Avant-Propos
À l’heure où le gouvernement organise un nouveau grand débat décentralisé sur notre système de santé, à la recherche de mesures dites « pragmatiques, sans tabou ni à priori » adaptées aux différents territoires, le comité de rédaction de Raison présente a souhaité publier un dossier consacré à la Santé publique. En 1973, le professeur Robert Debré, auteur de l’ordonnance de 1958 créant les Centres hospitalo-universitaires (CHU), regrettait de n’avoir fait que « la moitié du travail ». « Ce que j’ai fait avec la biologie, vous devrez le faire avec la Santé publique » disait-il. Mais notre système de santé semble prisonnier de son histoire. De 1945, nous avons hérité d’un système mixte, résultant d’un compromis historique : il est financé par la Sécurité sociale mais aussi par les assurances privées dites complémentaires, il est public pour l’hôpital et la plupart des centres de santé mais il est libéral pour l’essentiel de la médecine de ville dont les syndicats défendent le paiement à l’acte et la liberté d’installation. Ces syndicats se sont historiquement opposés à la construction d’un service public de la médecine de proximité en brandissant le spectre de la « fonctionnarisation ». La régulation de notre système de santé est également mixte, par l’État pour l’hôpital, par la Sécurité sociale pour la ville dans le cadre de négociations avec les syndicats des professionnels libéraux. D’où une construction en silos et des frais de gestion élevés nous plaçant en 2e position derrière les USA (alors que nous sommes, après le Ségur, en 16e position pour le salaire infirmier). La pandémie de la Covid-19 a agi comme une loupe montrant nos forces et nos faiblesses. Nos forces furent la gratuité des soins grâce à la Sécurité sociale et la qualité des professionnels (hospitaliers d’abord puis professionnels de première ligne : médecins généralistes, infirmièr(e)s et pharmacien(ne)s), sans oublier les professionnels assurant la logistique. La pandémie a aussi montré nos faiblesses: le défaut de coordination ville-hôpital, l’insuffisance du travail en équipe pluri-professionnelle en ville (malgré le développement des maisons et centres de santé et des communautés professionnelles de territoires de santé, les CPTS), le manque de valorisation des infirmièr(e)s et des aides-soignant(e)s, l’insuffisance de personnels dans les EHPAD, les inégalités sociales et territoriales de santé, les oppositions d’une partie importante de la population à la vaccination, la carence de démocratie sanitaire, la puissance des big pharma faisant passer leur profit avant l’intérêt général, la perte d’indépendance de l’Europe vis-à-vis de la Chine et de l’Inde pour la production des médicaments et des dispositifs médicaux de protection…
Nous avons historiquement construit un système de soins qui fut longtemps parmi les plus performants pour le traitement des maladies aiguës (bénignes en ville, graves ou nécessitant des gestes techniques complexes à l’hôpital, première et deuxième médecines). Mais nous sommes historiquement mauvais pour la prévention et pour la lutte contre les inégalités sociales et territoriales de santé faute d’avoir construit un véritable système de santé. Nous avons hérité de deux modèles politico-idéologiques : la médecine libérale, dont les principes remontent à la charte de 1927, et l’hôpital entreprise dont le concept a émergé dans les année 1980 parallèlement au New Public Management, cependant que le modèle de la psychiatrie de secteur créé après la Libération, assurant la continuité du suivi des patients sur un territoire, a été abandonné. Les deux modèles dominants globalement adaptés aux maladies aiguës et aux gestes techniques sont totalement inadaptés à l’évolution des besoins de santé : le traitement et la prévention des maladies chroniques (du diabète et de l’insuffisance cardiaque aux maladies mentales) et des épidémies infectieuses (du Sida à la Covid-19). Le traitement d’une maladie chronique est réalisé chaque jour par le patient qui doit acquérir une expertise et réussir à intégrer sa maladie (et/ou son handicap) à sa vie. Il s’agit donc d’une médecine holistique, biotechnologique, sociale, psychologique et culturelle. Une médecine de la personne, la « troisième médecine ». Cette médecine de la personne pose également la question de l’accompagnement de la fin de vie des personnes atteintes de maladies incurables évolutives. La santé publique, quatrième médecine, s’adresse, elle, aux populations pour prévenir les maladies et les handicaps grâce à la prévention, au dépistage, à la promotion de la santé, aux changements de comportements individuels et collectifs et à une politique de santé environnementale globale (qualifiée de « One Health »). La transition épidémiologique des maladies infectieuses vers les maladies chroniques non transmissibles s’accompagne désormais d’une rétro-transition avec le retour des épidémies infectieuses et l’émergence de nouveaux microbes nécessitant une coopération transdisciplinaire, notamment avec les spécialistes des zoonoses. Cette politique de santé environnementale dépasse le champ du ministère de la Santé pour concerner l’ensemble des politiques publiques, de la ville, du transport, du logement, de l’éducation, du travail, du sport, de l’agriculture, de l’alimentation et de la culture… La médecine des maladies chroniques, comme la santé publique de terrain, suppose un travail en équipe pluriprofessionnelle et la mise en œuvre d’une démocratie sanitaire de proximité grâce à la participation des patients eux-mêmes, dits « experts » ou « ressources », ainsi que de médiateurs communautaires de santé. La lutte contre les inégalités d’accès à la santé suppose le développement du « aller vers », c’est-à-dire aller vers les populations éloignées du système de soin. Le fait que le département du 93 soit à la fois le plus jeune de France et celui où le taux de mortalité due à la Covid fut le plus élevé, montre notre retard en matière de médecine communautaire (non communautariste). « Nous devrons prendre des décisions de rupture, je les assumerai » avait dit le président à l’acmé de la crise. Il s’agit maintenant de passer des paroles aux actes. Le pragmatisme est nécessaire mais à lui seul, il ne fera qu’ajouter quelques rustines supplémentaires sur un vieux pneu qui en est déjà recouvert. Si les mots ont encore un sens, c’est bien de Refondation dont notre système de santé a besoin. La réponse n’appartient pas qu’aux soignants. Ont contribué à ce dossier, outre des médecins de santé publique et des cliniciens, deux patientes expertes, un pharmacien, un sociologue, un anthropologue et une philosophe.
André Grimaldi, Professeur émérite CHU Pitié Salpêtrière
Les thèmes évoqués dans cette présentation sont déclinés dans le dossier de 20 articles dont la rédaction a été assurée en majorité par des praticiens expérimentés. Leur réflexion critique s’oriente vers de nouvelles propositions, visant à reconstruire une médecine et un système de santé plus justes et plus efficaces. Elle rencontre les recherches menées par des anthropologues, des sociologues et des philosophes dont les analyses viennent compléter celles des praticiens. De toutes ces contributions se dégage un thème fondamental, celui de la démocratie sanitaire.
Pour Raison Présente
Fabienne Bock & Emmanuelle Huisman Perrin
Sommaire
André Grimaldi – Fabienne Bock & Emmanuelle Huisman Perrin : Avant-propos
Didier Fassin : La santé publique : une renaissance ?
Frédéric Pierru : « La Grande Sécu » : une réorientation substantielle du financement de la santé en France ?
Thierry Lang : Lutter contre les inégalités sociales de santé
François Bourdillon : Améliorer la prévention dans toutes ses dimensions
William Dab & Sylvie Znaty : Santé au travail
Frédéric Keck : Quelle gouvernance pour les crises sanitaires d’origine animale ?
Olivier Bouchaud : One Health
Michel Kazatchkine & Joanne Liu : L’Organisation Mondiale de la Santé au cœur des profondes réformes qu’impose la pandémie de Covid-19
Claude Matuchansky : Médecine clinique et médecine numérique
Didier Ménard : Santé communautaire : une alternative crédible
Renaud Piarroux : Démocratie et « contact tracking »
André Grimaldi : Le défi de la maladie chronique
Ariane Pommery de Villeneuve : Une expérience de patient expert en addictologie : d’une intuition clinique à la certification de patient expert
Claude Rambaud : Rôle des associations de patients et usagers de la santé
Anne Gervais : La crise de l’Hôpital Public : diagnostic pronostic et traitement
Pierre Delion : Reconstruire un secteur psychiatrique
Pierre Suesser & Paul Jacquin : Pour un service public de santé de l’enfant et de l’adolescent
François Chast : Du Médiator à l’hydroxychloroquine, les cent visages des scandales du médicament
Jean-Paul Vernant : Industrie pharmaceutique et santé publique
Emmanuelle Huisman Perrin : La prise en charge de la fin de vie : une mission de santé publique
Varia. Damien Larrouqué : Hayek, fossoyeur de la social-démocratie
Trimestrielles (à consulter gratuitement sur www.cain.info)
Sciences, Étymologie & sémantique, Théâtre, Cinéma, Atlas des arts vivants, Musique, À travers quelques livres, Notes de lecture
Disponible en version numérique sur Cairn.info :
https://www.cairn.info/revue-raison-presente.htm
Pour débuter je souligne la nécessité de construire un service public de la médecine de proximité, de développer la prévention, de prendre en compte les facteurs sociaux des maladies, de progresser sur la question de la fin de vie des personnes atteintes de maladies incurables évolutives, sans oublier que « La médecine des maladies chroniques, comme la santé publique de terrain, suppose un travail en équipe pluriprofessionelles et la mise en œuvre d’une démocratie sanitaire de proximité grâce à la participation des patients eux-mêmes, dits « experts » ou « ressources », ainsi que de médiateurs communautaire de santé » (il aurait fallu écrire patients et patientes, experts et expertes).
Je ne saurais aborder l’ensemble des textes et des analyses ici présentées. Il est question de destruction néolibérale du système de soins et de santé publique, des effets de la pandémie de Covid, de principe de précaution et d’actions de prévention, des inégalités devant la maladie et la mort.
J’ai notamment été intéressé par les articles sur le double mode de financement (sécurité sociale et mutuelles/assurances) – l’institutionnalisation d’un « marché de l’assurance privée, couteux et dysfonctionnel » contre la reconquête ou l’élargissement de la Sécu ; les luttes contre les inégalités sociales de santé, l’amélioration de la prévention « dans toutes ses dimensions » ou les approches plutidisciplinaire et globale des enjeux sanitaires ; la santé au travail [« nous proposons une vision large de la problématique de la prévention des risques professionnels et de ses rapports avec la santé publique »] (en complément possible : Sans l’action syndicale, pas de santé au travail… Compte-rendu du livre de Philippe Saunier : Santé au travail et luttes de classe, https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/02/15/sans-laction-syndicale-pas-de-sante-au-travail/).
D’autres articles interrogent les crises sanitaires d’origine animale ; le fonctionnement de l’OMS ; la place de la médecine clinique en regard de la « médecine numérique », dont l’absence d’éthique des algorithmes de la mal-nommée Intelligence Artificielle médicale (le titre de cette note est emprunté à cet article) ; la notion de « santé communautaire »…
Je souligne particulièrement l’article d’André Grimaldi « Le défi de la maladie chronique ». L’auteur aborde les couts des soins, la prévention, les inégalités sociales et territoriales, la médecine de premier recours, les nouveaux métiers de la santé, les patient·es expert·es, les approches multidimensionnelles, « Cette troisième médecine est la médecine de la personne où la relation soignant/soigné par nature asymétrique devient une relation symétrique entre deux personnes »…
D’autres articles abordent l’addictologie et les patient·e expert·e, la violence des représentations, les groupes de parole, les associations de patient·es et d’usager es de la santé, des contre-propositions pour l’hôpital public, le secteur psychiatrique, le service public de santé (enfants et adolescent·e), les scandales du médicament et l’industrie pharmaceutique, la prise en charge de la fin de vie…
Bien des problèmes liés à la santé et au système de santé public sont ici abordés. Je regrette que les dimensions genrées ne soient pas prise en compte dans tous les articles…
Raison Présente : Santé publique et démocratie sanitaire
N° 223-224, Décembre 2022, 278 pages, 22 euros
https://union-rationaliste.org/produit/raison-presente-n-223-224/
Didier Epsztajn
En complément possible :
Nous vous accusons !
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/03/13/nous-vous-accusons/