certaines sources d’information suggèrent que, pour le financement, un montant important, plus de 8 millions de dollars au 7 février, pourrait provenir de sources d’extrême droite aux Etats-Unis. Certains des dons individuels les plus élevés proviennent de milliardaires des Etats-Unis. Le financement provenant des Etats-Unis a tellement alarmé les membres du Nouveau Parti démocratique (du Canada) qu’ils l’ont qualifié d’« attaque contre la démocratie canadienne ». Ils ont demandé à l’ambassadeur des Etats-Unis « de témoigner à ce propos devant le comité des Affaires étrangères de la Chambre des communes ».

Jagmeet Singh, le dirigeant du Nouveau Parti démocratique du Canada [depuis 2017], a déclaré qu’il s’agit de bien autre chose que d’un simple mouvement de protestation. Au contraire, il affirme que « l’intention déclarée du convoi est de “renverser le gouvernement” ». Les liens du convoi « avec des groupes haineux… exprimant des sentiments racistes et anti-immigrants…pourraient expliquer pourquoi le Freedom Convoy est étrangement silencieux sur les questions de travail auxquelles sont confrontés les camionneurs immigrants qui représentent maintenant plus d’un tiers des camionneurs au Canada », écrit Emily Leedham dans Jacobin. Elle note en outre « qu’un grand nombre des préoccupations des manifestants ont peu à voir avec les droits des travailleurs ou les problèmes de travail dans l’industrie du camionnage au Canada. En fait, les organisateurs du Freedom Convoy ont déjà, dans le passé, harcelé des travailleurs organisant des piquets de grève et ignoré les appels au soutien des camionneurs non-blancs qui luttent contre des salaires de misère. »

***

La notion de liberté, une fois de plus, a été détournée dans l’intérêt d’une contre-révolution dont le but est de détruire l’autorité d’un gouvernement qui viserait à protéger le bien commun, à limiter l’influence de l’élite financière et des affaires, et à protéger les structures civiques cruciales pour une démocratie. Les camionneurs d’Ottawa stimulent des mouvements semblables de droite dans le monde entier et leur influence croissante montre clairement qu’ils sont en train de gagner la guerre internationale de l’information.

En effet, ces Freedom Convoys ne sont pas les seuls à détourner de plus en plus, dans le monde entier, le concept de liberté au service de l’extrémisme de droite. Des Etats-Unis au Brésil, en passant par la Turquie et la Hongrie, les acteurs antidémocratiques réduisent la liberté au strict domaine de l’« intérêt personnel incontrôlé» , au rejet de l’Etat-providence et au moyen d’échapper à la responsabilité sociale. Ce faisant, ils mènent une guerre contre la démocratie.

Exclue du discours sur le bien commun, sur l’égalité et les droits sociaux, la liberté individuelle s’aligne désormais sur la dite foule – se positionnant avec ceux qui sont prêts, à l’ère de la pandémie, à sacrifier la vie d’autrui au nom d’un appel bidon aux droits personnels.

Non seulement ce mouvement est devenu un point de mire pour les mobilisations mondiales d’extrême droite, mais il a également développé une présence massive sur les médias sociaux dans lesquels, comme Politico l’a rapporté, le Freedom Convoy a promu l’idée que « les efforts pour garder les gens à l’abri du coronavirus ne sont, au contraire, que des restrictions antidémocratiques des libertés individuelles ».

Elisabeth Anker [dans son ouvrage Ugly Freedoms, janvier 2022] affirme que la droite américaine utilise de plus en plus le langage des « vilaines libertés » pour promouvoir une « politique anti-démocratique [qui] menace de s’approprier entièrement le sens de la liberté, en mettant la liberté au service exclusif de projets d’exclusion, de privilèges et de discriminations ». Elle écrit : « Les “vilaines libertés” [sont] utilisées pour interdire l’enseignement de certaines idées [sur l’esclavagisme et le racisme], diminuer la capacité des salarié·e·s à avoir du pouvoir sur le lieu de travail et miner le système de santé publique. Il ne s’agit pas simplement de libertés mal comprises, ni même d’une utilisation cynique du langage de la liberté pour élaborer des politiques intolérantes. Ces “vilaines libertés” traduisent, au contraire, une interprétation particulière de la liberté qui n’est pas expansive, mais excluante et coercitive. »

