Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse
La Syrie est au centre de l’actualité mondiale depuis mars 2011, à la suite d’un soulèvement populaire dans le pays et de sa violente répression. La guerre civile syrienne a évolué au fil des ans vers une guerre impliquant de multiples acteurs locaux, régionaux et internationaux. La grande majorité des observateurs, politiques et universitaires ont analysé la conflagration syrienne à travers des visions uniquement géopolitiques ou en termes confessionnels, assimilant les communautés religieuses à des positions politiques et, dans les deux points de vue, ignorant les dynamiques politiques et socio-économiques à l’origine du soulèvement populaire.
Ce livre présente les origines et les développements du soulèvement syrien qui a commencé en mars 2011 dans le cadre des soulèvements populaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MOAN). Ces évènements et processus sont le résultat de la confluence et du renforcement mutuel de différentes sources d’insatisfaction, de luttes et de mobilisations populaires. Ces batailles sont étroitement liées et ont permis à différents secteurs de ces sociétés d’unir leurs forces pour se rebeller contre des régimes autoritaires et corrompus, jugés responsables de l’aggravation continue de la crise sociale et économique.
Bien que la guerre ne soit pas terminée et que certains territoires restent en dehors de la domination du régime à la fin 2022, la survie et le maintien du régime sont presque assurés, malgré un affaiblissement significatif et des contradictions internes importantes. Ce livre vise à examiner les raisons et les racines de la résilience du régime de Bachar al-Assad.
Quelle est la nature du régime bâti par la famille Assad ? Qui étaient les acteurs impliqués dans le soulèvement et comment se sont-ils organisés ? Comment le régime a-t-il procédé pour réprimer le mouvement de protestation ? L’opposition a-t-elle pu présenter une alternative crédible au régime ? Quel a été le rôle des mouvements fondamentalistes islamiques et djihadistes ? Comment les interventions régionales et internationales ont-elles influencé le soulèvement en Syrie ? Quelles sont les raisons pour lesquelles un soulèvement populaire pacifique est devenu ou a muté en une guerre civile armée avec des composantes régionales et internationales ? Nous partons de l’analyse des dynamiques internes propres à la Syrie et les replaçons dans un cadre global, qui inclut les tendances régionales et les enjeux internationaux. Ces questions sont intrinsèquement liées.
Cette étude s’inspire d’une approche historique et matérialiste qui commence par étudier la société syrienne et ses transformations afin d’analyser et d’expliquer les évènements. Ce faisant, nous prendrons également en compte les facteurs externes qui ont favorisé le déclenchement des manifestations, comme le renversement des dictateurs tunisien et égyptien. Cette approche prendra en considération l’impact des diverses politiques économiques – qui ont été mises en œuvre pendant des décennies, en particulier depuis les années 1960 – dans les sphères économique et sociale, et leur impact sur la structure de classe syrienne, et sur la mosaïque confessionnelle et multiethnique du pays.
Structure du livre
Ce livre est organisé en sept chapitres. Le chapitre 1 aborde tout d’abord les processus de développement inégaux et combinés de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, parallèlement à l’influence de l’impérialisme dans l’économie politique de la région. Les caractéristiques de l’État autoritaire et patrimonial [1] dirigé par Bachar al-Assad sont ensuite analysées. La Syrie sous le règne de Bachar a connu un renforcement de la nature patrimoniale de l’État entre les mains de la famille Assad, à travers ses politiques néolibérales, et le remplacement des secteurs de la vieille garde par des personnes issues de sa famille ou des proches du nouveau dictateur. Les conséquences socio-économiques des politiques néolibérales sont également observées.
Dans le chapitre 2, la nature et la dynamique des acteurs du mouvement de protestation pendant les premières années du soulèvement, puis dans la militarisation ultérieure, sont analysées. La situation de quasi double pouvoir, ou du moins une alternative potentielle au régime syrien, créée par la profondeur du processus révolutionnaire et la mise en place et l’expansion de conseils locaux gérant les affaires au niveau local, est étudiée. Le message et le comportement inclusifs de la majorité des organisations et comités locaux d’opposition étaient la menace la plus redoutée par le régime, qui a dénoncé le mouvement de protestation comme une conspiration étrangère menée par des « terroristes extrémistes » et des « gangs armés ». L’escalade progressive de la violence et de la répression par les forces du régime a conduit à la défection d’un nombre croissant de soldats et d’officiers, mais surtout de plus en plus de civils à prendre les armes. Cela a abouti à la création de l’Armée syrienne libre (ASL). L’ASL s’est d’abord caractérisée par sa pluralité parmi ses nombreux groupes, qui s’est développée tout au long de 2011 et 2012. La dynamique des réseaux de l’ASL a évolué en raison de la répression terrible du régime syrien, de ses nombreuses divisions et du manque de soutien organisé à l’opposition armée issue ou se réclamant de l’ASL. Enfin, le processus graduel de marginalisation des réseaux de l’ASL est examiné, notamment en raison de leur dépendance croissante à l’égard d’États étrangers, de l’absence de toute forme de centralisation organisationnelle pour se coordonner de manière plus efficace et d’un leadership politique compétent et enraciné socialement qui puisse unir les différentes composantes de l’opposition armée autour d’un programme politique spécifique.
