Actes enflammés, discours injurieux

Judith Butler analyse, dans ce livre, les débats suscités aux USA autour de la violence verbale, les injures racistes, sexistes ou homophobes, la pornographie ou l’interdiction aux homosexuels membres de l’armée étasunienne de se déclarer en tant que tels souvent à la lumière des réponses et des pratiques du mouvement gay.

Ce livre autour du pouvoir des mots, « sur la vulnérabilité linguistique et la puissance d’agir discursive », est un véritable questionnement (à la lumière du premier amendement de la constitution des USA) sur l’historicité des noms, des corps et des agirs.

Contre l’enfermement des discours et leur réduction à leur inscription sociale actuelle, l’auteure nous explique que « la resignification du discours requiert que l’on ouvre de nouveaux contextes, que l’on parle sur des modes qui n’ont jamais encore été légitimés, et que l’on produise par conséquent des formes nouvelles et futures de légitimation.»

Les mots injurieux blessent, les discours haineux, racistes, misogynes ou homophobes doivent être contrés avec la plus grande rigueur, mais s’interroge, Judith Butler « Lorsque le discours politique se résorbe entièrement dans le discours juridique, la résistance politique, court le risque de se réduire à l’acte d’engager des poursuites

A travers des discutions sur des textes de J.L Austin, M. Foucault, S. Freud, P. Bourdieu, pour n’en citer que quelque un(e)s, les questionnements se veulent radicaux (dans le sens d’aller à la racine ces choses). Les pistes de réponses restent cependant toujours ouvertes, attentives aux souffrances actuelles et au devenir subversif d’un autre monde possible. L’auteure, à l’appui de nombreux exemples, nous met en garde quant aux conséquences à confier à l’État et à la justice le soin de trancher entre le dicible et l’indicible.

Que l’on partage ou non, les appréciations ou les réponses exposées, voilà un livre bien loin des simplifications habituelles.

Ne vous laisser pas intimider par les champs scientifiques abordés ou par la densité particulière de l’écriture. Dans ce livre, vous trouverez surtout un véritable appel à la réflexion et une incitation à se saisir des discours, pour malgré les risques, construire d’autres sens.

Dans nos pratiques sociales et dans les réponses, que nous pouvons, devons articuler contre les discours de haine, les négations, voire les réécritures de l’histoire, les recherches de Judith Butler peuvent être une aide car elles réhabilitent la politique, actuellement trop souvent limitée à la dénonciation, à la délégation juridique et à l’impuissance.

Judith BUTLER : Le pouvoir des mots, politique du performatif

Editions Amsterdam, Paris 2004, 287 pages, 20 euros

Didier Epsztajn

Rendre visible la réalité sociale

« Le repérage des conflits n’est évidemment pas une opération neutre, il est en lui même un enjeu de luttes » « …la manière de construire, de reconnaitre et de caractériser un conflit collectif ne va pas de soi, mais relève d’un jugement subjectif situé socialement et temporellement. »

L’objectif des auteur-e-s est double : « Il s’agit, d’une part, de soumettre les idées reçues, véhiculées par les discours médiatiques et politiques, à un examen critique, pour accéder à une connaissance plus précise de la conflictualité au travail et de son évolution. Il s’agit, d’autre part, de montrer son importance pour la compréhension des rapports de domination et des résistances qui traversent les mondes du travail. »

Un double travail est nécessaire : appréhender l’intensité des pratiques conflictuelles, leurs localisations, leurs formes et leurs dynamiques, croiser et contextualiser les représentations pour étudier les formes contemporaines, dans un moment historique précis, de la contestation au travail.

L’ouvrage se divise en quatre chapitres « Des conflits en baisse ? », « Continuité des luttes ? Un paysage moins bouleversé qu’il n’y paraît », « Du retrait individuel à l’action collective : des frontières poreuses » et « Conflits et négociations : des réalités imbriquées ».

Les auteur-e-s remettent en cause l’image médiatique (valorisation de la grève et oubli des autres formes de protestations, comme les pétitions et les manifestations) d’une baisse des conflits. « Cette déperdition se révèle particulièrement discriminante à l’égard des petits établissements et des conflits courts. » Elles et ils prennent en compte « les formes plus souterraines, moins visibles et plus individuelles que traduisent l’absentéisme ou les refus d’heures supplémentaires. »

En conclusion, tout en soulignant que « Cette hausse de la conflictualité rompt enfin avec les visions pacifiées du monde du travail tant elle rappelle que les antagonismes sociaux sont loin de disparaître sous l’effet conjugué des restructurations sectorielles et de la transformation des modalités des gestion de la main d’œuvre. Au contraire, les conflits s’imposent comme une dimension toujours structurante des rapports productifs », les auteur-e-s invitent à modifier le regard sociologique pour saisir les conflits du travail comme des mobilisations collectives et se déprendre du discours dominant sur l’état des relations professionnelles.

Je souligne néanmoins une autre dimension. Si « La perception commune de l’activité protestataire et revendicatrice des salariés dépend, en effet, de représentations politiques et médiatiques qui en biaisent l’analyse », l’oubli des rapports sociaux de sexe (genre) empêche de saisir la totalité et la complexité du champ étudié.

Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse : La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine

Éditions du croquant, Bellecombe-en-Bauges 2008, 159 pages, 13,50 euros

Complément possible : Résistances au travail : ouvrage collectif coordonné par Stephen Bouquin, Éditions Syllepse, Paris 2008, 249 pages, 20 euros

Didier Epsztajn

Ce qui auparavant paraissait souvent impossible souvent s’avère très réaliste

Comment présenter un tel ouvrage ? Comment rendre la richesse des analyses, ou plus simplement comment donner envie de se confronter aux utopies concrètes, dont l’autogestion, réponse en espérance aux défis du monde d’aujourd’hui ?

Sans vraiment de solution satisfaisante, j’assume ici une présentation en reconstitution/puzzle parmi tant d’autres, une des lectures transversales plausibles des travaux réunis.

Au delà des terminologies utilisées, pas toujours adéquates à mes yeux, la notion d’autogestion permet de poser une (des) alternative(s) aujourd’hui efficace(s) pour les actions/réappropriations immédiates de notre présent. Elle permet aussi de poser les alternatives, de se poser en alternative émancipatrice majoritaire pour demain.

