Édito
« L’expansion de l’empire Bolloré et la médiatisation hors norme du candidat Éric Zemmour ont sorti quelques commentateurs de leur torpeur. Interrogé par Libération (15 nov. 2021), l’historien des médias préféré des médias, Alexis Lévrier, analyse le « phénomène Zemmour » : « S’il a d’abord mené la carrière assez traditionnelle d’un journaliste politique, il a largement bénéficié, au cours de la dernière décennie, du retour au premier plan d’une presse obsédée par la désignation d’ennemis de l’intérieur », avant de pointer les médias en question : « Valeurs actuelles, L’Incorrect ou Boulevard Voltaire ». Sans nul doute. Mais où et comment s’est opérée la légitimation d’une telle presse ? Et surtout, quid du rôle d’autres médias dans la banalisation de l’extrême droite, et de Zemmour en particulier ? Bien sûr, à l’instar de nombreux commentateurs, Alexis Lévrier ne manque pas d’épingler Vincent Bolloré. À juste titre, tous dénoncent CNews et C8, vitrines et marchepieds de l’extrême droite.
Mais tous s’arrêtent là. L’affaire semble pourtant un peu plus compliquée… Car si Bolloré ou Valeurs actuelles sont d’intentionnels promoteurs de l’extrême droite, ils ne sauraient cacher la forêt des médias plus « installés » et de grande audience, dont le fonctionnement ordinaire et les logiques structurelles contribuent à la banalisation et à la légitimation de ces options idéologiques et de leurs représentants politiques.
Aussi faut-il urgemment prendre le contre-pied de ceux qui expliquent doctement que les soixante-quinze dernières années (depuis 1945) ont constitué une parenthèse au cours de laquelle l’extrême droite médiatique aurait été reléguée aux marges. Ou celui des commentateurs en vogue, laissant croire qu’une ligne éditoriale comme celle d’Europe 1 constituait un rempart à l’extrême droite et un modèle de pluralisme avant sa reprise en main brutale par Bolloré.
Hier « barrage », aujourd’hui « passerelle » ? À cette fable de « l’éclosion » soudaine, nous préférons les explications sur le temps long, comme celles qui s’attachent à observer les conditions objectives ayant permis l’enracinement de la pensée d’extrême droite et l’omniprésence de ses obsessions dans les médias.
Autant de questions qui préoccupent Acrimed de longue date. En 2014, le quatorzième numéro de Médiacritiques leur était consacré. Huit ans plus tard, les constats s’aggravent… La couverture de la campagne présidentielle n’y est pas pour rien : à la fois indigente du point de vue de l’information et de l’animation du débat démocratique, et inconséquente au regard des « effets de loupe » qu’elle exerce : une polarisation de l’agenda autour de Zemmour, du RN, de la droite réactionnaire, et de l’ensemble des thématiques qui leur sont chères.
Un climat plus que délétère, que nous comptons dénoncer sans relâche : le 12 février 2022 à Paris, notre association s’associe à VISA (Vigilance et initiatives syndicales antifascistes) pour une grande journée publique d’information et de débats autour des liaisons dangereuses entre médias et extrême droite. L’occasion de rassembler, aux côtés de nos deux organisations, des chercheuses et chercheurs (sociologie, histoire), des collectifs, des journalistes et des syndicats de journalistes. Et de rappeler l’inanité des appels rituels au « barrage », professés solennellement par les médias lors des entre-deux-tours pour mieux être noyés, les cinq années suivantes, dans un journalisme dominant et un système médiatique balisant structurellement la route de l’extrême droite. »
Je souligne : « Car si Bolloré ou Valeurs actuelles sont d’intentionnels promoteurs de l’extrême droite, ils ne sauraient cacher la forêt des médias plus « installés » et de grande audience, dont le fonctionnement ordinaire et les logiques structurelles contribuent à la banalisation et à la légitimation de ces options idéologiques et de leurs représentants politiques ».
Chronique d’une idylle annoncée. Promouvoir d’un livre avant sa sortie, « pour garantir un succès littéraire, il faut savoir susciter l’attente », dessiner « un halo de mystère, agrémenté d’une touche de suspens et d’une once de scandale », entretenir « coûte que coûte l’intérêt en amont de la parution », feuilletonner les péripéties, construire un « misérable petits tas de secrets », faire assaut de louanges et « de verdict sur le génie de l’auteur », « Entreprise de consécration des consacrés et de soumission à la loi du marché, « marketant » à l’infini les produits les mieux calibrés : le journalisme culturel dans ses œuvres (ordinaires)… ».
