Introduction de Jean-François Laé à son livre : Parole donnée. Entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

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Il faut lire ces pages avec le trouble inquiet d’une contamination dont on ne savait rien, presque rien, du probable et du possible. Il faut se souvenir du flot d’injonctions discriminantes entre jeunes et vieux, vivant seul ou en famille nombreuse dans un petit logement, avec ou sans les grands-parents, avec des symptômes : mais quels symptômes ? Pourquoi tu tousses encore ?

Dans quel état de panique générale étions-nous lorsqu’il a fallu fermer sa porte définitivement, pour un temps indéterminé, un temps long, excepté l’heure d’autorisation de sortie quotidienne. Une heure sur vingt-quatre, souvent non utilisée tant la peur était là.

Le 15 mars 2020, qui a pu oublier ? Ce jour où tout fut soudain suspendu. Le monde s’effondre. Contact zéro. La sidération foudroyant toutes les maisonnées. L’isolement sans témoin. Parfois la mort sans témoin. La mort effacée, sans commémoration, sans trace. Surtout pour celles et ceux qui vivaient à quatre, cinq ou six personnes dans 40 m2, contraints d’occuper chaque mètre sans bouger, en haut des tours de Seine-Saint-Denis.

C’est une catastrophe par les liens rompus, l’interruption des chaînes de consultation, la paralysie des institutions des droits sociaux conduisant à la rupture des sociabilités et à une plus grande solitude. À la mort, parfois.

Mais où était donc l’État social à la française ?

Quelques mots suffisent pour comprendre l’affaissement des institutions. Comme ce message, que me tend une assistante du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, chargée de rassembler les appels au secours. Il date du 28 avril 2020.

Mme Schian à peur car elle est asthmatique, épileptique. Son docteur est en arrêt depuis sept mois. Mais pour avoir des masques, il faut une ordonnance. Elle n’arrive pas à avoir des attestations pour sortir. Elle aimerait bien avoir un masque lavable. Elle sort avec un châle sous le nez, ou avec les masques qu’on donne dans les avions. Avec l’APA, Mme Schian fait des courses. Mais elle n’a pas reçu le carnet pour le mois d’avril de l’ADPA. Soit 349 euros. D’habitude, elle le reçoit vers le 22 avril. Elle a été malade mais elle a eu peur d’aller à l’hôpital, car peur de mourir avec tout ce qu’elle voit à la télé. Pas de famille. Elle a pleuré au téléphone. Elle se sent seul, elle a peur. Elle ne sait pas écrire. Mal de pied et ne peut plus aller chez le podologue car il est fermé. Elle s’inquiète beaucoup pour le carnet et pour les masques. Elle a peur qu’en appelant le département, on lui coupe son aide APA. Elle préfère que la dame qui l’aide vienne le matin, plutôt que l’après-midi, car elle a peur d’être contaminée par les autres personnes. Elle refuse qu’elle vienne l’après-midi. Elle ne lui ouvre pas la porte. Besoin de parler. S’est sentie soulagée par l’appel.

C’est un lundi d’avril. Mme Schian [1] se réveille avec pour seul espace sa chambre et sa cuisine. Dormir plus longtemps ? Non, l’heure du réveil est dépassée. Avoir peur d’ouvrir sa porte. Regarder le calendrier. Point de visite. Sortir ? Non, trop peur. Cela fait plus de quatre semaines que cela dure, mais le temps, on ne le sent plus, car il n’y a rien sauf cette peur. En vingt phrases, tout est dit pour Mme Schian. La peur paralyse tous les services et toutes les relations. Peur de voir le médecin, peur de faire ses courses, peur de ne plus avoir d’argent, peur d’ouvrir sa porte à l’assistante de vie.

Comme de nombreuses femmes seules autour d’elle, en Seine Saint-Denis, c’est le grand vide. Il ne lui arrive plus rien, le vendredi ressemble au jeudi, le mercredi singe le mardi, le lundi colle au dimanche sans que rien ne les distingue. Seuls le téléphone et la cocotte-minute sonnent, cassent cette glu de peur qui ne bouge pas à mesure qu’elle s’étend. Seules certitudes, le podologue est fermé, l’ascenseur est en panne, l’infirmière ne passera pas, le médecin est malade. Seules les factures bougent. Seule la chute au sol ferait événement. À 9 heures, Mme Shian ne sait plus, à 12 heures, elle ne voit pas la moitié de la journée passer car c’est un univers sans mouvement. Comment chaque heure passe sans passer, avant l’heure suivante, très longue, allongée sans parvenir à compter le temps, temps nu sans prise, temps à regarder la télévision, le temps passe, à marcher jusqu’à la fenêtre, le temps passe.