Demain est déjà commencé. C’est pourquoi les auteur-e- s indiquent « C’est pourquoi nous devons constamment souligner ce qui dans les pratiques et les revendications des mouvements de contestation – qu’elles soient sociales, politiques, écologiques, nationales ou culturelles – exprime les aspirations à l’autodétermination et à l’autogestion. »

En alliant, leçons des expériences passées, radicalisation de la démocratie et proposition pour une activité de production autogérée, les auteur-e-s actualisent une part de cette « alternative radicale et globale qu’il faut construire et opposer pied à pied à l’ordre établi. »

Le patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui.

 Pour débuter ma lecture, je commence par un retour à la révolution française et à la notion de souverain traité par Sophie Wahnich « Commune et forme révolutionnaire » (pour approfondir « La longue patience du peuple, 1792. Naissance de la République », Payot, Paris 2008). Derrière « la souveraineté effective d’assemblées délibérantes » l’activité politique est conçue comme continue. C’est, souligne l’auteure « une activité délibérative et communicative », la commune comme instance souveraine de la république.

Cette notion de souverain ne peut se dissoudre dans la représentation, aussi démocratique soit-elle. Une porte, fracture politique, est ouverte, les débats et pratiques pourront se développer, le temps de la démocratie de toutes et tous est enfin pensable. Restreindre la portée ou la puissance du souverain, c’est substituer à un ensemble à construire, un partiel résigné ; c’est courir le risque, historiquement souvent décliné, de privilégier certain-e-s acteurs et actrices ; c’est, dès le départ, une incomplétude, une solution dégénérative, aux problèmes de l’émancipation de toutes et tous.

 Suivant les connaissances, les humeurs ou le voyages réels ou symboliques des un-e-s et des autres, l’exploration des expériences d’auto-controle des luttes ou des activités productives ou sociales pourra conduire la lectrice et le lecteur de la Catalogne révolutionnaire et libertaire au budget participatif de Porto Allegre, de la commune d’Oxaca aux conseils ouvriers à Budapest en 1956, de la lutte des Lip à Solidarnosc, à la démocratie autogestionnaire en gestation en Algérie des années 60, aux multiples luttes dans des entreprises ici et ailleurs, du poder popular au Chili sous Allende au printemps de Prague, aux œillets du Portugal en révolution, aux centres sociaux italiens, etc.

D’autres préféreront entamer leur parcours par des débats plus théoriques autour du bilan de l’autogestion yougoslave, de la Commune de Paris ou du dépérissement de l’État…

D’autres encore, s’affranchiront des marches plus connues, pour s’introduire dans les     coopératives et la coopération, la démocratie d’entreprise, les bien universaux, le mouvement de contre culture allemand, l’histoire du mouvement syndical, le pouvoir lycéen, etc.

Sans oublier les thèmes autour de la crise, le marché et l’autogestion, l’espace médiatique, l’école, l’écosocialisme, Marx et le marxisme, le féminisme, l’articulation entre démocratie directe et démocratie représentative…

 Un tel ouvrage présente forcement des lacunes, tant sur le périmètre géographique, que dans la profondeur du temps, ou l’approfondissement de certaines questions. Néanmoins, je  regrette le non traitement des « auto réductions », ces grèves d’usagers en France et surtout en Italie au milieu des années 70 (Les autoréductions. Grèves d’usagers et lutes de classes en France et en Italie. 1972-1976, Christian Bourgois, Paris 1976).

Quoiqu’il en soi, un ouvrage, non seulement bien venu tant pour l’éclairage réactualisé d’expériences du passé et du présent, mais aussi par l’incitation politique à formuler, reformuler, expérimenter des nouvelles formes d’organisation, de luttes ou de contre pouvoir. L’action propre, autoorganisation, coopération, coordination, autogestion, etc, permet de construire le présent comme élément du futur et le futur comme possible émergent de ces activités présentes. Elle permet aussi de se construire tant collectivement que individuellement comme être debout, actrices et acteurs réellement égaux.

Coordination Lucien Collonges (collectif) : Autogestion hier, aujourd’hui, demain

Editions Syllepse (www.syllepse.net), Paris 2010, 695 pages, 30 euros

 Didier Epsztajn

Sous le vêtement, il y a le corps, moins naturel que jamais, toujours plus travaillé par la culture

Pour la jupe comme pour le pantalon, la grille de lecture de Christine Bard part du postulat que « les vêtements et leur genre -féminin, masculin, neutre – sont politiques »

L’auteure va donc analyser le port et le choix des vêtements dans l’histoire, les éléments de soumission, esthétisés et érotisé (comme le corset), la minijupe et la révolution des sixties, dont la métamorphose de la morphologie féminine par la mode. Elle souligne que « rien n’est moins naturel que le corps de mode » et que « le vêtement libère qui s’estime libéré(e)s par lui … »

Elle nous rappelle que la jupe était socialement imposée et analyse « la resignification de la féminité au tournant du siècle ». Il est plaisant de lire ses analyses sur les stratégie féminine en politique ou ses réflexions sur l’exposition des parties du corps.

Tout en s’interrogeant « Peut-on défendre la liberté vestimentaire des unes en limitant celle des,autres? » l’auteure souligne les représentations de la sexualité, l’érotisation dans la publicité, les limites entre séduction et provocation, le constat de la banalité des violences sexistes, des insultes et des gestes déplacés, le caractère nominatif et historiquement variable de la « féminité », l’impact de la pornographie de masse, la sécularisation comme condition de l’essor de la mode. « Le voile et le dévoilement sont deux formes violences symboliques. Les femmes peuvent en être actrices, il n’en demeure pas moins que toutes, occidentales, Orientales, ne maitriseront pas leur vie aussi longtemps qu’elles ne choisiront pas leurs apparences ». Le remodelage permanent entre libération marchande et assignation genrée ne saurait être confondue avec la fin du patriarcat ou de la domination des femmes par les hommes.

Le chapitre trois est consacré à « La jupe au masculin » et à la traversée des genres.

En conclusion, Christine Bard souligne que s’habiller n’est pas anodin. « Le vêtement nous marque, nous étiquette » ou « Oui, la jupe est sexuée, sexuelle et sexiste ».

Ce qui n’enlève pas son intérêt à des manifestations comme la journée de la jupe et du respect.

Les dimensions liées à la marchandisation, tout en étant pris en compte « Le marché a remplacé les normes » me semble sous-estimées. Il me semble, aussi, que l’auteure surestime les positions et les actions de « Ni putes, ni soumises ».