Cette notion de « vilaine liberté » est certainement applicable au «mouvement des convois». Selon cette vision néolibérale de la liberté est éliminée toute notion d’une « liberté incluante » qui, dès lors, conteste les modes de suppression autoritaires et antidémocratiques de la liberté qu’impliquent : la concentration de la richesse et du pouvoir dans les mains d’une élite financière, la montée de l’Etat répressif, la pauvreté de masse, la montée de la culture de guerre, la dévastation écologique, et la criminalisation des problèmes sociaux tels que l’augmentation des sans-abri. Les manifestants du convoi sont silencieux sur une notion de liberté incluante – une notion qui plaiderait en faveur de soins de santé universels, de l’expansion des syndicats de travailleurs, de l’introduction de réglementations qui garantissent la sécurité des salarié·e·s et les jours de maladie payés, ainsi que sur la nécessité de prestations sociales et d’allocations pour les travailleurs et travailleuses sans emploi.

***

Dans le cadre de cette forme de capitalisme, la liberté est vidée de sa substance; elle est éloignée de tout sens de solidarité sociale, obligeant les individus à assumer l’entière responsabilité des problèmes auxquels ils sont confrontés, même s’ils ne sont pas de leur propre fait. Comme le fait remarquer à juste titre Zygmunt Bauman, l’insécurité existentielle s’intensifie car « les individus doivent désormais trouver et mettre en pratique des solutions individuelles à des problèmes produits par la société… tout en étant équipés d’outils et de ressources qui sont manifestement inadaptés à cette tâche ».

Les dangers d’un individualisme incontrôlé ne peuvent être dissociés des luttes pour la liberté, en particulier lorsqu’il devient une justification pour saper la sécurité sociale, le bien commun et le soutien à la solidarité mutuelle. La liberté, lorsqu’elle est liée à des notions néolibérales d’individualisme, sape les liens humains et rend la solidarité difficile à reconnaître et à pratiquer. Ce danger est devenu évident lorsque l’appel à la liberté, comme utilisé par ce Freedom Convoy, devient un appel à la résistance aux efforts de vaccination contre le Covid-19 et au port du masque – une tactique qui est un code pour une allégeance à la droite politique. Peter Hotez, spécialiste des vaccins, renforce ce point de vue en affirmant que, pour l’essentiel, le mouvement anti-vax et de la liberté à tout prix se livre à une « attaque anti-science » et « est une composante du régime autoritaire [cultivée par] un propre réseau de pseudo-intellectuels ». Peter Hotez indique clairement que l’appel à la liberté pour soutenir un mouvement anti-vax et anti-science a transformé sa dégénérescence en une « force meurtrière ». On peut clairement appliquer cette analyse au mouvement des convois.

Ce qui échappe à Hotez et à d’autres critiques du mouvement anti-vax, y compris de critique du mouvement des convois, c’est la façon dont le néolibéralisme transforme le social en biographie individuelle, en convainquant davantage les individus qu’ils n’ont aucune obligation de contribuer à la santé, à la sécurité et aux institutions démocratiques qui façonnent la communauté au sens large. Ceux qui soutiennent le mouvement des convois ont perdu de vue la relation entre la liberté et le bien commun. Le mouvement des convois n’est pas une lutte pour la liberté, c’est une tentative de détruire la démocratie au nom de la liberté.

Henry A. Giroux

Henry A. Giroux enseigne à l’Université McMaster, à Hamilton, Ontario. Son dernier ouvrage à paraître : Pedagogy of Resistance: Against Manufactured Ignorance (Ed. Bloomsbury 2022).

Article publié sur le site Truthout, le 12 février 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre

http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/canada-etats-unis-quand-lextreme-droite-subvertit-la-notion-de-liberte-a-propos-du-freedom-convoy.html

El movimiento del Convoy canadiense no lucha por la libertad; es un intento de acabar con la democracia

https://vientosur.info/el-movimiento-del-convoy-canadiense-no-lucha-por-la-libertad-es-un-intento-de-acabar-con-la-democracia/

*******

Les manifestations des camionneurs montrent la force du Trumpisme au nord de la frontière

Ce convoi représente une action importante d’une extrême droite canadienne en croissance, un mouvement influencé par les droites au sud de leur frontière, dirigées par Donald Trump, et parallèles à elles.