La grande banalisation. « La polarisation de l’agenda médiatique autour de Zemmour est une matérialisation concrète de trente années de banalisation de l’extreme droite dans et par les médias dominants ». L’article aborde, entre autres, la dépolitisation et de la politique et de l’extrême-droite, la mise en scène médiatique des enjeux politiques, la vision réductrice de la politique, « Extrapolations sondagières, lunettes déformantes, dramaturgie et défaut de rigueur sont au cœur même du traitement superficiel et inconséquent qui, depuis septembre 2021, balise la route d’un candidat néo-fasciste… », la création d’un candidat « sous existence artificielle », la récupération de sujets « intimistes d’ordinaire cantonnés » à une certaine presse, la promotion des thématiques fétiches de l’extrême droite, la construction des « cibles de la peur », les délimitations d’un périmètre dans lequel des questions devraient se poser, les « diagnostics » historiques de l’extrême-droite considérés aujourd’hui comme acquis, le réel réduit à certains imaginaires idéologiques agissant « comme de véritables loupes déformantes », les emballements médiatiques et la marginalisation des effets de la crise sociale et de la montée des inégalités, l’agenda construit politiquement par certains « à la fois autoritaire, anti-intellectualiste et anti-égalitaire », le racisme ramené à un « statut d’opinion » et toléré par « les chefferies médiatiques » (il en est de même du sexisme), la marginalisation du temps long « de l’enquête et du reportage », la brassage de « l’air du temps », la surexposition de journalistes réactionnaires et d’extreme-droite, la dépendance aux sources policières ou patronales, l’anémie structurelle du pluralisme…
Dans un second article, Zemmour, un artefact médiatique à la une, est consacré plus particulièrement au rouleau compresseur médiatique, la propulsion d’Eric Zemmour sur le devant de la scène, les heures d’antennes, la spectacularisation de l’information, la permanence des commentaires, la mécanique infernale des sondages, l’uniformité et le mimétisme des choix éditoriaux, l’omniprésence, les faux débats…
Je souligne les différents encarts : Courir après le scoop et parler tambouille politicienne ; Faire de Zemmour un « divertissement » ; Banaliser un délinquant raciste ; Blanchir un négationniste ; Ne pas questionner le « diagnostic », mais les « solutions » ; laver le RN plus blanc que blanc.
Médiacritiques interroge les complicités, les responsabilités des rédactions et des sociétés de journalistes, les routines et les réflexes professionnels, les critiques minimalistes, « Face à un tel aveuglement, face à la complicité explicite des directions et à l’atonie de la profession, des ripostes collectives semblent plus qu’urgentes ».
Les autres articles concernent le « wokisme », la concentration des médias, la « Tribune des généraux », les choix de Paris Match, la légitimation médiatique de « Valeurs actuelles » (une publication condamnée pour provocation à la disc discrimination), la philosophie de l’imposture (Michel Onfray)…
Je souligne l’article sur « Sonia Mabrouk, militante », la ligne « fort avec les faibles, faible avec les forts », le traitement des événements internationaux sous le seul angle « sécuritaire », le journalisme recyclé en défense de ses « idées », les obsessions, la construction des entretiens en « interview-réquisitoire », le tronquage des citations, la parole coupée, les procès d’intention, les questions à charge, « Accepter de se plier au « jeu » des fausses questions/réponses, totalement cadenassé et biaisé par Sonia Mabrouk, c’est en définitive la considérer comme une journaliste, et non comme l’adversaire politique qu’elle est »…
Une nouvelle fois, l’œil et l’oreille de la critique sur des médias dominants. Nécessaire.
Sur les précédents numéros : mediacritiques/
Médiacritique(s) N°41 – Janv.-avril 2022
Dossier : Médias et extrême droite
Le magazine trimestriel de l’association Acrimed
46 pages, 4 euros
En complément possible :
Réflexions critiques #1 : Si t’aimes pas, t’écoute pas…
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/02/05/reflexions-critiques-1-si-taimes-pas-tecoute-pas/
Amis journalistes, ressaisissons-nous ! Tribune AJE-JNE-AJSPI
Sur Zemmour et autres… :
Michèle Riot-Sarcey : Z. ou le spectre du passé
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/02/01/z-ou-le-spectre-du-passe/
Francine Sporenda : ELECTIONS PIEGE A CONS, ou pour qui roule Eric Zemmour ?
Jean-Loup Amselle : Éric Zemmour, la haine de soi au service de l’extrême droite
Abdelaliz Durand : Lettre à Eric Zemmour
Abdelaliz Durand : 2ème lettre à Eric Zemmour
Nous devons combattre la propagande antisémite de Zemmour
Campagne d’Eric Zemmour : un masculiniste revendiqué prétendant à l’Elysée ?
Martine Storti : Éric Zemmour ou l’antiféminisme obsessionnel
Contre Éric Zemmour en France comme en Arménie
Abdelaliz Durand : 3ème lettre à Eric Zemmour
Jacques Fath : Une montée fasciste… réalité politique en France
Hugues Le Paige : Qui vit par les médias, périra par les médias…
Meeting d’Éric Zemmour : des violences inacceptables qui menacent le droit d’informer
Matthieu Pincemaille : L’utilisation du mot « traître » chez E. Zemmour : révélateur d’imaginaire politique
Abdelaliz Durand : 4ème lettre à Eric Zemmour
Quelques mots à destination d’un certain Zemmour, Éric
Gérard Noiriel : Éric Zemmour, le voleur d’histoire
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/10/01/eric-zemmour-le-voleur-dhistoire/
Sébastien Fontenelle : Les empoisonneurs. Antisémitisme, islamophobie, xénophobie
Elise Thiébaut : Mes ancêtres les gauloises. Une autobiographie de la France
Gérard Noiriel : Le venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la république
Jean-Paul Gautier : Le « Grand Remplacement », cri de ralliement de la mouvance identitaire