Il ne reste plus que l’information télévisuelle qui ponctue le temps. Le temps d’apprendre les mauvaises nouvelles des quartiers voisins, des villes limitrophes, non loin de chez elle. Tôt dans le mois de mars, Alain Siekappen, chef de la sécurité à Parinor (Aulnay-sous-Bois) décède à 45 ans du Covid-19. Des photos et des fleurs se dispersent à l’entrée de la zone, avec des cartons et des inscriptions : « À notre grand costaud ». Trop vite il est rejoint par Aïcha Issadounène, caissière du Carrefour à Saint-Denis, fauchée à 52 ans. On se souvient d’elle, très précisément car elle travaillait sur ce parvis très fréquenté depuis trente ans. Aussi vite, une immense fresque de son visage sur fond coloré apparaît : ses grandes lunettes cachant ses yeux noirs, son air grave, ses cheveux gris en arrière, éclairent désormais un mur de Saint-Ouen. « Pour qu’on se souvienne d’elle », insiste le graffeur Christian Guémy, dit C215, venu avec ses bombes rendre cet hommage. Dans la même soirée, on apprend qu’un intérimaire de Manpower, en mission chez Fedex à Roissy, est également décédé.

C’est la stupeur pour toutes les caissières, réceptionnistes, standardistes, hôtesses d’accueil, secrétaires, repasseuses, téléopératrices, coiffeuses, femmes de ménage. Elles sont connues car chacun a eu l’occasion de les croiser cent fois. Et si elles étaient tout autant menacées ? Elles le sont.

Ces femmes sont à nouveau consternées par la mort soudaine du bienveillant docteur Hossenbux, exerçant au centre de Saint-Denis, parlant ourdou – une langue dont il avait appris les rudiments à l’île Maurice – et recevant la communauté pakistanaise les bras ouverts. Ce médecin des « sans papiers » était plein jusqu’à 20 heures depuis trente ans, recevant sans rendez-vous ni restriction, travaillant sans protection. Les pharmacies n’en avaient point. Le virus, ce serait une affaire sérieuse ?

Elles se souviennent d’avoir entendu Olivier Veran, le ministre de la santé, à la radio le 25 février :

Il n’y a pas aujourd’hui à l’heure à laquelle je vous parle, il n’y a plus, de malade en circulation en France, il n’y a plus de malade hospitalisé. Le dernier patient est sorti guéri hier de l’hôpital de Lyon. Il y a eu hier un grand nombre d’alertes, c’est le processus de vigilance qui fonctionne. On enraye l’épidémie quand on traite les malades et qu’on les empêche de contaminer d’autres personnes.

Elles ont écouté la porte-parole du gouvernement, Madame Ndiaye, déclarant le 20 mars :

Vous savez quoi ? Je ne sais pas utiliser un masque. Je pourrais dire : « Je suis une ministre, je me mets un masque », mais en fait, je ne sais pas l’utiliser. […] Les masques ne sont pas nécessaires pour tout le monde. […] Parce que l’utilisation d’un masque, ce sont des gestes techniques précis, sinon on se gratte le nez sous le masque, on a du virus sur les mains ; sinon on en a une utilisation qui n’est pas bonne, et ça peut même être contre-productif.

Elles se souviennent des élections municipales, du report du second tour au 28 mars, des 58% d’abstention, un record, le record de la peur partagée, des élus décédés, des rumeurs circulant sur la retransmission d’un virus par les stylos, les tables, les bulletins de vote. Et que dire des arrêts de trains ? Des arrêts du travail ? L’arrêt est obligatoire, sauf pour les petites mains des services essentiels. De son côté, la SPA lance une alerte : « N’abandonnez pas vos chats et chiens. Vous ne risquez rien ! » Mille rumeurs circulent, les chiens retransmettraient le virus, les fumeurs seraient protégés, la nicotine aurait des effets protecteurs.

En bas de l’échelle, en Seine-Saint-Denis, nous y sommes, et plus on la descend, plus le grondement public monte à la gorge et dans la presse locale. Une centaine de morts par jour ? On ne compte pas. Massivement, les centres communaux d’action sociale (CCAS) ferment. Les guichets de la CAF ferment. Les personnes âgées, vivant seules, sont plongées dans une immense solitude. En Ehpad, « on ne communique pas sur les décès jusqu’à nouvel ordre ». Les portes se ferment là encore. « On se tait par respect pour les pensionnaires, leurs familles et les soignants. » Il ne faut pas faire peur avec la mort.