Quoiqu’il en soit une livre qui interroge l’air du temps sans s’y soumettre et sans oublier que « Le genre est relationnel. On oublie trop souvent qu’il ne concerne pas seulement les femmes. Troubler le genre est une tâche qui incombe à tous les sexes » ou que « La dérive du genre n’empêche pas  »la stabilité du sexe » : la domination masculine s’accommode très bien des troubles dans le genre. »

Pour renouer enfin avec les interrogations sur les assignations sexistes, dans les moindres gestes et choix quotidiens (vêtement, comportement corporel, utilisation des produits dit de beauté, etc.) et ne pas oublier que « Le problème est la violence qu’entretient la domination masculine et ce que nous faisons (ou ne faisons pas) pour la prévenir, la réprimer d’une manière appropriée et donner à celles et ceux qui en sont victimes, ou risquent de l’être, les moyens de se défendre psychologiquement et physiquement. »

Christine Bard : Ce que soulève la jupe

Editions Autrement, Paris 2010, 170 pages, 17 euros

 Didier Epsztajn

La controverse autour du « fait colonial »

Le livre de Romain Bertrand revient sur fait colonial tel qu’il s’est inscrit dans les débats autour de la « loi  de février 2005 » puis de l’appel « des indigènes de la république ».

Travail remarquable sur les discours, les mémoires et l’histoire, les inscriptions dans le champ politique, cet ouvrage parcourt le nouvel espace de débats où la « question (post)coloniale » tend à éluder la « question sociale ».

  • Les uns glorifient la colonisation en scindant l’histoire en violence inaugurale et malheureuse et en progrès de la civilisation sous la bannière de la république, sans traiter des rapports économiques et sociaux et de leurs violences spécifiques, dont l’inégalité citoyenne.

L’auteur nous montre comment est inventée une politique de la mémoire, étudie les rapports entre clientélisme et conviction, explicite la levée du verrou anti-OAS dans le parti se réclamant du gaullisme, analyse les politiques dites de repentance.

  • Les autres présentent une continuité des oppressions de manière anachronique qui, de surcroît, nie à la fois la spécification de l’oppression coloniale et les réalités actuelles des discriminations « c’est finalement se dispenser à bon compte de penser, dans le renouvellement permanent de leur fonctionnalité sociale, les fabrications contemporaines des racismes ordinaires ».

Il ne s’agit bien évidemment pas de renvoyer dos à dos les uns et les autres dans une responsabilité partagée mais de monter comment les discours participent à des reconstructions mythiques du passé et à leurs projections linéaires dans le présent.

R. Bertrand déconstruit la naissance du regard politique sur le tord républicain « cette mise en relation du passé colonial et du présent politique s’effectue par le biais d’une équivalence historiquement problématique, mais transformé en évidence indiscutable par sa réitération : celle qui établit une stricte équivalence, au regard de la constitution d’un tord républicain primordial, entre les colonisés d’hier et l’immigration discriminée d‘aujourd’hui. » avant d’analyser en détail l’appel des « indigènes de la république ».

Un chapitre sera consacré aux conséquences juridiques de la loi du 21 mai 2001 caractérisant la traite et l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Ainsi Olivier Pétré Grenouilleau, auteur des « Traites négrières » sera assigné en justice pour contestation de crimes contre l’humanité, pour « avoir rappelé ce que décennies de recherches africanistes ont démontré, à savoir la participation de royaumes et de réseaux africains et/ou musulmans aux systèmes de la mise en esclavage (Pap N’Diaye) ».

Pour l’auteur, dont je partage les conclusions, la définition « ethnique » d’identités victimaires tendant à se substituer à la définition sociale d’identités politiques est une régression qui permet entre autres de repousser les frontières de l’indicible.

Pour modifier les conditions qui ont rendu « probable le propos que l’on croyait impossible » il me semble utile de poursuivre et approfondir les débats entre recherches historiques et politiques de la mémoire, de prendre en compte les points de vue du genre et des opprimés ou des vaincus dans la construction d’une histoire à vocation scientifique et universelle.

De plus, je pense qu’il faut aujourd’hui réfléchir aux modalités d’abrogation de toutes les lois dites mémorielles, y compris la Loi Gayssot.

 Sur les positions défendus par « les indigènes de la république », je renvoie, au delà des désaccords profonds, à deux ouvrages porteurs de riches argumentations et réflexions l’un de Sadri Khiari et l’autre de la revue Contretemps (numéro de janvier 2006).

 Romain BERTRAND : Mémoires d’empire

Editions du croquant 2006, 219 pages 18,5 euros

Sadri KHIARI : Pour une politique de la racaille

Textuel –la discorde 2006, 174 pages 17 euros

Contre temps n° 16 : Postcolonialisme et immigration

Textuel, 2006 19 euros

 Didier EPSZTAJN

Contre la « défense de l’Occident »

« Examiner le discours de l’intellectuel dit « communautaire », c’est donc prendre connaissance de ce que la pensée la plus réactionnaire aujourd’hui autorise, parfois recommande, plus souvent exige, en terme de « défense du sionisme » ou de « lutte contre l’antisémitisme ». Et s’en moquer. »

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur décrypte les discours de Raphaël Draï, Shmuel Trigano, Alexandre Adler, Alain Finkielraut et André Kaspi. Et, derrière les phraséologies sur la lutte contre l’antisémitisme et en défense du sionisme, Ivan Segré dévoile la réalité d’un  »communautarisme » réellement existant, met à jour les glissements progressifs des énoncés et fait ressortir, les positions profondément réactionnaires de certains idéologues français. Comment ne pas souligner les explications nauséabondes, de ces tristes penseurs, liant l’antisémitisme à « l’abandon du concept d’identité nationale au profit de celui de citoyenneté. »

Dans une seconde partie, l’auteur analyse en détail la « sociologie » ethno-culturelle d’Emmanuel Brenner. Ivan Segré montre la faiblesse des faits d’observation, les raccourcis méthodologiques et de pensée pour inventer la thèse de l’antisémitisme maghrébin. « Reste que les conclusions que tire E. Brenner ne se présentent donc nullement comme les résultats d’une construction sociologique, marquant le passage d’une approche pré-notionnelle à la construction méthodique d’un fait social. »

L’auteur insiste particulièrement sur ce qu’est et n’est pas l’enseignement laïc. Des rappels salutaires sur les possibles sens de signes et de parades ou les passions de l’ignorance. Il souligne de plus que « les faits observés, à savoir l’« antisémitisme » le « racisme » et le « sexisme » impliquent l’ensemble des acteurs du système scolaire, places et origines confondues, chacun selon ses modes, ses idoles et ses rites. »

Ce travail de relecture incisive sera poursuivit dans les remarquables parties consacrées au « bouleversement de la science » par Pierre André Taguieff et à certains écrits d’Orianna Fallaci et sa confusion, lourde de sens, entre camps de concentration et camps d’extermination.