Trudeau « fou d’extrême gauche »

Donald Trump a publié une déclaration qualifiant le Premier ministre canadien Justin Trudeau, du Parti libéral, de « fou d’extrême gauche » qui a « détruit le Canada avec les réglementations insensées du covid ». Trump a soutenu le Convoi de la liberté canadien et a suggéré aux camionneurs des États-Unis de l’imiter et de manifester à Washington DC.

Le Convoi de la liberté dénonce Trudeau comme le responsable des politiques de santé auxquelles ils s’opposent. Pour sa part, lors d’une conférence de presse, Trudeau a souligné que 90% des camionneurs, comme tous les Canadiens, sont vaccinés, et que le Freedom Convoy ne représente qu’une « petite minorité marginale ». Deux auteurEs et militantEs canadiens de gauche, Judy Rebick et Corvin Russell, tout en dénonçant les insuffisances et la mauvaise orientation de la politique canadienne face à la pandémie, ont souligné dans un article paru le 4 février que « l’absence de toute réponse cohérente et organisée de la gauche a été flagrante, en particulier de la part des syndicats, qui n’ont fait que publier des déclarations tardives et tièdes ».

« Don’t Tread On Me »

Au centre de la protestation se trouve une loi canadienne qui oblige désormais les camionneurs revenant des États-Unis, où le Covid-19 sévit, à s’isoler pendant quatorze jours. Comme aux États-Unis, parmi les protestataires, on trouve des opposants racistes aux immigréEs étrangers. Certains portent le drapeau canadien mais d’autres le drapeau américain Gadsden (qui représente un serpent à sonnette avec la devise « Don’t Tread On Me » – « Ne me marche pas dessus ») couramment porté dans les manifestations de droite aux États-Unis, et quelques-uns arborent des croix gammées.

Le parti conservateur a apporté son soutien aux manifestations. Le sénateur conservateur Dennis Patterson a en conséquence démissionné du parti et déclaré : « Soyons clairs : si vous brandissez un drapeau nazi ou confédéré, vous vous déclarez comme une personne qui embrasse la haine, le sectarisme et le racisme. »

Les manifestations ont impliqué des centaines de camions, et même des engins de terrassement, et les manifestants ont également organisé des campements, bloquant même les principales artères de la ville d’Ottawa, la capitale du Canada.

Le Convoi de la liberté a également manifesté dans des villes du Québec, de la Saskatchewan, du Manitoba et de la Colombie-Britannique. Par le biais de GoFundMe (une plateforme de collecte de fonds), le Convoi a récolté 10 millions de dollars canadiens, mais GoFundMe a saisi les fonds en raison des manifestations violentes du groupe.

« La santé, pas la haine »

Les camionneurs, qui possèdent généralement leurs propres camions, représentent la classe moyenne inférieure, base classique de nombreux mouvements de droite. Ils sont et se considèrent comme des petits entrepreneurs, bien que leurs conditions de travail et de rémunération ne soient souvent pas très différentes de celles des salariéEs. Par les temps qui courent, face à une économie instable, à la hausse des prix du carburant et aux restrictions gouvernementales, certains sont descendus dans la rue.

Il y a six ans, lorsque je suis allé m’adresser à une convention américano-canadienne des travailleurs du transport, j’ai été surpris de trouver quelques partisans de Trump parmi eux. Aujourd’hui, au Canada, les idées de droite se développent. Lorsque Trump a banni les réfugiés syriens en 2017, 25% des CanadienEs ont déclaré que leur pays aurait dû faire de même. En 2018-2019, un mouvement de « Gilets jaunes » au Canada a attiré des dizaines de milliers d’adeptes sur Facebook et a organisé de petites manifestations contre une taxe sur le carbone, s’est opposé aux oléoducs et s’est dressé contre les « mondialistes des Nations unies. » Leurs rangs étaient truffés de suprémacistes blancs, d’antisémites et de racistes anti-immigrés.