Le chapitre 3 traite de la mobilisation de la base populaire du régime pour soutenir la répression. Les responsables de Damas ont utilisé leurs réseaux confessionnels, tribaux [2] et clientélistes pour étouffer et réprimer les manifestations. Différentes stratégies de répression et de violence sont analysées. En garantissant et fournissant des services publics et des emplois, le régime de Damas a également engendré une forme de dépendance de la part de larges pans de la population, en particulier dans le contexte de la guerre croissante et de la crise socio-économique aiguë. En même temps, Damas a fait preuve d’une flexibilité temporaire envers certaines régions qui étaient généralement plus favorables au régime en leur offrant plus d’autonomie, ou du moins plus d’espace politique à leurs populations locales.
Le chapitre 4 examine l’échec de l’opposition en exil à constituer une alternative crédible, démocratique et inclusive qui aurait pu exprimer les revendications du mouvement de protestation. Des divisions fomentées par un certain nombre d’acteurs étrangers ont progressivement marginalisé les différentes formations de l’opposition en exil. Le développement ultérieur des mouvements fondamentalistes islamiques et djihadistes était lié à l’affaiblissement et à la division des réseaux de l’ASL et des groupes et des militant·es civils et démocratiques. Le message inclusif du soulèvement a progressivement perdu de son attractivité auprès de certaines sections de la population syrienne. Le rôle du régime syrien d’abord, puis des acteurs étrangers, dans l’expansion des mouvements fondamentalistes islamiques et djihadistes est exploré en détail, et ainsi que celui de la corruption de certains réseaux de l’ASL et l’échec des différents États prétendant soutenir le soulèvement pour l’aider financièrement, militairement et politiquement. L’intervention d’États régionaux prétendant soutenir le soulèvement n’a fait qu’aggraver les divisions au sein des groupes d’opposition politiques et armés.
Au chapitre 5, l’implication de la population kurde et des groupes politiques kurdes dans le soulèvement est examinée. De larges secteurs de la jeunesse kurde se sont mobilisés aux côtés d’autres secteurs du peuple syrien contre le régime lors du soulèvement à travers la mise en place de comités de coordination locaux, tandis que les partis politiques kurdes, à quelques exceptions près, n’étaient initialement pas prêts à s’engager dans le mouvement de protestation. Au cours du soulèvement, la coopération entre les comités de coordination arabes et kurdes et les jeunes a été fortement affaiblie pour progressivement cesser d’exister quasi complètement. Les raisons de cette évolution sont principalement enracinées dans les actions des principaux représentants de l’opposition arabe syrienne en exil, rejetant les revendications nationales des partis politiques kurdes. En outre, l’influence croissante du Parti de l’union démocratique (connu sous son sigle PYD, en kurde son nom est Partiya Yekîtiya Demokrat), avec la bénédiction du régime d’Assad, sur la scène politique kurde en Syrie a de plus en plus marginalisé les liens avec les autres secteurs de l’opposition et du soulèvement plus largement. Le reste du chapitre se concentre sur la montée en puissance du PYD, ses affrontements avec diverses forces armées d’opposition, et enfin la mise en place dans la région appelée Rojava (en kurde Occident) de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (Aanes) sous son autorité.
Au chapitre 6, l’internationalisation du soulèvement syrien et les interventions, directes ou indirectes, de divers acteurs internationaux et régionaux sont analysées. L’implication massive des alliés de Damas, la Russie, l’Iran et le Hezbollah, et ses conséquences politiques, sont décrites en détail. La dépendance croissante du régime syrien à l’égard de la Russie et de l’Iran l’a rendu plus enclin à accepter leur influence politique, économique et culturelle. Les politiques des prétendus « amis de la Syrie » (les monarchies du Golfe, la Turquie et les États occidentaux) sont également analysées. La question de la dite volonté des États-Unis et d’autres pays occidentaux d’intervenir en Syrie pour renverser le régime est examinée, tandis que les projets politiques des monarchies du Golfe et de la Turquie sont caractérisés par des rivalités et le manque d’unité. La création d’un soi-disant califat par l’État islamique (ÉI) a eu des conséquences sur les priorités des pays occidentaux envers la Syrie, qui se sont de plus en plus concentrées sur la « guerre contre le terrorisme » en Syrie, plutôt que sur un soutien à l’opposition. Parallèlement, l’établissement et l’expansion dans les régions à majorité kurde du PYD ont progressivement changé l’orientation du gouvernement turc dans le conflit. Les monarchies du Golfe ont été de plus en plus confrontées à d’autres facteurs, tels que l’intervention militaire du royaume saoudien au Yémen depuis le printemps 2015 et les tensions qui existent entre le Qatar et l’Arabie saoudite en raison de leurs politiques divergentes lors des soulèvements de 2010-2011.
Au chapitre 7, nous nous concentrons d’abord sur les conséquences humaines et socio-économiques de la guerre. L’expansion de l’économie de guerre a permis l’émergence de nouveaux acteurs économiques liés au régime qui s’est accompagnée de politiques économiques du gouvernement syrien visant à consolider son pouvoir et ses différents réseaux de patronage, tout en permettant de nouvelles formes d’accumulation de capitaux. En même temps, il y a eu un processus de concentration et de renforcement des centres de pouvoirs au sein du palais présidentiel, tout en consolidant de nouveaux réseaux pro-régime. La stabilité du régime est cependant loin d’être atteinte.
Géographie et démographie de la Syrie
La Syrie comptait environ 24 millions d’habitant·es avant le soulèvement au début de l’année 2011. Environ 56 % de la population était urbaine en 2010, avec un taux de croissance annuel de près de 2,5 à 3% dans les années précédant le soulèvement (Nasser et Zaki Mehchy, 2012 : 3 ; World Bank, 2017 : 21). En 2011, 58% de la population syrienne était composée de personnes de moins de 24 ans (IFAD 2011).
Les musulmans sunnites arabes représentaient entre 65 et 70 % de la population totale, tandis que le reste était réparti entre diverses minorités islamiques, notamment les alaouites (10 à 12%), les druzes (1 à 3%), les chiites (0,5%) et les isma’ilis (1 à 2%) ; diverses confessions chrétiennes (entre 5 et 10%) ; et les minorités ethniques, y compris les Kurdes (entre 8 et 15%), les Arménien·nes (0,5%), les Assyrien·nes (entre 1 et 3%), les Turkmènes (entre 1 et 4%) et d’autres groupes.
D’importantes populations étrangères existaient également, en particulier les Irakien·nes et les Palestinien·nes avant le soulèvement. Environ 500 000 réfugié·es palestinien·nes ont été enregistré·es en Syrie en 2011, et entre 1,2 et 1,5 million de réfugié·es irakien·nes de l’invasion américaine de l’Irak en 2003 résidaient en Syrie (UNRWA, 2011 ; World Bank, 2017 : 13).
[1] Des éléments de compréhension peuvent être trouvés, selon Gilbert Achcar (2013), dans la nature patrimoniale de l’appareil du régime en Syrie dans lequel les centres de pouvoir (politique, militaire et économique) au sein du régime étaient concentrés dans une famille et sa clique (à savoir, les Assad), semblable à la Libye ou aux monarchies du Golfe. Ainsi, le régime a été poussé à utiliser toute la violence à sa disposition pour protéger son règne. Gilbert Achcar a décrit l’État patrimonial dans la définition traditionnelle wébérienne comme un pouvoir autocratique et héréditaire absolu, qui peut fonctionner à travers un environnement collégial (c’est-à-dire familles et amis) et qui possède l’État disposant de sa propre force armée, dominée par une garde prétorienne (une force dont l’allégeance va aux dirigeants, non à l’État). Dans ce type de régime, c’est un type de capitalisme de copinage qui se développe, dominé par une bourgeoisie d’État. En d’autres termes, les membres et les proches des familles dirigeantes exploitent souvent leur position dominante garantie par le pouvoir politique pour amasser des fortunes considérables. En plus de la nature patrimoniale de l’État, qui renforce ce modèle, ajoutons la nature rentière de nombreux États de la région, y compris la Syrie. La rente est définie comme un revenu régulier qui n’est pas généré par les travaux réalisés ou commandés par le bénéficiaire. Par conséquent, la plupart des États patrimoniaux de la région du MOAN sont généralement caractérisés par une « élite du pouvoir » trilatérale profondément corrompue, avec une imbrication entre l’appareil militaire, les institutions politiques et la classe capitaliste politiquement déterminée (une bourgeoisie d’État).
[2] Selon Kheder Khaddour (2017a), « une tribu, dans le contexte syrien, est une unité sociopolitique basée sur des familles élargies vivant sur un territoire défini, généralement des villes entières et des quartiers de villes ».
Joseph Daher : Le martyre d’une révolution
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