Ces lectures précises et détaillées, permettent une mise en sens de certains mots, un démontage des dispositifs interprétatifs, les absences de méthode d’approche des faits sociaux. Un tel travail participe donc de la mise à nu des nouvelles constructions fantasmatiques de l’ordre de l’Empire.

Comme « Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? » (Editions Lignes, Paris 2009, le-scandale-derriere-les-mots/), un magnifique ouvrage contre le non-esprit du temps et les présentations frauduleuses des réalités. Aux bavardages « ‘ethno-centré » » des faux experts, comme l’auteur je préfère citer Daniel Bensaid « Qui conjugue le fragment singulier avec la forme du tout. C’est peut-être ça l’internationalisme. »

Un travail qui mériterait d’être repris et étendu à l’ensemble des assignations identitaires.

Ivan Segré : La réaction philosémite

Editions Lignes, Paris 2009, 253 pages, 20 euros

Didier Epsztajn

Innover dans l’acte même de constitution

La réunion de ces textes et interviews en un petit volume permet de s’interroger de manière plus théorique que lors des riches débats que nous avons eu lors de la campagne référendair sur la  »constitution européenne ».

Pour Etienne Balibar, la condition sine qua non d’une Europe politique sera « d’être en pratique une construction institutionnelle plus démocratique que ne l’ont été les nations dont elle est issue au point maximum de leur développement, et non pas moins ». « Il n’y a rien de nécessaire à ce qu’existe un jour une citoyenneté transnationale, en revanche il est nécessaire qu’une telle citoyenneté représente un progrès démocratique dans des domaines fondamentaux : la reconnaissance des droits sociaux, la participation aux affaires publiques et les possibilités de contrôle du pouvoir politique, etc. C’est la condition pour que les institutions supranationales apparaissent acceptables, et même désirables, à la population, c’est à dire à la masse des citoyens »

Cela implique de se poser la question de savoir ce qu’est une constitution et de rouvrir le problème de l’acte constituant en innovant dans l’histoire de l’idée même de constitution.

Le livre traite aussi de la problématique de l’État-nation, de la territorialisation de l’espace et des « frontières intérieures » c’est à dire de la reconnaissance ou non des populations immigrées « c’est l’institution frontalière elle-même, en particulier les différences qu’elle comporte entre les frontières de sécurité et de simples délimitations administratives, qui produit l’étranger comme un type social et un fait anthropologique »

Etienne Balibar traite aussi des « différences dites culturelles ou religieuses » en affirmant sa position d’une construction active et critique de l’universel.

Par ces multiples thèmes, ce petit livre, nous aide à réfléchir à quelle autre Europe nous voulons.

Etienne BALIBAR : Europe Constitution Frontière

Editions du Passant, Bègles 2005, 164 pages, 12 euros

Didier EPSZTAJN

Recommandations pour une délibération

La recherche anglo-saxonne semble mieux intégrer les combats contre l’oppression des femmes, des gays et des minorités, elle est plus sensible aux dimensions multiculturelles et sexuées de la société.

Nancy Fraser analyse et détaille, les combats et les politiques de reconnaissance (respect du à tous les membres d’une société) et ceux sur la redistribution (partage des biens et des ressources).

Elle montre en quoi une démocratie plus développée implique la liaison de ces deux dimensions, y compris dans leurs aspect contradictoire ou conflictuel. « Une approche satisfaisante doit rendre compte de toute  la complexité de ces rapports, c’est à dire tant de la distinction entre classes sociales et groupes statutaires que leur interaction causale, tant de l’irréductibilité mutuelle de la distribution inique et du déni de reconnaissance que leur intrication. Une telle approche doit en outre être historique »

La lecture de ce livre offre des approches intéressantes pour mieux appréhender les problèmes d’actualité. Il propose des réflexions pour contrer les tendances à particulariser ou ethniciser la nécessaire reconnaissance de certains groupe sociaux, tout en niant d’autres, par un universalisme trop abstrait.

L’auteure prône des « réformes non réformistes » qui « modifient le terrain sur lequel les luttes postérieures sont menées, étendant par là l’ensemble des options possible pour une réforme future. »

Reste qu’une telle expression de nécessaires actions, devrait pendre en compte les réactions des autres classes sociales (et de l’état) ou des autres groupes statutaires, afin de replacer les pratiques autonomes et démocratiques dans un cadre moins unipolaire de compréhension.

La seconde partie de l’ouvrage élargit le propos à l’espace public à partir d’une critique d’Habermas : « toute conception de l’espace public qui exige une séparation tranchée entre la société civile (associative) et l’État sera incapable d’imaginer des formes d’autogestion, de coordination interpublique et de responsabilité politique qui sont essentielles à une société démocratique et égalitaire. »

Comme sur les réformes, les questionnements et les réponses ne plongent pas suffisamment à la racine des structures et des modalités de fonctionnement du système globalisé, mais cela n’invalide pas certains éléments exposés. Des ouvertures, des chemins, qu’il devrait être possible et nécessaire de parcourir ensemble.

Nancy FRASER : Qu’est-ce que la justice sociale ? reconnaissance et redistribution

Editions La Découverte, Paris 2005, 178 pages, 20 euros

Didier Epsztajn

Un substitut ordinaire

Le parcours inquiétant d’un magistrat, accroché à une relation œdipienne avec sa mère morte. L’enquête d’un homme, soumis à l’autorité mais néanmoins consciencieux, sur l’irruption de cadavres. Passé et présent nié, inventé ou maquillé, imprégnation religieuse, incompréhension des réalités sociales, Sentier Lumineux et contreterrorisme d’état.

La désillusion et la dérive d’un homme ordinaire, une pérégrination entre humanisme dérisoire, traumatismes individuels et collectifs, violence personnelle et militaire. Un thriller où les évidences se contredisent pour réapparaître dans leurs brutalités même.

Une invention littéraire qui pourrait bien interroger la lectrice ou le lecteur sur sa propre naïveté de l’être-au-monde.