Au Canada subsistent cependant des traditions syndicales et de gauche. À Toronto, des centaines de travailleurEs de la santé masqués ont protesté contre le convoi en portant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « La santé, pas la haine ». À Vancouver, en Colombie-Britannique, des manifestantEs ont même bloqué le Convoi de la liberté. Comme l’écrivent Reik et Russell, « si le mouvement syndical doit avoir une quelconque pertinence à l’ère du Covid, il doit se mobiliser pour contrer et même arrêter les manifestations d’extrême droite dans tout le pays, et formuler des revendications offensives qui répondent aux besoins fondamentaux des travailleurEs ».

Dan La Botz

Traduction Henri Wilno

https://www.pressegauche.org/Les-manifestations-des-camionneurs-montrent-la-force-du-Trumpisme-au-nord-de-la

********

Des convois et de la liberté

De partout au Canada, ils ont convergé vers Ottawa. Certains ont roulé pendant plusieurs jours. On les voyait venir. Ils s’autoproclamaient Convois de la liberté. On savait tous qu’ils étaient mécontents du gouvernement qui est à Ottawa.

Tellement mécontents qu’ils proposaient de le faire déposer, ce gouvernement, s’ils n’obtenaient pas satisfaction à leur ultimatum : « Vous abrogez toute contrainte relative à la Covid, ou bien on vous destitue ». Le groupe auto-mandaté Canada Unity prétendait, en notre nom à tou·tes, négocier avec le Sénat et la gouverneure générale – non élu·es – pour forcer les élu·es à retirer leurs lois et règlements. Oui, vous lisez bien : au nom des droits humains et de la démocratie, un groupe auto-mandaté propose une entente à des non-élus pour forcer les élus à se plier à sa volonté.

Ce charabia n’a pas trouvé oreille longtemps, inaudible au milieu des klaxons. Ce qui a dominé chez les manifestants, c’est l’espèce d’allégresse d’occuper la place, la sensation d’être invincibles en foule, l’enivrement de voir les appuis qui se joignaient à eux, la célébration de cette force collective qu’on ressent dans les grandes manifs. Qu’une manif soit de gauche ou de droite, elle nous fait vivre ça. Même une bonne partie de hockey en série éliminatoire donne des frissons collectifs. Et quand ça dure plusieurs jours, ça enfle.

Toujours est-il que voilà les camions installés à Ottawa. Silence radio du premier ministre du Canada, qui s’en remet à la police municipale d’Ottawa pour faire respecter l’ordre dans cette « manifestation », sous prétexte que le gouvernement n’a pas à dire à la police quoi faire. 

Or ce que les responsables politiques ne disent pas, pas plus que les penseur·es et commentateur·es de tout acabit, ce qui ne transparait absolument pas dans les médias, c’est qu’il s’agit d’une attaque contre la démocratie.

En effet, on n’a pas besoin d’observer longtemps pour s’apercevoir qu’il s’agit non pas d’une manifestation, mais d’une intimidation. Amener cent véhicules lourds devant un parlement, occuper l’espace, exiger l’abdication des trois ordres de gouvernement, klaxonner sans répit pendant des heures, bloquer la circulation pendant des semaines, toujours avec vos gros camions : je n’appelle pas ça une manifestation, mais une intimidation.

Les politiciens se cachent et la police est impuissante ; la population est perplexe, quelques milliers de personnes participent, d’autres sont effrayées et découragées de l’inaction des gouvernements, beaucoup sont indignées et un grand nombre y voient surtout les risques et pertes économiques.

Que voilà le grand mot lâché : l’économie ! En réalité, c’est ça qui se joue devant nous : l’insignifiance grandissante de la démocratie, la déliquescence de la vie politique, supplantée par l’économie.

C’est à cause de l’économie et non pour affirmer la démocratie que les corps de police ont pris action contre les manifestations et blocages, à Ottawa, à Coutts, à Windsor. À cause de l’économie que le président des États-Unis a interpellé le premier ministre canadien. À cause de l’économie que la Loi des mesures d’urgence a été évoquée. Tristement. L’arrêt de trois usines de production d’automobiles a plus de poids dans la vie collective que la destruction des fondements politiques d’une société.