Le trouble des premiers jours

Qui parcourra ce livre sera saisi par cette soudaine sidération du mois de mars 2020. Ces pages font part des peurs et des pleurs, de l’incompréhension et de la solitude, des malaises et des fatigues qui ont envahi le département de la Seine-Saint-Denis. Elles nous parlent de ce moment exceptionnel d’impuissance et d’initiative spontanée, de désocialisation à grande vitesse et de points remarquables de résistances. Ces peurs se logent dans des comptes rendus d’appel téléphonique, mains courantes administratives, lettres au président de la République, lettres aux CCAS, chroniques, récits et de nombreuses observations. C’est de cet étrange remuement entre ces barres de HLM que je connais depuis longtemps dont il sera question.

Mais pourquoi la Seine-Saint-Denis ?

Il y a trente-six ans, frais émoulu d’un doctorat de sociologie, j’étais nommé comme enseignant à l’université de Paris 8 Saint-Denis. Je découvrais par la même occasion la ligne 13, son terminus d’alors, « Basilique de Saint-Denis », ses flux de travailleuses « à pas d’heure », marchant à contre-sens, seau et serpillère à la main pour rejoindre les tours des bureaux de Pleyel. Durant toutes ces années, au sein de l’université, j’ai pu observer les milliers d’élèves qui sortaient des lycées environnants, évitant de rentrer chez eux : un mètre carré au domicile comme espace de travail, le partage du seul ordinateur à la maison, des frères et sœurs qui cohabitent, des intimités dans l’espace public à défaut de lieu « à soi ».

Ensuite, avec leurs aînés « peu dotés » mais très curieux de l’Université, nous avons mené des séries d’observations approfondies aux quatre coins du 93 : les services d’urgence de l’hôpital Avicenne de Bobigny, haut lieu de malentendus ; les audiences au tribunal pour enfants de Bobigny, où les disputes sur l’absentéisme scolaire battent leur plein ; les centres sociaux de Stains et de Bondy, refuge provisoire « avant de rentrer à la maison » ; les lignes de bus surchargées, avec la fatigue du métier de conducteur qui conduisent à l’inaptitude [2].

Alors pourquoi ne pas utiliser ce socle de savoir local pour réfléchir à cet effondrement pandémique ?

Avec eux, j’ai appris à noter les traces de ces lieux, ces transactions, ces gestes, ces histoires conflictuelles dont l’onde d’effet vient de loin et va loin devant nous. J’ai appris avec eux à me laisser envahir par des présences dans combien de files d’attente, de guichets sociaux, dossiers sous le bras, pour rendre des comptes. J’ai appris à circuler entre les percées d’immeubles déchirant le ciel, des tours alignées de quinze étages, encerclées de petits immeubles, de rues en ligne, couvertes de publicité sans fin, à la recherche d’une école ou d’un centre médical. De plus près, on voit ce que d’habitude on ne voit guère : les attentes de bus, les rires et les altercations, les attentes des jeunes dans les halls, les attentes des femmes d’un coup de main, une réalité infiniment plus contrastée que celle que l’on imagine.

Les obligations du commun

Avec le virus, on peut entendre cet événement irrespirable : « Pas de lieu à soi ». Et pourtant l’injonction est : « Restez chez vous ! » Mais comment fait-on lorsqu’on vit à cinq dans trois pièces ? Rester dehors en somme. Éprouver l’impossible. Jusqu’où un corps peut-il supporter ces forces hostiles, cette menace, la peur, l’absence de repli possible ? Ce temps qui ne passe pas, ces lieux qui nous cabossent, ces transactions et ces gestes si difficiles, je les raconte en les ralentissant.

Il m’importe de ralentir « cet irrespirable » pour le plonger dans du collectif qui le fabrique et forme ses gestes. Il m’importe de retenir les politiques intergénérationnelles qui peuvent s’entrelacer avec la solidarité. Il m’importe de dénuder les « codes d’usage » qui furent mis à terre, les grands instruments de régulation qui furent déréglés : la loi, le contrat, les usages, les rituels et les institutions. S’arrêter enfin sur les codes brouillés, sur les pistes troublées pour s’avancer vers une faille. Comment l’État allait-il pouvoir recoder tous ces espaces décodés, par l’aide à l’entreprise, l’aide aux secours d’urgence, l’aide aux étudiants, l’aide à la famille, l’aide aux vieux malades enfermés chez eux ? Lorsque l’athlétique État social dévoile ses pieds d’argile, se substitueraient soudainement les réseaux familiaux, comme par magie ? Lorsque l’action publique se trouve immobilisée, la charité s’y subrogerait-elle en jouant un beau matin le petit dépanneur ?

Le virus a réveillé ces questions. Et si la force de fabrication d’associations par l’État, d’intérêts communs, avec ses agents guidés par l’intérêt général, était précaire au point de se trouver en léthargie ? Et si c’était la vigueur « des proches », des filiations, des solidarités de proximités qui avaient fait rempart sans crier gare ? La suprême avancée de l’individualisme roi porté si haut n’a-t-elle pas culbuté sur des blocs de dépendance ? L’individu souverain lové sur lui-même et sa singularité n’a-t-il pas pris attache auprès de l’État protecteur, les ressources associatives locales et la socialisation de la famille étendue ? Avec ces questions, c’est de la mémoire dont il sera question. Car ça appartient à qui cette explosion d’événements ? Ça appartient à qui cette mémoire ? De quoi est-elle faite, d’ailleurs ? Et par qui ? Il faut considérer les pages qui suivent comme une contribution parmi d’autres préhensions, d’autres savoirs, d’autres regards sur ce qui s’est passé en Seine-Saint-Denis. Comment s’exerce la solidarité concrètement, entre générations, entre les statuts, entre le passage de la robustesse à la fragilité, entre les valeurs économiques des uns et des autres ? Comment « reculer la mort, adoucir la vieillesse, réintégrer cette classe d’âge, autrefois respectée dans le contrat social [3] ? » Il faudra un jour rassembler nos visions, rendre compte des mille demandes apparues pendant cette année, et sans doute l’année suivante. Pour cela, il nous faut collecter encore, il nous faut revenir sur le regard que nous portons sur ce passé proche, réfléchir aux différents cris d’injustice entendus et aussitôt oubliés. Il faut revenir sur les attentes de plus de politique, par exemple sur la « propriété sociale » de son logement lorsqu’on ne peut plus payer son loyer. Ça appartient à qui ces espaces où nous sommes nés ?

Le logement social oblige à penser cette « propriété sociale » sous un jour nouveau, avec un élargissement des accès et des appropriations de la parole publique. Ce sont à ces « communs », soustraits à l’appropriation privée, qu’il convient de réfléchir pour donner sens pleinement à la « propriété publique », selon Robert Castel [4]. Parce que dans un avenir immédiat, on nous demandera des comptes. Dans un futur proche, on nous demandera les traces de ce qu’on a vu, les marques des expériences déjà éteintes, les petites leçons déjà oubliées. Rassembler les chocs et les émotions, les peurs et les croyances d’un instant, le roulis des incertitudes, les garder en mémoire pour réfléchir à l’action publique, tel est le mouvement auquel nous souhaitons contribuer.

Parlons des sources

Il s’agit de recomposer un puzzle à partir de trois sources écrites principales : des comptes rendus d’appels téléphoniques du conseil départemental du 93 vers les usagers en danger ; des lettres de citoyen envoyées au président de la République ; enfin, des courriers envoyés par des étudiants de l’université de Paris 8 pour demander un secours économique ou une aide au logement.

À partir de ces écrits, j’ai mené des observations dans plusieurs lieux denses, à des moments de hautes tensions : des distributions alimentaires, des files d’attente devant les grandes surfaces, devant la poste, devant les cités universitaires, devant des médiathèques, des va-et-vient dans des cimetières, des matchs de foot improvisés.

Du côté du conseil départemental, plusieurs centaines d’agents ont engagé la conversation auprès des personnes les plus vulnérables du 93 qui étaient enregistrées soit par l’allocation personnalisée d’autonomie, soit en tant que bénéficiaires d’une allocation (RSA, AAH) soit auprès de la Maison départementale du handicap (MDPH), soit sur la liste de la carte de transport solidarité Améthyste adressée aux plus pauvres et ouvrant à la gratuité [5]. Au total, une campagne remarquable de 26 000 conversations – sur 55 500 appels – pour repérer les difficultés les plus aigües qui déboucheront sur 1 600 formulaires de signalement urgent auprès du pôle solidarité du département [6]. Ces agentes seront nommées des appelantes volontaires [7], puisqu’elles ont répondu « de bon gré » à la direction du conseil qu’elles pouvaient dégager du temps à une telle action [8].

Par ailleurs, nous avons consulté plusieurs mois de correspondances envoyées à la présidence de la République, puis mises en circuit auprès du préfet qui interroge alors les institutions locales sur ce qu’elles font (ou pas). Il est fréquent que des citoyens s’adressent « à la Présidence », afin de protester ou d’implorer une aide, une faveur. Très ancienne tradition, ces lettres sont comme des bouées jetées à la mer. Au service courrier du département, ces retours de lettres sont orientés vers différentes directions avec un classement : « Covid-19 : célébration mariage/Conflits voisinage/Handicapé sans réponse MDPH/Insalubrité du logement de ses voisins/Procédure d’expulsion/violences intra-familiales ». Un paysage chaotique apparaît. Par ailleurs, près de 1 800 messages d’étudiants envoyés à l’université de Paris 8 nous ont été rendus accessibles, de sorte à réfléchir à ces demandes de secours, des récits saisissants de situations critiques auxquels l’administration a répondu par des aides financières. Souvent les pièces-jointes attestent des vacillements silencieux dans les hébergements. On accède par là aux modes de débrouillardise en situation de survie.

Enfin, nous utiliserons des témoignages recueillis par des collègues de l’université de Paris 8 Saint-Denis, des étudiants, des personnels habitant dans le département, travaillant dans les médiathèques, aux archives départementales, dans des collèges et lycées.

Ces synthèses et ces correspondances sont comme des écorces derrière lesquelles nous essayons de traduire « ce qui se passe ». Nous avons guetté cette attention polyphonique, la part d’attention vive de ces messages, cette volonté de « faire passer » les détresses vers les services les plus compétents. Cela ne veut en aucun cas signifier que toute la chaîne des services a suivi. Les pages qui suivent montrent de nombreux fils coupés, arrêts, fermetures. Mais elles nous montrent que d’autres se tinrent réactifs, disponibles pour faire bouger les lignes habituelles. Notamment les femmes avec leurs parents – elles peuvent avoir 40 ans, 50 ans – qui prennent souvent le combiné pour faire la traduction qui s’impose. Car la langue, quel barrage, qui plus est dans un département dans lequel 32% des habitants sont nés à l’étranger. Alors, pour les aïeux et aïeules, les filles et petites-filles s’y mettent, déchiffrent les dossiers.

L’avantage de ces « prises d’écritures en temps de crise », c’est que nous sommes au bas de l’échelle des relations : demandes d’aide, écrits hostiles, signalement de dysfonctionnements, appel au secours, catégories scripturales de la peur. Comment s’expose-t-on pour susciter une intervention ? Comment pense-t-on agir par l’écriture et comment mettre en scène des événements pour lever une vigilance, ouvrir sur un droit ? Nous tenons ainsi les deux bouts de la chaîne : d’un côté interroger les formulations d’enregistrement des appels téléphoniques ; de l’autre, la prise d’écriture des habitants pour faire agir et réagir sur leur situation. Des deux côtés, l’écrit active ce lieu de pouvoir.

L’ensemble de la démarche que j’ai suivie s’inscrit dans une longue tradition d’analyse des politiques publiques, des politiques administratives, des gestionnaires et des guichets. Citons les recherches de Jean-Marc Weller [9], Gilles Jeannot [10] ou Vincent Dubois [11]. Lorsque l’affaire est résolue, ces échanges de courriers sont classés définitivement, mis en archives publiques et deviennent aussitôt l’un des objets principaux de la recherche historienne [12], pour expliquer l’évolution d’une institution, d’une technique d’administration, d’un nouveau partage des compétences territoriales.

D’autres chercheurs ont pris le flanc du récit biographique, tels Howard Becker, Philippe Lejeune ou Jack Goody en étudiant les actes d’écriture et leur inscription dans l’espace social [13].

Plus récemment, avec ses Écritures ordinaires, Daniel Fabre [14] ouvre une fenêtre, suivi des travaux de Philippe Artières [15] qui explorent les prises d’écriture des patients atteints du VIH, un objet d’étude à part entière. Ce sont aussi des écritures de compte, nous le verrons, enchâssées dans des relations familiales, des dettes qui, comme Alain Cottereau [16], Anna Perrin-Héradia [17], Florence Weber [18] ou encore Axel Pohn-Weidinger [19], explorent ces échanges écrits sous toutes leurs dimensions pratiques, et qui dès lors qu’elles sont adressées à l’administration, revêtent un sens particulier : plainte et contrôle. Enfin, citons les recherches de Emilia Schijman [20] sur les relations de colocations ou d’hébergement en HLM, faites de transactions souterraines.

Nous suivons leurs pas.

Jean-François Laé : Parole donnée
Entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie

Editions Syllepse, Paris 2022, 144 pages, 15 euros

[1] Tous les noms, prénoms et lieux ont été changés afin de préserver l’anonymat des personnes. Mais nous avons gardé les familles de prénoms, qui indiquent parfois des parentés régionales, des générations d’âge, des appartenances sociales parfois.

[2] Voir J.-F. Laé, « L’inaptitude à la RATP : de la protection à la sanction », Société contemporaine, 1991, n° 8.

[3] L. Adler, La voyageuse de nuit, Paris, Grasset, 2020.

[4] R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.

[5] Le conseil départemental de Seine-Saint-Denis emploie 8 000 agents et lors du confinement, 1 700 agents sont restés mobilisés pour assurer la continuité du service public.

[6] Qui lui-même retransmettra aux acteurs locaux de première ligne, pour répondre concrètement au problème.

[7] Nous emploierons systématiquement le féminin, même si quelques professionnels hommes participeront à cette campagne d’appel, afin de marquer cette caractéristique sexuée des volontaires.

[8] C’est la responsable de la recherche au conseil départemental, Pauline Grégoire-Marchand, qui m’a contacté. Prise d’une inquiétude forte, dès le mois de mars 2020, elle organisa une action publique de grande envergure pour maintenir ouvertes les canalisations sociales malgré le confinement.

[9] J.-M. Weller, « Comment les agents se soucient-ils des usagers ? », Informations sociales, n° 158, 2010 ; J.-M. Weller « Sociologie d’une transaction : une caisse de retraite et ses usagers », Sociétés contemporaines, n° 3, 1990.

[10] M. Lipsky, « Les agents de base », dans I. Joseph et G. Jeannot (dir.), Les métiers du public : les compétences de l’agent et l’espace de l’usager, Paris, CNRS, 1995 ; G. Jeannot, Les usagers du service public, Paris, PUF, 1998.

[11] V. Dubois, La vie au guichet : relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999.

[12] M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », dans coll. Maurice Florence, Archives de l’infamie, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009 ; A. Farge et M. Foucault, Le désordre des familles : lettres de cachet des archives de la Bastille au 18e siècle, Paris, Gallimard, 1982 ; A. Farge, La vie fragile : violence, pouvoirs, solidarités à Paris au 18e siècle, Paris, Hachette, 2007.

[13] H. S. Becker, « Biographie et mosaïque scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62, n° 1, 1986. P. Lejeune, Le Moi des demoiselles : enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Le Seuil, 1993. J. Goody, La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1998.

[14] D. Fabre (dir.), Écritures ordinaires, Paris, POL, 1993.

[15] Sur le regard des dispositifs, notamment les écrits personnels de la pandémie du VIH, voir P. Artières et J. Pierret, Mémoires du sida : récit des personnes atteintes en France, 1981-2012, Paris, Bayard.

[16] A. Cottereau et M.-M. Marzok, Une famille andalouse : ethnocomptabilité d’une économie invisible, Paris, Bouchène, 2012.

[17] A. Perrin-Heredia, « Les logiques sociales de l’endettement : gestion des comptes domestiques en milieux populaires », Sociétés contemporaines, n° 76, 2009 ; A. Perrin-Heredia, « Le “choix” en économie. Le cas des consommateurs pauvres », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 199, 2013.

[18] F. Weber Le travail à côté : étude d’ethnographie ouvrière, Paris, EMESS/INRA, 1989.

[19] A. Pohn-Weidinger, « La financiarisation par le bas : enquête sur le cahier de compte d’une famille surendettée »,Terrains et travaux, n° 33, 2018.

[20] E. Schijman, À qui appartient le droit ? Ethnographier une économie de pauvreté, Paris, LGDJ, 2018.

https://www.syllepse.net/parole-donnee-_r_25_i_883.html

En complément possible :

Pierre Cours-Salies : Solitude, soins, et sociologie

https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/02/14/solitude-soins-et-sociologie/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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