Santiago Roncagliolo : Avril rouge

Traduit de l’espagnol (Pérou)

Éditions Seuil, Paris 2008, 329 pages, 21,50 euros

Didier Epsztajn

Quiconque meurt de faim, meurt d’un assassinat

C’est avec un peu de retard que je rends compte de ce petit qui garde toute son actualité.

La première partie montre comment la libération des échanges agricoles, affame les paysans du sud en marginalisant ceux du nord et oppose les conditions d’un développement durable des agricultures paysannes.

Un chapitre dissèque l’histoire du modèle californien dans ces multiples dimensions.

La seconde partie présente la réalité et les propositions de Via Campesina mouvement paysan international en insistant sur l’autonomie paysanne et la nécessaire souveraineté alimentaire des peuples.

Une troisième partie nous donne des exemples du combat commun mené par des paysans du sud comme du nord (Indonésie, Mexique, Bolivie, France, Thaïlande, Espagne, Palestine, Burkina Faso, Afrique, Venezuela et Suisse.)

Les thèmes traités sont nombreux : mécanismes du développement inégal, révolution verte, sous-alimentation, crise écologique et sanitaire, endettement, aides, racisme, réformes agraires, eau, OGM, toujours en montrant leurs conséquences ici et là bas. Sans oublier les luttes et l’organisation en syndicats et en collectifs des paysan-ne-s et des populations.

Ce livre se termine par un postface de Jean Ziegler d’où est extraite la phrase du titre de cette courte note..

Indispensable aux altermondialistes, aux écologistes, aux syndicalistes et à toutes celles et tous ceux qui refusent que le monde soit une marchandise.

Via Campesina: Une alternative paysanne à la mondialisation néolibérale

CETIM, Genève 2002, 255 pages, 7,50 euros

Didier Epsztajn

Un regard neuf mais pas vide

L’auteur, assumant pleinement les dimensions de l’autobiographie, se définit non pas en « historien du présent », mais en « historien au présent, par dessus tout sensible à la présence de l’histoire, en son lieu actif, vivant, qui est la mémoire » et parle de « ce qui est arrivé et de ce qui m’est arrivé. »

Je ne reviendrais dans cette note sur les passages d’autobiographie, juive algérienne, militante, étudiante ou doctorante. J’insisterai plus sur les débats soulevés sur les  mémoires et l’oubli.

Benjamin Stora définit un cadre de réflexion :« ce livre est donc un retour sur les conditions de fabrication de toutes ces histoires algériennes et et maghrébines, par les archives inédites, les témoignages, les images ». Évoquant en filigrane d’autres possibles, il constate « Le système colonial puis la guerre d’indépendance, terrible, ont ruiné l’idée d’une société à la fois indépendante et pluriethnique. Aller vers une telle société relevait d’une capacité rare et fragile. Avec la force de la guerre, la violence, la cruauté coloniale, d’autres logiques l’ont emporté. »

Les mémoires sont façonnées par les expériences vécues et la capacité des sociétés à faire retour, à réexaminer les passés. « Pour ne pas avoir assumé le passé dans sa complexité, celui-ci explose dans le présent de manière anarchique, désordonnée, échappant à tout contrôle. » En tout, six à sept millions de personnes vivent « séparées les unes des autres, avec cette mémoire douloureuse. Ce cloisonnement annonce le surgissement d’une possible guerre des mémoires »

Refaire mémoire c’est non seulement rendre les complexités « Construire l’objet mémoire exige en premier lieu de rendre la mémoire à elle-même en la dégageant de toutes les sédimentations qui l’ont ensevelie, au point de la rendre méconnaissable. », créer des bases d’une compréhension élargie, y compris dans des visions antagoniques. C’est enfin se préparer à construire l’oubli.

Marc Ferro, cité par l’auteur, avait précisé trois sortes d’oublis « ceux que sécrètent les sociétés, ceux que gère l’ordre historique, et enfin ces oublis qui font partie des procès de sélection propres au travail historique. »

Benjamin Stora insiste sur la distinction « entre l’oubli légitime, nécessaire, évident, et un oubli organisé par les États, visant à échapper à la justice, à éviter le châtiment. »

 Je partage la vision de l’auteur sur l’oubli nécessaire, le fait de tourner la page et donc de d’assumer, sur des crimes, une position tournée sur le futur « C’est une illusion que de vouloir absolument imposer, sans cesse, comme une tyrannie, la mémoire retrouvée. » Il n’en reste pas moins que cela ne peut se faire, qu’après un processus d’exposition, voir de justice sans condamnation ou de condamnation amnistiée. Il faut en quelque sorte faire droit aux victimes, à toutes les victimes. J’ai conscience en disant cela, d’être démuni sur les concrets possibles, sur la faisabilité même des amnisties massives après des crimes massifs. Je pense particulièrement au Rwanda et à l’Afrique du sud. Mais il serait possible d’évoquer le silence très pesant de l’après nazisme ou de l’après Stasi (police de l’ex RDA).

A noter une appréciation de l’auteur sur l’islamisme, à partir de ses travaux d’historien de la guerre d’Algérie « La force de l’islamisme consiste à proposer une rupture avec l’État actuel, en retrouvant les accents et le vocabulaire de l’ancienne fracture avec l’État colonial français. Ils réactivent une mémoire politique, selon un processus déjà mis en œuvre à l’époque coloniale : rupture avec un État considéré comme impie ou antireligieux ; rupture avec un islam officiel, institutionnel. »

Le talent de remémoration et de narration de Benjamin Stora donne à ses livres un ton particulier, en résonance intime avec les thèmes traités. Comme dans ses précédents ouvrages, l’auteur assume « cette part d’Orient qui ne veut pas partir » et nous offre une réflexion ouverte sur l’histoire, la frontière et les mémoires.

En annexe, le texte d’une conférence donnée à Stockholm en 2007 « Il y a cinquante ans, le prix Nobel de littérature était attribué à Albert Camus. »

« Sur la frontière » mais dans une inscription géographique différente, je rappelle le livre de Michel Warchawski paru dans la même collection (Stock, Paris 2002, 300 pages, 20€, réédité dans la collection de poche Hachette Pluriel)

Benjamin Stora : Les guerres sans fin. Un historien, la France et l’Algérie

Editions Stock, Paris 2008, 178 pages, 16,50 euros

 Didier Epsztajn

Pharmacopées

Comme nous le rappelle, en introduction Philippe Pignarre « celui qui choisit le médicament n’est pas celui qui le consomme, et celui qui le consomme n’est pas directement celui qui le paie » ce qui devrait impliquer des débats et des choix démocratiques. « Les opérations concernant les médicaments ne souffrent pas de trop mais de pas assez de politique. » Continuer à lire … « Pharmacopées »

Les désastres aiment les pauvres

Cet ouvrage revient sur les événements tragiques suite au tsunami décembre 2004.

Il est nécessaire de comprendre que si les catastrophes sont « naturelles », leurs conséquences sont à mettre en rapport avec l’organisation concrète des sociétés. Les auteurs nous montrent comment les politiques imposées par le FMI et la banque mondiale, ont fragilisé les sociétés, y compris dans les modifications des espaces géographiques « Les rivages protégés naturellement par les mangroves ou les récifs coralliens ont été nettement moins affectés par le tsunami que les régions qui en sont dépourvues »

Les réactions de solidarité à travers le monde, l’aide ponctuelle, quelque fois inappropriée (cf. l’envoi de médicaments inutiles, qui de plus peut déstabiliser les industries pharmaceutiques locales et renforcer à terme les dépendances) ne doivent pas faire oublier que le montant des dons est sans commune mesure avec ceux de la dette. Celle ci, non seulement, n’a pas été abolie mais continue d’augmenter. Les moratoires accordés, qui ne dispense pas du paiement des intérêts, pourraient se révéler encore plus coûteux à terme pour les populations.

Les auteurs nous montrent comment la mondialisation néolibérale est catalyseur de désastres écologiques, économiques et sociaux (chapitre 2). L’insertion des pays, touchés par le tsunami, dans la mondialisation capitaliste déforme les économies, appauvrit toujours plus ces pays (les transferts nets de capitaux se font au bénéfice des pays dominants) et fragilise la majorité des populations.

L’endettement et le service de la dette, la priorité mise sur l’exportation de matière premières agricoles et l’abandon des subventions aux produits de premières nécessités (riz, eau, combustible, etc.) ont des conséquences profondes sur l’organisation sociale des sociétés.

« Le désengagement général de l’État se traduit au final par une sclérose, voir une suppression pure et simple, des organismes susceptibles de réduire les risques, d’alerter efficacement ou de répondre à l’urgence »

Les auteurs complètent cet ouvrage par des analyses détaillées des évolutions de l’Indonésie, de l’Inde, du Sri Lanka et par des notices sur d’autres pays dits en voie de développement.

Le tsunami fait déjà parti du passé et de l’oubli, l’annulation totale de la dette reste une actualité brûlante.

Damien Millet, Eric Toussaint : Les tsunamis de la dette

CADTM – Editions Syllepse, Liège et Paris 2005, 189 pages, 9 euros

 Didier Epsztajn

Le neutre n’existe pas

En avant propos, Patricia Roux et Olivier Fillieule, nous rappelle que Rosa Parks, employée de couleur qui ne se lève pas dans un bus en 1955, était en fait militante depuis 1943 à la National Association for Advencement of Colored people (NAACP). L’histoire officielle a transformé cette militante en petite employée fatiguée.

Les auteur-e-s développent sur la triple invisibilisation des hiérarchies de genre et de leurs effets dans la sphère des activités militantes : « invisibilisation dans les luttes elles-mêmes, d’abord, où les femmes, pourtant présentes, sont reléguées dans les coulisses, et où les hommes prennent bien souvent le relais dès lors que les causes émergentes semblent devoir se développer ; invisibilisation ensuite par la manière dont se construisent les histoires officielles des mouvements ; invisibilisation enfin du fait que sciences sociales sont restées longtemps androcentrées et manifestement incapables d’identifier et de reconnaître les mécanismes genrés de division et de hiérarchisation produits par et dans les collectifs militants. » Continuer à lire … « Le neutre n’existe pas »

Le rapport salarial est plus que jamais central

Les ouvrages sur les résistances sociales au travail, en lien avec les modifications des procès de production, les divisions sociales internes au salariat, les questionnements sur le mouvement syndical (dont modalités de structuration : syndicalisme d’entreprise, faiblesse de l’interprofessionnel, place des salariés en sous-traitance), se multiplient. Ces recherches sont alimentées par la renaissance des conflits et l’apparition de nouvelles formes de contestation sociale. Hier invisibles, les précaires sont parfois à la pointe de la protestation, souvent en tant que salarié-e-s.

Centré sur les salarié-e-s précaires, les contributions analysent à la fois les luttes, les structurations et interrogent les pratiques syndicales visant à répondre à l’organisation de ces  salarié-e-s peu ou pas représenté-e-s.

Cela élargit les problématiques traitées dans d’autres ouvrages récents (Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse : La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Éditions du croquant, 2008) et (Résistances au travail : ouvrage collectif coordonné par Stephen Bouquin, Éditions Syllepse, 2008)

Le livre « entend comprendre à la fois ce qui se défait sous l’impact du processus de précarisation, mais aussi ce qui se reconstitue, ce qui émerge via des expériences collectives d’organisation et de lutte. » Différents thèmes vont être abordés, dont la précarité professionnelle, les capacités d’action et de représentation collectives, les modalités d’assujettissement et de contrôle des classes populaires ou la fragilité des modèles de stabilisation salariale et les politiques syndicales.

Au centre des réflexions, la condition salariale comme relation de subordination et comme relation formelle libre, en regard de l’aspiration ouvrière à l’émancipation. « Loin des approches qui voient dans le précariat une réalité alternative au salariat, nous voudrions insister sur le fait que les différentes sources de précarité font partie intégrante de celui-ci et réfléchir, dès lors, à la façon dont la production de solidarités et de forme de stabilisation ont été des enjeux de lutte dans l’histoire du salariat. »

Une vingtaine d’études, non limitées à la France éclairent les contradictions nées des processus de précarisation. Je n’en souligne que quelques unes.

Dans la première partie « Précarisation et production des solidarités », j’ai particulièrement apprécié l’article de Michel Pigenet sur les expériences des bucherons et des dockers, celui de Anne Sophie Beau sur l’usage continu de la précarité depuis le fin du XIX ème siècle dans le grand commerce (je ne peux que conseiller la lecture complète de sa belle thèse « Grand Bazar modes d’emploi. Les salarié-e-s d’un grand magasin lyonnais, 1886-1974 » consultable en ligne sur le site de Lyon2).

Les articles de la seconde partie « La forme syndicale à l’épreuve » reviennent, entre autres, sur les luttes dans le nettoyage en France et à Londres, traitent de la relation entre le passage en CDI et les actions collectives à La Poste.

L’article de Sophie Béroud, Bernard Fribourg, Jean-René Pendariès et Jean-Marie Pernot « Précarité sous traitée et innovations syndicales » me semble important par son analyse des expériences dans plusieurs sites industriels. Les auteur-e-s insistent sur les conditions bouleversées, par les différentes sous-traitances, de l’action syndicale et nous rappellent qu’il est nécessaire que « la précarité soit bel et bien vue comme un problème, que l’invisibilité sociale qui rendait possibles les formes d’accommodement cède la place à la perception d’un impératif d’organisation des précaires ». Elle et ils soulignent de plus le besoin de « désenclaver l’action syndicale , de ne pas se laisser enfermer dans l’activité des Instances Représentatives du Personnel de chaque entreprise, pour produire des revendications transversales et atteindre les salariés non organisés, voire non représentés ».

La troisième partie porte sur « Les dynamiques de mobilisation » en France (McDonald’s ou Sans Papier), en Argentine, aux USA et en Espagne. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage s’interroge « Qu’elle sécurisation du salariat? » en analysant entre autres les propositions de sécurité sociale professionnelle et du nouveau statut du travail salarié. Sur ces sujets, je rappelle le livre de Laurent Garrouste, Michel Husson, Claude Jacquin, Henri Wilno (Supprimer les licenciements, Editions Syllepse, Paris 2006)

Si l’ouvrage souffre quelque fois, de l’absence de paroles syndicales contradictoires ou militantes non universitaires, il n’en reste pas moins que les interprétations, ici présentées, apportent un réel approfondissement dans les recherches sur le salariat, les confrontations sociales et l’élaboration de contre-propositions qui ne laissent pas une partie du salariat et de la population, sur le bas coté.

Sous la direction de Sophie Béroud et Paul Bouffartigue : Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives

Editions la Dispute, Paris 2009, 355 pages, 24 euros

Didier Epsztajn

Pour une reconnaissance pleine et mutuelle

Commençons par le titre « Les Arabes et la Shoah » ; ni « Arabe » ni « Shoah » ne me paraissent adéquats.

Gilbert Achcar précise néanmoins que « Les  »Arabes » n’existent pas : ils n’existent pas en tant que sujet politique ou idéologique homogène » et critique à de multiples reprises les tendances à essentialiser les populations ou leurs projections mentales.

Je ne partage pas les justifications et le choix de l’auteur qu’en à l’emploi du terme Shoah, malgré son érudite présentation « Des mots chargés de douleur ». J’use de préférence  »la destruction des juifs d’Europe » (par les nazis), à la suite de Raoul Hilberg. La douleur dans les mots me semble dangereuse, car elle tend à voiler la réalité humaine de la barbarie en acte.

Dois-je préciser que cette critique des mots peut s’étendre au terme Nakba (expulsion des palestinien-ne-s dès 1947 par les sionistes puis par l’État d’Israël).

Ces précisions données, je ne peux que conseiller de lire cette ouvrage de Gilbert Achcar.  L’auteur nous présente les réactions arabes à l’antisémitisme et au nazisme en deux périodes 1933/1947 et de 1948 à nos jours.

Dans la première partie, l’auteur distingue quatre courants idéologiques fondamentaux (occidentalistes libéraux, marxistes, nationalistes et panislamiques réactionnaires et/ou intégristes). Les analyses sont érudites et ne cachent ni les contradictions, ni les abjections. Et l’auteur fait justice de présentations tendancieuses ou réductrices d’une histoire néo larmoyante des relations judéo-arabes, de contes et légendes sur l’antisémitisme immanent de l’islam ou d’une complicité fantasmagorique avec les crimes des nazis en Europe.

La seconde partie, des années Nasser, aux années OLP (1967-1988), aux années des résistances islamiques, me semble encore plus utile encore car, l’auteur ne fait seulement œuvre d’historien mais analyse les prises de positions, les évolutions des discours en regard de « la régression idéologique et intellectuelle en cours dans le monde arabe ». Je partage le plus souvent les appréciations de Gilbert Achcar concernant le Hamas ou le Hesbollah libanais, loin des visions unilatérales souvent développées dans les mouvements de solidarité aux palestiniens.

En conclusion, l’auteur revient entre autres sur l’antisémitisme, l’antisionisme, le nouveau philosémitisme, l’islamophobie et l’instrumentalisation de la shoah. « … l’avenir ne peut être envisagé pacifiquement que si les comptes sont réglés avec le passé et ses leçons assimilées. »

 Gilbert Achcar : Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits

Editions Sindbad, Arles 2009, 525 pages, 26 euros

 Didier Epsztajn

Bureaucratie et croisade morale

L’insécurité juridique des étrangers, la précarisation de leur condition de séjour n’est pas l’objet de ce livre. L’auteur analyse l’autre coté du miroir. Alexis Spire porte son enquête dans les coulisses des consulats, des préfectures et des services de la main d’œuvre étrangère. « En focalisant leur attention sur la lutte contre l’immigration irrégulière, les responsables politiques sont parvenus à imposer une suspicion qui pèse sur tous les étrangers demandeurs de titres et qui s’étend à tous ceux qui hébergent, aident ou soutiennent les sans-papiers. »

Dans les bureaux, les salariés sont soumis à un conditionnement « destiné à leur inculquer une certaine vision de l’immigration plutôt qu’une connaissance des règles de droit à appliquer. » Continuer à lire … « Bureaucratie et croisade morale »

Vigilance critique

Dans nos analyses de la révolution bourgeoise/capitaliste, nous avons souvent trop tendance à oublier les profondeurs des bouleversements opérés, à sous-estimer les chocs que subirent les populations et les groupes sociaux. Certaines modifications « à l’être en société » peuvent/doivent être considérés comme des acquêts, des apports pour un élargissement de l’émancipation qui ne laissera de coté ni des un-e-s ni des autres.

Les phénomènes surgissant de la dynamique de la marchandisation, ne peuvent être simplement analysés en monochrome, les espaces de contradictions se développent, non seulement en permanence, mais sont irréductibles, malgré les litanies des penseurs du futur à l’aune du présent.

L’ouvrage collectif, présenté ici, est plus  »modeste ». Il évoque Berlin, le choc des métropoles au travers de certains écrits de Georg Simmel, Siegfried Kracauer et Walter Benjamin. La mise en écoute des uns par les autres, avec en contrepoint d’autres auteurs comme Adorno, permet d’éclairer mélancoliquement le passé.

A l’heure d’Internet, des téléphones portables, des SMS, une lecture qui surprendra et activera biens des réflexions.

Quelques marches de cet ouvrage : Passage de la grande ville à la métropole, métropole comme passage de frontières, paysage urbain de la modernité, du flâneur au spectateur, modernité et cinéma, mélancolie urbaine, regard photographique, choc et conscience à l’époque de la diffusion, cinéma écueil ou étincelle.

Je propose pour cet ouvrage paru dans une collection bien nommée « philosophie imaginaire » deux illustrations musicales, certes un peu en décalé, dont j’assume la totale subjectivité :

l  Symphonie n° 7 « Lied der Nacht » de Gustav Mahler (Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, direction Kirill Kondrashin chez Tahra)

l  La nuit transfigurée d’Arnold Schoenberg dans sa transcription pour six instruments à cordes (Schoenberg ensemble, chez Philips.

Et j’ajoute la belle proposition de Claudia Krebs sur le regard photographique de Kracauer « écrire une contre-proposition à l’image visible pour rendre visible ce qui manque en terme de sens et de connaissance, et raconter, en regardant avec cette optique, une histoire qui donne à la chose montrée une légende ouvrant sur la version originale d’un texte refoulé, oublié… un texte à restaurer, peut-être à inventer. »

Le choc des métropoles : Simmel, Kracauer, Benjamin

Sous la direction de Stéphane Füzesséry et Philippe Simay

Éditions de l’éclat, Paris 2008, 254 pages, 22 euros

 Didier Epsztajn

Entre exil et retour

« En vérité, on peut lire l’Odyssée comme l’interminable histoire d’un retour qui ne peut avoir lieu qu’à force de le raconter, et qui existe comme un préalable dès avant le début. »

Une fois de plus, Alberto Manguel parcourt un chemin en littérature, errance dans les images, les mots, le temps et l’espace. Il offre des réflexions non seulement sur l’œuvre « l’une des qualités d’un classique consiste à faire naitre chez le lecteur une double impression de vérité attestée : celle de l’artifice poétique et celle de la réalité vécue… », l’auteur « il a réinventé l’histoire du voyage primordial qu’entreprend tout homme en tout temps. » mais aussi sur les lectrices et lecteurs « un terrain égal sur lequel livre et lecteur partagent un espace commun qui peut-être pénétré, habité, renommé et transformé selon un processus éternellement renouvelé. ».

Il ne s’agit pas ici d’une réécriture mais d’une lecture de lectures et de traductions. Sont convoqués entre autres : Virgile, Dante, Joyce, philosophes, islam, anciens et modernes. Homère, individu ou collectif, lui même est interrogé.

Un nombre infini de lectures effleure de ces rencontres, de ces traversées de miroir.

Érudit, l’auteur n’oublie néanmoins ni la poésie, ni la magie de l’écriture ni bien sûr les multiples possibles plaisirs d’une lecture privée, variée et jamais réductible au texte lui même.

« L’influence d’un livre n’est jamais simple. Les lecteurs ordinaires, non tenus par les rigueurs académiques, laissent leurs livres dialoguer entre eux, échanger des significations et des métaphores, s’enrichir et s’annoter mutuellement. Dans l’esprit du lecteur, les livres s’entrelacent et se mêlent, de sorte que nous ne savons plus si telle histoire appartient à Arsilaous ou à Achille, ni où Homère arrête les aventures d’Ulysse et où l’auteur de Sindbad les reprend. »

Une lecture somptueuse et un  livre à placer à coté d’autres ouvrages indispensables de cet auteur. A titre de proposition trois ouvrages réédités en format de poche chez Babel :

« Dans la forêt du miroir, essai sur le mots et sur le monde » ; « Une histoire de la lecture » et avec Gianni Guadalupi « Dictionnaire des lieux imaginaires ».

 Alberto Manguel : L’Iliade et l’Odyssée

Traduit de l’anglais

Bayard, La mémoire des œuvres, Paris 2008, 249 pages, 20 euros

 Didier Epsztajn

Ces passés qui ne passent pas

La mise en relation des faits, de leurs simplifications ou de leurs dénégations en Europe et en Extrême-Orient élargit la compréhension de l’histoire, de sa construction, de ses dénis. Analyser les « oublis », les mythes, les négations ou les commémorations, permet non seulement d’éclairer le passé mais de mieux comprendre les constructions totalitaires ou génocidaires.

Certains silences sont lourds de conséquences politiques et sociales. Comment penser un avenir, lorsque non seulement le passé ne passe pas, mais qu’il est anéanti sous les mensonges de la rationalité instrumentale moderne ?

Le livre aborde quatre grandes problématiques.

Dans la première : « La seconde guerre mondial et la Shoah » sont analysés successivement le rôle de la SNCF dans les convois de la mort, les constructions et refoulements en RFA et RDA avant la réunification de l’Allemagne, le mythe fondateur de l’Autriche moderne, une comparaison des positionnements après 1945 en Asie de l’est et en Europe, Hiroshima à la télévision japonaise.

La construction du Belomorkanal et sa transcription littéraire, la lecture de l’Archipel du Goulag par Claude Lefort, la mémoire de la violence idéologique en Chine forment un ensemble autour des « Communismes ».

La troisième partie traite des « Colonisations » avec une étude sur les historiens japonais, les viols dans la guerre d’Algérie, la double occultation des guerres françaises du Vietnam, la perversion historiographique et esthétique à travers deux écrivains : Pierre Loti et Peter Handke, le Cambodge et le Rwanda 1994.

Enfin le livre se termine en abordant quelques « Lieux de mémoire » : Le sanctuaire de Yasukuni et la commémoration de Kwangju.

Il convient une fois de plus de souligner les nécessaires retours et confrontations aux passés, dans toutes leurs dimensions. Nous n’en avons pas fini avec les effets des colonisations, des guerres, des génocides et des crimes contre l’humanité.

Rendre le passé aux morts, permet d’avancer vers la construction d’un futur émancipé.

 Sous la direction de Pierre Bayard et Alain Brossat : Les dénis de l’histoire. Europe et Extrême-Orient au XX siècle

Editions Laurence Teper, Paris 2008, 388 pages, 27 euros

 Didier Epsztajn