Des populations se soulèvent parce que la vie est trop chère. La vie est trop chère parce que tout a été transformé en marchandise, y compris le bonheur, colonisé à grands coups de publicité ; parce que notre surendettement nous place dans une insécurité financière permanente ; parce que trop d’emplois sont en réalité des presse-citrons qui nous rendent malades ; parce que les entrepreneur·es sont obligé·es de toujours grossir pour ne pas être avalé·es. Créez un convoi de la liberté, et beaucoup de gens vont s’y joindre pour pouvoir enfin crier en groupe leur ras-le-bol. Ces cris pour la liberté sont systématiquement orientés vers des revendications qui ignorent le bien commun, les luttes pour la justice et l’égalité : ce qui importe est la levée de toute contrainte qui entrave la liberté économique, comme si le laisser-faire pouvait engendrer le mieux-être des populations.

Logiquement, les gouvernements ont passablement de tolérance envers ces mouvements qui sont en phase avec leur idéologie économique. Le silence est de mise. La police n’est pas alertée. Il a fallu trois semaines d’inaction à Ottawa, trois semaines de vide démocratique, avant que les agents économiques ne donnent le signal que ça commence à faire mal.

Par contre, si vous créez un printemps étudiant et que des milliers de gens qui n’avaient jamais manifesté vont s’y joindre pour crier leurs revendications de justice et d’égalité ; si vous organisez un Jour de la terre, et que 200 000 personnes de tout âge viennent manifester à Montréal et proclamer leur aspiration à un futur vivable sur une planète propre, alors la police se pointera, plus brave devant des casseroles et des bannières que devant des camions et des klaxons. La contestation démocratique et citoyenne, orientée vers des revendications pour la justice, l’égalité et la survie de notre environnement, met à mal les gouvernements : contre sa dénonciation des visées capitalistes de développement économique qui exploitent les populations et détruisent la planète, on envoie rapidement la police, l’anti-émeute et les gaz lacrymogènes, et on a vite fait de justifier ces interventions par des accusations de méfait et de trouble à l’ordre public.

En somme, à mesure que l’économique gagne du terrain comme vision et histoire du monde, le politique et la démocratie reculent, au grand plaisir des libertariens. Les manifestations pacifiques, démocratiques et altermondialistes sont méprisées par des gouvernants incapables de sortir de leurs visières électoralistes et de faire avancer des projets de long terme visant le bien vivre. Pourtant, le politique est le seul domaine porteur d’institutions qui puissent cristalliser dans une force durable les voix citoyennes et populaires qui se développent dans les mouvements sociaux. Cette considération ne compte guère pour les gouvernements que nous connaissons, hypersensibles aux facteurs économiques, ceux-ci assurant leur réélection. Seul le souci d’une démocratie vigoureuse pourrait contrebalancer partiellement ce déséquilibre.

Je pense que cet épisode du Convoi de la liberté représente un premier coup de boutoir dans la démocratie canadienne, à l’image de ce qui se passe au sud, bien qu’à un degré moindre. On y a mis en cause la légitimité du gouvernement élu, on a voulu délégitimer les médias en refusant de leur fournir de l’information, on a battu en brèche le contrat social implicite de la vie urbaine. Les grands gagnants en termes de liberté, ce sont les géants économiques : leur rouleau compresseur avance toujours plus facilement à mesure que les voix citoyennes sont minimisées par les politiciens, eux à qui on a pourtant confié la responsabilité de prendre soin de notre vie collective et de notre planète.

Élisabeth Germain, 21 février 2022

https://www.pressegauche.org/Des-convois-et-de-la-liberte


En complément possible :

Marc Bonhomme : Canada : La mobilisation des camionneurs-artisans à la remorque de l’extrême-droite. Miroir inversé du refus de la politique covid-zéro de la gauche

Judy Rebick et Corvin Russell : La gauche brille par son absence sur le COVID. Et c’est un gros problème

Le syndicat des camioneur·euses canadien·nes dénoncent « les convois de la liberté »

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/02/09/canada-la-mobilisation-des-camionneurs-artisans-a-la-remorque-de-lextreme-droite-miroir-inverse-du-refus-de-la-politique-covid-zero-de-la-gauche/

Collectif Cabrioles : Face à la pandémie, le camp des luttes doit sortir du déni

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/02/04/face-a-la-pandemie-le-camp-des-luttes-doit-sortir-du-deni/

 

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture