Sommes-nous passés d’un féminisme émancipateur à un féminisme « punitif », susceptible de nuire à la liberté sexuelle ? Ce débat sur fond de critique du « néo-féminisme », concept utilisé à droite et à l’extrême-droite mais aussi par certains intellectuels de gauche, interroge sur l’hypothèse d’un courant, « politiquement incorrect » qui, à droite et à gauche, aboutirait à la même condamnation du mouvement contre les violences sexistes et sexuelles, mais par des critiques différentes. A gauche, on se réfère à la pensée Queer, déconstruction des sujets femmes et hommes, mouvements LGTBTQIA+ tandis que la droite et extrême-droite, au contraire, se réfèrent à une « naturalité » des rapports entre les hommes et les femmes (les premiers tendant « naturellement » à chasser les secondes), mais rejette toute théorisation du genre.
Les uns et les autres partagent la même inquiétude, mais pas tous les mêmes sujets d’inquiétude. A droite, on est bien d’accord avec les « néo-féministes » pour attaquer les pratiques sexuelles entre adultes et enfants, surtout quand les adultes sont de gauche ou supposés tels. On est plus discret quand il s’agit de l’Eglise pour une raison… qui m’échappe. A droite, avec une tartufferie exemplaire, on fait de cette question des rapports sexuels entre enfants et adultes un argument contre le mouvement 68 mais on s’inquiète par contre d’un « néo-féminisme » traquant chez les hommes – surtout des hommes de pouvoir – des comportements qu’on jugeait jusque là « naturels ». Tout cela se dit au nom de la liberté et contre le « maccarthysme féministe ».
Ne pas y voir, lorsqu’on se situe à gauche et dans une mouvance libertaire, à minima un réflexe de classe me semble relever d’une sévère cécité politique même si j’observe que, dans les domaines artistiques et culturels, les enjeux sont plus complexes et opposent, de manière binaire, les adeptes d’un « art » édifiant et celles et ceux qui leur opposent le caractère nécessairement subversif de l’art [1].
Ce débat, largement dominé par la question de la sexualité et l’appréciation sur le mouvement #MeToo, ne saurait s’épuiser en quelques lignes. Il renvoie à de nombreuses questions, celles de la prostitution, de la pornographie, de la liberté de création et de la liberté sexuelle.
Je voudrais m’intéresser ici à la thèse d’une ingérence de l’Etat dans les sexualités, ingérence jugée excessive, illégitime et imputée à la pression d’un néo-féminisme qui serait devenu un purisme, voire un puritanisme ce qui, soit-dit en passant, est une accusation très ancienne portée contre les féministes de tout temps.
En effet, dans les années 70, lorsque des courants féministes ont milité pour que le viol soit jugé en assisses en tant que crime, elles étaient déjà traitées de puritaines et de soutien à la bourgeoisie ; Certains militants d’extrême gauche dénonçaient déjà le puritanisme de ces revendications ainsi que l’appel à la répression. Kamel Chaabouni, dans Libération : « Le fait de ne pas porter de soutien-gorge ou de porter des jeans moulants, de se parfumer, de se maquiller, est-il sans effet ? La femme qui s’habille ainsi porte, à mon avis, une part de responsabilité si elle est violée » [2]. Dans Charlie Hebdo, Xéxès traite les féministes d’« imposteuses » en affirmant que les violeurs sont des victimes avant d’être des agresseurs [3]. Il s’agit-là, comme le dit très bien Geneviève Fraisse, d’une très vieille ritournelle [4]. L’attaque contre le « néo-féminisme » sert en fait à masquer une attaque contre le féminisme tout court en ignorant volontairement les continuités dans les combats féministes.
Comment comprendre l’actuelle obsession quant à la liberté sexuelle dans un pays où la notion d’atteinte aux mœurs a disparue de l’arsenal juridique, où il n’existe pas de « police des mœurs », où les différentes orientations, identités sexuelles et pratiques sexuelles ne sont pas criminalisées.
Pour essayer d’y répondre, je voudrais revenir à la pensée de Michel Foucault dont j’admire les œuvres, en particulier « Surveiller et punir [5] », son ouvrage majeur, dont j’admire le travail sur la folie mais dont l’œuvre sur l’histoire de la sexualité me laisse plus perplexe. Cette œuvre sur la sexualité me semble avoir la particularité de pouvoir servir tous les camps, des plus réactionnaires aux plus libertaires ou en tous les cas auto-proclamés comme tels. Cela tient en particulier à la méthode de Foucault, méthode transdisciplinaire, le conduisant à « piocher » dans une multiplicité de savoirs, à les mettre en résonance et à leur donner, en somme, une cohérence a-postériori.
Tout d’abord je voudrais préciser que Michel Foucault conteste l’idée que dans l’Occident, la sexualité aurait été historiquement particulièrement réprimée par l’Etat. Il identifie bien le biopouvoir, concept qu’il a créé et sa genèse au 19ème siècle avec le scientisme, l’hygiénisme, l’ingérence de l’Etat dans la famille ouvrière y compris au travers des organisations philanthropiques, il n’est pas sans connaître non plus, bien-sûr, le rôle de la religion, mais il conteste l’idée d’une répression généralisée de la sexualité dans l’histoire de l’Occident et plus encore, dans sa « culture ».
Cela étant, la théorie du pouvoir développée par Foucault dans l’ensemble de son œuvre, selon laquelle le pouvoir est partout et donc n’est exercé par personne, l’empêche de s’intéresser aux manifestations violentes de ce pouvoir par l’entremise de la sexualité [6].
« Le violeur, écrit-il, ne s’en prend qu’au corps de la femme ; le séducteur, à la puissance du mari » [7]
Foucault ne reconnait pas le patriarcat comme une structure de pouvoir ce qui l’amène à traiter les relations entre les hommes et les femmes de manière purement descriptives. Tout en contestant l’idée que les sociétés occidentales soient particulièrement répressives quant à la sexualité, Foucault est critique sur toutes les formes de discours normalisateurs vis-à-vis de la sexualité. Focalisant sur la sanction répressive de la société à l’égard des abuseurs et pères incestueux, il écrit :
« Un jour de 1867, un ouvrier agricole, du village de Lap court, un peu simple d’esprit, employé selon les saisons chez les uns et les autres, […] est dénoncé : au bord d’un champ, il avait, d’une petite fille, obtenu quelques caresses, comme il l’avait déjà fait, comme il l’avait vu faire, comme le faisaient autour de lui les gamins du village ; c’est qu’à la lisière du bois, ou dans le fossé de la route qui mené à Saint-Nicolas, on jouait familièrement au jeu qu’on appelait « du lait caillé … Sur ces gestes sans âge, sur ces plaisirs à peine furtifs qu’échangeaient les simples d’esprit avec les enfants éveillés, voilà que notre société – et elle fut sans doute la première dans l’histoire – a investi tout un appareil à discourir, à analyser et à connaitre… Le sexe est, de toute façon, devenu quelque chose à dire, et à dire exhaustivement selon des dispositifs discursifs qui sont divers mais qui sont tous à leur manière contraignants. On brime la sexualité de l’enfant éveillé tout comme on muselle celle des pères incestueux » [8].
Concernant la réflexion sur les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes d’une part et entre les enfants et les adultes d’autre-part, l’héritage de Foucault est ambigu. On peut dire qu’il développe des outils (bio-pouvoir, rapport savoir/pouvoir etc.) qui ouvrent des pistes considérables mais aussi que sa vision qu’on peut juger androcentrée, ferme certaines pistes qu’il s’agisse du rôle de l’Etat et de la loi dans le rapport patriarcal entre les hommes et les femmes et avec les enfants ou encore de la spécificité de la question des femmes. Foucault pense à partir des marges ce qui l’amène à ne pas réellement penser la question des femmes puisque cette question est traitée avec les mêmes outils conceptuels ; alors même que les femmes, ne sont pas en marge.
L’ouvrage de Geoffroy de Lagasnerie (Mon corps, ce désir, cette loi) hérite me semble-t-il de cette difficulté. Il se veut une réflexion sur la politique de la sexualité mais n’aborde en réalité que l’action de la société civile tendant à « criminaliser » les violences sexistes et sexuelles et ses effets sur les lois constituant à ses yeux une ingérence de l’Etat dans la sexualité [9].
Mais existe t-il vraiment une politique de la sexualité et une justice afférente qui octroieraient à la sexualité une sorte d’exceptionnalité ? A t-on raison de s’inquiéter d’une judiciarisation/normalisation croissante de la sexualité ?
Au premier abord, on pourrait voir cet essai comme la critique vivifiante d’un certain moralisme drapé sous les oripeaux du féminisme si l’auteur, après moult précautions, ne recyclait des arguments sur l’exceptionnalité de la sexualité voire, une forme de violence qui lui serait inhérente. A rebours de l’idée féministe, essentielle, selon laquelle le privé est politique, l’auteur plaide pour une déjudiciarisation de la sexualité, passant sans transition de l’exemple de relations « consenties » entre mineurs et adultes aux exemples de violences ou de viols, le cœur de l’argumentation ayant trait à la notion, complexe, de consentement, sujet sur lesquels on pourrait le suivre si in fine, il n’en arrivait à exempter de l’exigence de rapports égalitaires tout ce qui concerne la sexualité.
Certes, l’auteur ne dit pas explicitement qu’il conteste cette notion d’égalité dans les relations sexuelles, mais il n’en affirme pas moins que la sexualité doit être pensée comme un « en dehors » de ces notions d’égalité. A l’instar des initiatrices et signataires de la tribune intitulée : « Des femmes libèrent une autre parole » [10], il s’inquiète d’un puritanisme qui nuirait à l’expression du désir, d’un esprit punitif qui conduirait à briser la carrière d’individus, d’un esprit de censure, bref ce que les conservateurs fustigent comme un « néo-féminisme » régressif.
S’il insiste sur le fait que la notion de consentement serait une zone grise, ce qu’on peut lui accorder, il n’en déconstruit pas pour autant le concept. Car pourquoi les femmes ou les enfants consentiraient ou non à une relation sexuelle, le terme les amenant à être considérés comme – à la limite ! – détenteurs d’un choix, mais jamais placés dans un rapport d’égalité et de réciprocité avec celui qui propose ? Comment peux t-on aujourd’hui encore employer un tel concept ?
Après, d’où sort l’idée que parmi les libertés, celle qui serait la plus sérieusement mise en cause par une « politique » répressive d’exception serait la liberté sexuelle ? L’exceptionnalité ne réside t-elle pas dans la sacralisation de la liberté sexuelle ? Car aucune de nos libertés en démocratie ne semble assortie d’une illimitation.
De plus l’auteur, à partir de ce concept d’exceptionnalité de la sexualité, n’interroge pas les dérives des discours qui tendent à relativiser le viol et le harcèlement. Brigitte Lahaie, ex-actrice porno qui dit sur BFM TV qu’« on peut jouir lors d’un viol », Catherine Millet sur France Inter qui dit au sujet des « frotteurs » (si ça arrive, vous passez à autre chose et vous ne vous traumatisez pas pour le reste de votre vie, le type qui fume un gros cigare à côté de moi peut m’importuner autant que celui qui met sa main sur mon genou) ou sur France Culture « Je regrette beaucoup de ne pas avoir été violée. Parce que je pourrais témoigner que du viol, on s’en sort », bref toutes ces injonctions vis-à-vis des femmes : qu’elles se reprennent et qu’elles acceptent ce modèle de relations, cessent de se « victimiser » puisqu’elles « ne se réduisent pas à leur corps », remarque qui constitue un bel exemple de dualisme !
Car la question n’est pas là : c’est celle de la réification du corps, de son utilisation dans le déni du sujet qui est à la fois corps et esprit.
A partir de telles prémisses, l’auteur critique l’ensemble des lois qui ont été votées depuis trente ans concernant les relations sexuelles entre mineurs et adultes puis il dérive insensiblement sur le viol, sur les dérives de #MeToo (un discours anti-élites, un populisme en somme) et nous explique en passant que Vanessa Springora, l’autrice du livre « Le consentement » raisonne en tant que « femme blanche », bref, il accumule une série d’arguments à partir de sa propre expérience amoureuse et de ses goûts idéologiques sans jamais s’intéresser au phénomène historique et au fait social des violences sexuelles dont la majorité des victimes sont des enfants et parmi les adultes, sont des femmes.
La question du consentement dans des relations entre enfants et adultes
En introduction, l’auteur affirme ne parler ici que de relations consenties mais en permanence son propos sort de ce cadre ; d’autant que si le consentement est une zone grise, on voit mal comment il serait si aisé de définir des relations consenties entre un enfant et un adulte.
En abordant d’abord d’hypothétiques relations consenties entre enfants et adultes, il conteste l’existence de relations non-symétriques (enfants/adultes, personnes en position de pouvoir / personnes en situation de subordination), arguant de l’existence possible d’un désir réciproque, désir qui se prête mal à une mise en transparence.
Or, s’il est vrai que la sphère de l’intime se prête mal au traitement judiciaire parce qu’elle mêle factualité et ressentis, cela ne contredit pas l’existence de rapports de pouvoir systémiques entre adultes et enfants ni de rapports de pouvoir genrés entre adultes. Or tel est l’enjeu d’un arsenal législatif qui tend à apporter, au moins dans ses intentions, une meilleure protection et reconnaissance des victimes d’abus sexuels qu’il s’agisse de mineurs, principalement d’ailleurs, ou d’adultes.
Au demeurant, l’argument d’une possible attirance d’enfants pour des adultes ne paraît pas du tout recevable. Peut-être que tous les enfants tombent amoureux d’adultes qu’ils admirent, à commencer par leurs parents et pourtant l’inceste est le tabou le plus universel de l’humanité. Cet argument est d’autant moins recevable que dans les représentations des auteurs de viols par exemple, l’acte sexuel, en particulier lorsqu’il n’est pas accompagné par des violences, ne fait jamais de mal à la victime. De nombreuses études portant sur les représentations des auteurs montrent que ces derniers ne parviennent pas à se représenter qu’en faisant l’amour à une personne, même si elle n’était pas vraiment consentante, même si elle était encore une enfant, ils auraient pu lui faire du mal. Ce qui nous pose problème dans la sexualité entre adultes et enfants n’est pas de savoir si un enfant (de moins de 15 ans selon la loi), est attiré ou non par un adulte (âgé de 5 ans de plus de l’enfant) pour une relation sexuelle que, ne l’ayant pas expérimentée, il ne peut pas réellement imaginer. Ce qui nous pose problème, c’est le « consentement » de l’adulte.
L’auteur néglige totalement le fait que nous sommes passés de sociétés (au Moyen-âge) où il n’existait pas de conscience de l’enfance et de l’adolescence à la lente construction du sentiment de l’enfance, de l’idée que l’être en construction est fragile, qu’il doit être protégé, qu’il n’est pas un adulte miniature mais un enfant puis un adolescent. Il faut se rappeler qu’il y a peu, on n’écoutait pas les enfants et que ces derniers, lorsqu’ils étaient victimes d’adultes, n’osaient pas en parler. Les scandales dans l’Eglise par exemple et dans nombre d’institutions n’étaient pas dénoncés et étaient systématiquement niés. Par quel tour de passe-passe, veut-on nous faire passer un progrès important, l’idée que les enfants aussi sont détenteurs de droits, pour une abominable régression ?
Certes, de vraies histoires, de vrais liens naissent entre des personnes ayant une grande différence d’âge, l’une d’elle étant possiblement mineure. Mais il n’en paraît pas moins juste et salutaire de reconnaître par la loi que de manière générale, il existe une dissymétrie de relation conduisant à poser des limites d’âge qui seront toujours de toutes façons plus ou moins arbitraires, sans être pour autant dénuées de sens.
Quant à l’idée que la relation « consentie » entre un mineur et un adulte peut être une façon pour le mineur de s’autonomiser et d’échapper au poids de la famille, c’est encore une fois l’exception qui confirme la règle : la grande majorité des abus sexuels d’adultes commis sur des enfants le sont par des membres de la famille ayant effectivement un ascendant sur eux ou par des proches. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les mineurs ne portent pas plainte ou alors des décennies plus tard quand ils ne craignent plus de fracasser leur famille.
60% [11] des victimes de violences sexuelles au sein de la famille ont moins de 15 ans. Toutes consentantes ? Toutes émancipées de leur famille ?
Un arsenal juridique renforcé et une plus grande exigence de preuves
Enfin, si l’arsenal législatif s’est renforcé, l’exigence de preuve aussi. Suite à l’affaire Outreau qui fut un désastre judiciaire et humain (Procès des années 1997 à 2000 et réhabilitation de treize prévenus innocents en 2004). Ceci explique que le renforcement législatif ne se traduise pas, loin s’en faut, par davantage de condamnations.
Farid E, un jeune homme de la ville de Douai a été accusé puis condamné pour le viol d’une jeune fille qui a menti et l’a reconnu en 2017 : cette affaire scandaleuse est antérieure à la prise en compte, par la justice, du scandale de l’affaire Outreau. Elle est significative des dérives toujours possibles liées en outre à des préjugés racistes et classistes. Notons que la jeune fille qui avait été violée par son frère a accusé un innocent pour protéger sa famille. Les classes moyennes et la grande bourgeoisie gardent davantage leurs secrets, ont davantage les moyens de se défendre.
C’est d’ailleurs ce qui change avec #MeToo : ce mouvement s’attaque à des milieux qui jusque là sont restés à l’abri parce que détenteurs de pouvoirs économiques, politiques, symboliques. Il met fin à une justice de classe précisément dans ces domaines des violences dans le couple ou des violences sexistes et sexuelles. Faut-il s’en émouvoir ou au contraire, le saluer ?
Ces violences, l’auteur n’en reconnaît pas l’aspect systémique. Pour combattre le contrôle social et étatique sur la sexualité, il faudrait, selon lui, refuser d’associer la sexualité avec la violence. Il propose d’inclure les violences sexuelles dans la notion générale de violence sans spécifier leur caractère sexuel. Autrement dit, il exempte la violence de tout caractère sexuel et inversement, la sexualité de toute violence comme si le caractère sexuel d’une violence ne contenait aucune signification.
Une telle conception conduirait in fine à considérer tout viol sans violence comme un non-crime et un non délit. Or en ce qui concerne le viol, la violence, c’est le viol justement et il n’y a pas d’autre manière de le nommer. C’est une effraction, un acte qui touche à l’intimité du corps comme à l’esprit. Il a fallu des décennies pour faire admettre qu’une victime de viol ne se défend pas forcément, qu’elle peut agir de manière pragmatique pour ne pas trop énerver le violeur et subir son viol sans un mot. Ne pas spécifier le caractère sexuel du viol, c’est en nier le contenu.
Il en est de même pour la violence dans l’intime, dans les couples ou ex-couples.
Pénalisation ne veut pas dire incarcération
L’auteur cite le mouvement abolitionniste de la prison pour lequel il exprime sa sympathie et certains mouvements féministes qui, avec des intellectuelles comme Simone de Beauvoir, s’étaient opposés à l’emprisonnement des auteurs de viol.
C’est effectivement un débat qui a été très vif dans les mouvements féministes mais la grande majorité s’est ralliée à un moment à l’idée qu’il fallait bien une traduction législative et donc pénale pour que le viol soit enfin reconnu comme un crime. Il s’agit moins ici d’une pensée punitive que de la volonté de voir enfin considérés comme des crimes, des actes violents qui n’étaient ni reconnus, ni réprimés.
On peut plaider pour des mesures alternatives. Mais pourquoi alors ne pas demander aussi davantage de peines alternatives à la prison pour le vol et le trafic de drogues pour vider les prisons ? Il s’agit de près de 40% des motifs d’incarcération. Pourquoi demander une exceptionnalité pour les crimes sexuels ? Parce que la sexualité est bonne en soi, qu’elle ne peut jamais être mauvaise ?
Prétendre que rien n’est fait pour réinsérer les auteurs de violences sexistes et sexuelles est au demeurant faux. Le budget consacré à cette réinsertion de 4 millions d’euros est supérieur à l’ensemble du budget consacré aux victimes, soit 3 millions. Une dizaine de centres accueillent actuellement les auteurs. Bien-sûr, c’est insuffisant mais il est faux de croire que personne ne pense qu’il faut agir plus en profondeur et que personne ne pense à des solutions alternatives à la prison.
Et puis l’auteur confond les discours et les réalités : la surpopulation carcérale n’a aucun lien avec une supposée plus grande répression des violences sexuelles. Ce n’est pas parce que le sujet est de plus en plus présent et que sont désormais incriminées des personnes célèbres ou qui détiennent du pouvoir (politique, économique, artistique) que les crimes et délits concernés sont, proportionnellement à l’ensemble, davantage réprimés et surtout, donnant lieu à de la prison ferme. D’autant que s’ils sont punis plus sévèrement quand les dossiers sont jugés en assises, dans la majorité des cas, les affaires sont jugées en correctionnelle comme des délits donc et non comme des crimes.
En France, les conditions d’incarcération sont catastrophiques et la France est régulièrement condamnée dans les instances européennes et internationales en raison de la surpopulation carcérale et des conditions d’incarcération.
En 2000, un rapport parlementaire pour le Sénat qui dénonçait les conditions de détention en France, signalait l’augmentation de la proportion de personnes détenues pour violences sexuelles. En vingt ans, ce taux qui était très faible (4,40%) avait bien quadruplé, ce qui s’explique notamment par la prise de conscience, non pas tant de la gravité de ces crimes envers les femmes, mais de leur gravité envers les enfants.
Mais en 2020, on observe au contraire que ce taux a fortement diminué. Il passe de 18,30% à 10,7%, très loin derrière le vol (20,9%), derrière les délits liés aux stupéfiants (18,2 %) et les violences aux personnes (15,6%) [12]. Et ce, alors qu’au cours des 5 dernières années, les plaintes pour crimes ou délits sexuels hors cadre familial ont augmenté de 77% [13] (85% de femmes et 55% de mineurs).
En 2021, 71 835 plaintes ont porté sur des crimes ou délits sexuels hors cadre familial et 150 000 pour les mêmes faits au sein de la famille. 80% des plaintes ont été classées sans suite.
En ce qui concerne les condamnations, sur 470 000 personnes qui ont été condamnées pour un crime, un délit ou une infraction d’autres catégories, 1732 l’ont été pour viol avec un jugement aux assises et 7 066 pour un délit sexuel, en correctionnelle donc.
Tout ce qui concerne la sexualité, de la simple infraction, du simple harcèlement au viol ou viol aggravé et qu’il s’agisse d’atteintes aux mineurs ou à des majeurs, Par des mineurs ou par des majeurs, constitue à peine un peu plus de 1,3% des condamnations qui dans leur majorité, n’aboutissent pas à des peines de prisons fermes.
Poids des condamnés selon la nature de l’infraction
-
PROPORTIONS
Valeurs de la mesure au
1.01.1978
1.01.1988
1.01.1998
1.01.2020
Stupéfiants
n.d.*
14,10 %
18,70 %
18,2%
Viol ou autre agression sexuelle
4,40 %
7,20 %
18,30 %
10,7%
Coups et blessures volontaires
6,70 %
5,40 %
7,30 %
15,6%
Homicide volontaire
8,10 %
9,90 %
10,10 %
9,90%
Vol qualifié
10,00 %
8,10 %
12,10 %
20,9%
Beaucoup de victimes ne cherchent pas à ce que la procédure aboutisse à un procès. Elles (ou ils) veulent que les choses soient dites, que l’auteur ait à s’expliquer au moins devant un policier, que « ça s’arrête ». Donc il faut comprendre que l’augmentation exponentielle des plaintes est l’expression d’une révolte des victimes et n’a rien à voir avec l’enfermement dans un traumatisme. Cela s’explique aussi par l’injonction à la plainte : pour obtenir une protection, il faut porter plainte.
Au lieu de s’intéresser à la situation réelle des personnes concernées, l’auteur objecte que la condamnation par la société des violences sexuelles joue un rôle dans la représentation des expériences qui sont toujours des reconstructions. Mais ce sont là des généralités ! Elles valent dans n’importe quel cas, dans n’importe quel témoignage et sur n’importe quel sujet ! Sans doute, certaines personnes sont-elles enfermées dans leur traumatisme comme le suggère l’auteur : mais peut-on généraliser une telle observation et de surcroît, l’imputer au fait, pour ces personnes, d’avoir dénoncé ce qu’elles sont présumées avoir subi ? Dissimuler un tel vécu n’est-il pas aussi traumatisant ?
Personne ne peut se prononcer là-dessus.
Les bonnes et les mauvaises victimes
Or l’auteur, qui cite abondamment Samantha Geimer – qui avait été violée par Roman Polanski mais ne voulait plus en entendre parler – estime en lieu et place des personnes concernées que lorsqu’elles portent plainte et que, de plus, cela donne lieu à un procès, elles sont des victimes instrumentalisées par l’Etat et enfermées dans leur traumatisme. Cette analyse est totalement arbitraire : de nombreuses personnes estiment que parler est une délivrance, d’autres ne parlent pas et ne s’en portent pas nécessairement plus mal. Il ne doit y avoir aucune injonction et le point de vue développé par l’auteur s’apparente à un jugement qui trierait entre les bonnes victimes (résilientes, qui ne réclament pas que l’auteur soit puni) et celles, les mauvaises victimes, qui s’en remettent à la justice, donc à l’Etat.
La justice respecte t-elle le souhait de certaines victimes de laisser tout cela derrière elles, d’aller de l’avant et qu’il n’y ait pas de procès ? Il semble que oui, puisque c’est un motif important de classement sans suite comme le montre un mémoire très intéressant sur les viols dans la chaîne pénale [14] qui montre qu’un tiers des classements sans suite sont liés à des désistements de la victime.
Certes, les victimes – et c’est vrai dans ce domaine comme dans d’autres – sont susceptibles d’être tour à tour instrumentalisées, réifiées et sacralisées car transformées en symboles. Il est néanmoins faux de considérer l’acte de justice comme une réparation vis-à-vis des victimes et de voir ces dernières comme des sortes de créanciers vis-à-vis de la justice. C’est une vision beaucoup trop individualiste et consumériste de la Justice. Il me semble au contraire que tout jugement s’adresse à la société et que la sanction n’a pas pour objectif de réparer la victime mais de réparer la société, illusoirement peut-être, mais le jugement est signifiant pour la société.
Nous savons par ailleurs qu’il existe de l’irréparable. Lorsqu’une personne est tuée par exemple, il n’y a pas de réparation possible pour la victime directe et pour les victimes indirectes, sans doute ne s’agit-il pas tant de réparation que de la reconnaissance par la société que cette vie-là, cette personne-là, comptait. Dans cette perspective, on ne peut pas considérer que la demande de justice, lorsqu’il s’agit de crimes commis par des policiers par exemple, est une demande légitime mais que cette même demande de justice de la part de victimes de viols est elle, illégitime. Il y a là un choix idéologique : l’auteur admire Assa Traoré qui se bat pour que soit reconnu le crime policier contre son frère – crime qu’on peut juger raciste – mais il méprise les femmes qui se battent pour que soient reconnus des crimes sexistes. Ce choix idéologique est à mon sens négationniste de l’existence même de crimes qu’on peut, dans de nombreux cas – même si pas tous, – associer à un rapport de sexe qui est sexiste.
S’il est certain que, comme l’observe l’auteur, la procédure judiciaire est un chemin de croix pour la plupart des victimes à cause des délais, de la réitération des mêmes questions, de la lourdeur des procédures et du soupçon permanent qui pèse sur les victimes d’être, d’une manière ou d’une autre, responsables de ce qui leur est arrivé, faut-il, pour autant, renoncer ?
Il est vrai que le traitement judiciaire des affaires de viols (comme celui des violences au sein des couples) témoigne d’une faible « rentabilité » au regard du taux de plaintes, et du taux d’affaires élucidées et jugées. L’idée de formes de justice alternatives mérite largement d’être explorée mais cela nécessite une réflexion de fond sur la manière dont les cas pourraient être distribuées entre plusieurs formes de justice en fonction de leur nature et de leur gravité et en fonction du choix des victimes qui pourraient être consultées utilement à ce sujet, ce qui leur donnerait une place. Encore que ce soit à manier avec moult précaution si l’on ne veut pas faire de la justice à la carte pour les victimes. Mais il est certain que la situation n’est pas satisfaisante et qu’il faut trouver des solutions. Autrement dit, plutôt que de parler de dépénalisation du viol et des violences sexuelles, il faudrait plutôt réfléchir à une diversification des réponses qui sont apportées, proposées aux personnes qui ont le courage de porter plainte et aux mis en cause, sous le contrôle bien-sûr de la justice.
Justice ou justice dite « populaire » ou « médiatique »
Les effets contradictoires de #MeeToo sont en fait largement corrélés au rôle des réseaux sociaux dans notre société : libération de la parole, démocratisation mais aussi, mise sur la place publique de tous les conflits, des dénonciations etc. Ici, les dénonciations touchant aussi à ce que nous considérions jusque-là du ressort de l’intime, les effets sont assez dévastateurs. Pas seulement pour les protagonistes mais pour les spectateurs obligés, sommés de se faire une opinion et qui parfois, ne se privent pas de l’exprimer, soit par le soutien aux victimes présumées soit pour celui aux auteurs ou autrices présumés.
Cette situation nous confronte à une contradiction insoluble. Face à des pratiques massives, criminelles, d’abus et de violences, la réponse qui n’est pas seulement juridique mais éducative et sociale n’est pas à la hauteur. Je pense même que nous n’avons pas l’intelligence de la chose, que nous ne savons pas en parler sinon en termes de bien et de mal et quand je regarde les outils éducatifs proposés par exemple, je suis atterrée par leur indigence.
La condamnation sociale via les médias classiques, les réseaux sociaux, les intimidations concernant des œuvres au prétexte que tel ou tel artiste serait mis en cause ou que telle ou telle œuvre pourrait être interprétée de telle ou telle manière sont peut-être le signe d’une impuissance qui se mue parfois, en un sentiment de toute-puissance. C’est la caractéristique même d’une société du ressentiment et cette société-là – en cela je partage le sentiment de Lagasnerie – a largement de quoi nous effrayer. Cependant, ne peut-on pas aussi considérer que défendre une sexualité « libre » dont aucune des prémisses ne sauraient être interrogée, qu’attaquer rageusement les féministes et les victimes d’abus sexuels, relève aussi du ressentiment ? Voir… de la défense d’un privilège.
Nous devons aussi admettre que la vérité judiciaire n’est pas « la vérité » mais qu’elle repose sur un faisceau de preuves et l’appréciation de leur suffisance ou insuffisance. Ce sont-là des limites : la justice ne peut pas toujours rendre justice.
Y opposer la toute-puissance du jugement « médiatique » ou « populaire » est sans doute susceptible de corrompre profondément ces jugements en entrainant les médias dans une course à l’opinion, certains se présentant comme les défenseurs des victimes et d’autres, comme les défenseurs des mis en cause. Mais c’est la démocratie : elle est toujours excessive, sinon, elle n’est pas.
Malgré ces irruptions, ces dérives parfois, le travail politique fondamental qui a amené à ce que les enfants soient détenteurs de droits ou à ce que le privé soit considéré comme politique est profondément émancipateur et libérateur, y compris en matière de sexualité. Si nous n’aimons pas cette société de procureurs auto-proclamés, si nous sommes conscients que pour être politique, le privé n’en est pas pour autant devenu transparent – souhaitons-nous vraiment qu’il le soit ? -, en tirer conclusion que la violence est inhérente à la sexualité et qu’il faut la sauver pour sauver le désir n’en est pas moins une formidable régression.
Le mouvement féministe vise une conscientisation qui concerne aussi l’Etat, les institutions, les systèmes, bref, le patriarcat, et, globalement, un ensemble de dominations. Ces dernières peuvent être « incarnées » par des cas individuels, mais l’horizon féministe dépasse largement ces cas [15].
Dans leur diversité, les féministes, veulent seulement, modestement, changer la société.
Fabienne Messica
Dernier ouvrage paru : Ce que n’est pas le féminisme. Editions Rue de Seine. Mars 2022.
A paraître : Les pornographes du malheur. Editions Rue de Seine. Avril 2023.
[1] Que dire sur cette question qui n’est rien d’autre qu’un serpent de mer, sinon son impossible dépassement dont témoigne sa conflictualité ? Le pire serait de clore ces tensions par des règles excluant toute personne mise en cause pour violences sexistes ou sexuelles – quand bien même elle n’est pas encore jugée – ou encore d’édicter des règles pour les œuvres elles-mêmes. L’idée que toute tension sur ces sujets pourrait un jour être « résolue » n’est pas seulement illusoire et liberticide. Elle est stupide. Elle donne le pouvoir aux imbéciles et ne traduit que la lâcheté et le mercantilisme de ce secteur de la culture et de l’art.
[2] « Le débat après les assises contre le viol : aujourd’hui des réactions masculines », Libération, 8 juillet 1976.
[3] Les imposteuses, Charlie Hebdo n° 274, 12 février 1976.
[4] Geneviève Fraisse : « La peur du puritanisme est une ritournelle, un refrain entendu depuis deux siècles ». 9 février 2018. Libération.
[5] Michel Foucault : Surveiller et punir: Naissance de la prison. éditions Gallimard, février 1975
[6] Michel Foucault, l’Histoire de la Sexualité et l’occultation de l’oppression des femmes
Josée Néron. Nouvelles Questions Féministes. Vol. 17, No. 4, MOMIES ET MOMMIES : MISOGYNIE DE FOUCAULT ET POLITIQUE MATERNELLE (1996 NOVEMBRE) pp. 45-95 (51 pages)
[7] Histoire de la sexualité. La volonté de savoir. Tome 1. 1976. Editions Gallimard.
[8] Ibid.
[9] Mon corps, ce désir, cette loi. Geoffroy de Lagasnerie. Réflexions sur la politique de la sexualité. Collection « A venir ». Editions Fayard. 2021
[10] Parue dans Le Monde en janvier 2018
[11] Sécurité et société – Insee Références – Édition 2021
[12] Source : Direction de l’administration pénitentiaire, statistiques trimestrielles de la population prise en charge en milieu fermé, situation au 1er janvier 2020. Ecrit le 10 avril 2020
[13] Ministère de l’intérieur 2021.
[14] Les rapports de recherche de l’Observatoire N°10. Décembre 2016. Véronique le Goaziou.
Bonjour,
Le lien entre antiféminisme et revendication de liberté sexuelle est établi depuis le Moyen Age — en fait, depuis le Roman de la Rose. Les clercs émancipés (non bigots) veulent que les femmes soit accessibles. On y est toujours. De l’intérêt de connaitre l’histoire des relations entre les sexes!
Bien cordialement. Éliane
Éliane Viennot https://www.elianeviennot.fr
Derniers livres parus : En finir avec l’Homme. Chronique d’une imposture https://www.editions-ixe.fr/catalogue/en-finir-avec-l-homme/ (Editions iXe, 2021) Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin! Petite histoire des résistances de la langue française https://www.editions-ixe.fr/catalogue/non-le-masculin-ne-lemporte-pas-sur-le-feminin-ned/, 3e édition, préface de Diane Lamoureux (Editions iXe, 2022)
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