La poupée

Il y a eu la tête du ministre du Travail représentée sur un ballon de football que Thomas Portes retenait au pied ; et, lors de la manifestation de samedi, à Marseille, on a pu voir, pendue à une potence mobile, une poupée gonflable sur le visage de laquelle était collée le portrait d’Élisabeth Borne. Tout le week-end, évidemment, les tweets les plus indignés se sont succédé : une véritable curée, qui s’attestait par quelques jappements.

Ceux de Marc Fesneau, chasseur et ministre de l’Agriculture : cette mise en scène est « un pousse au crime au sens littéral » :
« Un jour ils diront : nous n’avions pas vu. Nous, responsables de tous bords, nous voyons. Et nous dénonçons, en démocrates. »

Si grande est son indignation, que son propos perd de sa cohérence, par l’emploi intempestif d’un « ils », dont le lecteur ne connaît pas avec précision le référent mais qui permet au ministre de séparer du reste de l’humanité, irréfléchie et déraisonnable, l’ensemble de la représentation politique, légitimée, elle, comme vigie et garante de la démocratie. L’emploi du pronom « nous », d’ailleurs, avec un double référent, accuse encore davantage l’opposition et l’écart entre la classe politique et les autres. On peut également supposer un certain énervement dans la maladresse de la dernière phrase : plutôt que se construire sur un écho de la phrase précédente, ce qui aurait solidement soudé, par apposition, la qualité de démocrates au « nous » (Nous, démocrates, nous dénonçons…), elle pose cette qualité comme quelque chose de presque accessoire, reléguée en fin de phrase, comme si elle était une sorte de déguisement, comme si le « nous » avait revêtu un déguisement démocrate. Saluons donc le ministre pour cette maladroite franchise.

La démocratie… Ah oui, la démocratie !
La plupart des commentaires au sujet de cette affaire s’énoncent sur l’arrière-fond d’un fonctionnement démocratique de notre société dont ils seraient, eux les jappeurs, de respectueux garants. Ainsi Stéphane Séjourné, le secrétaire de Renaissance, estime que cette mise en scène « souille notre pacte social », basé sur l’échange et la négociation, que l’entêtement du gouvernement a évidemment conservé pur de toute macule autoritaire. De même, Aurore Berger condamne cette effigie parce qu’elle est « appel à la haine », et aussi parce qu’elle est inutile : elle ne convainc pas un gouvernement qui, cependant, ne semble pas s’être mis en posture d’être convaincu de quoi que ce soit d’autre que de la justice de sa réforme.

Quant au président du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur, il ne pouvait évidemment rester silencieux, comme il l’a fait pendant plus d’une journée, et laisser sans condamnation des faits qui se sont déroulés sur son territoire :
« En démocratie, nous dit-il, on manifeste, on exerce son droit de grève et on exprime des opinions. On ne met pas en scène de façon macabre l’exécution de ceux qu’on combat ! »

Bigre ! voilà un homme qui ne mâche pas ses mots… Mais, l’emploi excessif des « on », pronom tout de même très désagréable à porter, me semble souligner la crainte de nommer avec précision les protagonistes de la contestation de cette réforme des retraites. Et hélas ! force m’est de constater que le tardif commentaire de Monsieur Muselier ne s’explique pas par une volonté d’information historique, qui lui aurait fait comprendre que l’instauration de la société qu’il défend et de la république dont il est l’un des acteurs, s’est précisément accompagnée de ces pratiques qu’il qualifie de « macabres ».

En effet, la mise en effigies de personnages haïs sous forme de poupées, leur pendaison ou leur écartèlement, était d’un usage très répandu et un des moyens d’agitation les plus populaires dans les années qui ont précédé la Révolution française. Plus encore : en participant aux cortèges qui suivaient ces effigies, le peuple, disent les historiens, s’habituait à traiter lui-même ses affaires dans la rue… Y avait-il mécontentement, comme celui causé au faubourg Saint-Antoine en avril 1789, par les paroles de Réveillon, manufacturier en papier peint qui avait affirmé que 15 sous suffisait à l’ouvrier pour vivre ? Un attroupement se formait, et voilà Réveillon accompagné de Henriot, fabricant de salpêtre, promenés en effigies, qui furent ensuite pendues, brûlées ou démembrées. La scène, la remarque vaut d’être énoncée, avait d’ailleurs tourné à l’émeute… À Paris toujours, l’effigie de Maupéou, ministre de Louis XVI, est brûlée et les cendres sont jetées au vent ; à Rouen, une première poupée Maupéou est écartelée, et une autre est pendue par les pieds, du blé s’échappant en pluie du nez, de la bouche et des oreilles de l’accapareur… Bref, nous ne sommes vraiment pas en présence, comme le dit le Huffington Post qui tente sans doute de se rassurer et de rassurer ses lecteurs, d’une « tradition carnavalesque » : il s’agit plutôt de la renaissance d’une forme de contestation qui se centre sur les personnes et s’attache à elles, plutôt que de s’en prendre directement aux forces économiques que ces personnes incarnent ou représentent. Ce n’est que dans un second temps qu’une plus claire compréhension du fonctionnement social conduit à négliger les personnes et à rechercher, puis à mettre en place, d’autres mécanismes sociaux destinés à assurer la satisfaction des besoins.

Cette condamnation unanime par la non-majorité présidentielle de ces effigies laisse par ailleurs un goût d’autant plus amer, que nous sommes ici en présence d’une forme de caricatures, dont la légitimité, eu égard à nos traditions de tolérance, était jusqu’à présent admise et revendiquée. À quand l’interdiction des dessins avec, par exemple, une Première Ministre coiffée d’une bombe ? De mauvais souvenirs, encore tout récents, portés par ces haineuses désapprobations, ne se dessinent-ils alors dans nos esprits ?… Car il est vraiment pitoyable d’entendre tous ceux qui, hier, n’avaient pas de mots assez forts pour revendiquer la liberté de caricaturer, pour en faire un élément, et non le moindre, de notre culture, condamner aujourd’hui sans appel les caricatures 3D qui les représentent… Décidément, un gouvernement autoritaire aux abois, pour qui négocier c’est persuader l’autre qu’il a raison, et que la vérité est de son côté, n’est même plus sensible à la honte d’utiliser des arguments qui donnent naissance aux pires exactions de ces dernières années. Et aucune morale ne le retient plus dans ses malheureuses glissades, d’autant que ses énonciations soulignent une claire perception des enjeux de classe.

Quant à la colère, à quoi bon en disconvenir ? elle est en nous, solidement rivée, et aucune de nos pensées n’en est exempte. Bien qu’elle n’ait pas pour objet des personnes, auxquelles nous sommes parfaitement indifférents, mais un système de répartition des richesses produites, elle reste, comme le dit Spinoza, une diminution de l’être. Et nous en souffrons d’autant plus qu’elle en rajoute à ce terrible sentiment de dépossession qui nous accompagne à chaque jour, à chaque heure de notre vie, et à la conscience duquel il est à présent difficile d’échapper, – un sentiment que l’actualité et les faits les plus quotidiens rendent de plus en plus prégnant : elle avive la douleur de la diminution et de la négation de nos êtres, sans lesquelles l’économie, qui passe avant la vie, ne pourrait se maintenir.

Jean Pierre Leclercle, 13 février 2023

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « La poupée »

  1. En effet : ne sommes-nous pas en face du résultat absolument raté et confondant de la politique menée depuis un peu plus d’un septennat. Tristesse d’être témoin d’un aussi piètre résultat. J’aimerais lire les historiens dans 30 ans. Par chance, je serai mort avant.

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