Atomes très crochus…

L’amorce d’une sortie résolue du nucléaire n’étant, malheureusement, point imminente sous nos latitudes, il ne me semble nullement superfétatoire de remémorer brièvement les circonstances dans lesquelles les irresponsables au sommet de l’exécutif engoncèrent la France dans cette voie aussi dangereuse qu’onéreuse.

Si la genèse du nucléaire hexagonal reposa sur un usage militaire, son histoire irrigue, de manière fort édifiante, celle de «la gauche» (lorsque j’emploie ce vocable dans un contexte politique, je l’entoure systématiquement de guillemets).

Le 4 mai 1939, le physicien Frédéric Joliot, membre du Parti communiste, déposa via la Caisse nationale de la recherche scientifique (Paris) à l’Office national de la propriété industrielle, en compagnie de ses collègues du Collège de France, Hans von Halban et Lew Kowarski, le brevet «Cas N° 3», intitulé «Perfectionnement aux charges explosives», le mode d’emploi de la bombe A. Sous son égide, la France acquit l’intégralité de l’eau lourde norvégienne et s’assura de l’approvisionnement en uranium dans le Haut-Katanga (Congo) ; elle devint la première importatrice de ce minerai. Le co-lauréat, avec son épouse Irène, du Prix Nobel de chimie, en 1935, dirigea, dès sa création, le 18 octobre 1945 par le général Charles de Gaulle, le Commissariat à l’énergie atomique. Il en fut évincé après qu’il eut lancé, le 19 mars 1950, l’Appel de Stockholm afférent à l’interdiction absolue de l’arme de destruction massive dont il apparut, avec les physiciens d’obédience socialiste, Francis Perrin et Yves Rocard, comme un des géniteurs. Taraudé par ce que je qualifierais de «syndrome Frankenstein/Einstein», le concepteur de la pile «Zoé» au fort de Châtillon (à cinq kilomètres au sud de la capitale) réalisa avec effroi l’incommensurable nocivité de son «œuvre». Le décret du 26 octobre 1954, signé par Pierre Mendès-France, président du Conseil, matérialisa noir sur blanc la détermination de construire le terrifiant engin de mort. Guy Mollet, qui cornaqua, sous la bannière de la Section française de l’Internationale ouvrière, le gouvernement entre le 1er février 1956 et le 13 juin 1957, acquiesça au plan quinquennal incluant la force de frappe, alors qu’il avait longtemps prôné une position «pacifiste», majoritaire dans sa formation.

Pas d’un iota

Au printemps 1976, Charles Hernu, qui ne se doutait pas encore qu’il deviendrait, cinq ans plus tard, le chouchou des galonnés, Robert Pontillon, Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et Lionel Jospin achevèrent, au fil de motions internes aux tournures plutôt floues, de convertir le PS au nucléaire militaire. L’adhésion au volet civil suivrait incessamment. Au préalable, à l’aube d’un scrutin que beaucoup considérèrent comme crucial, il convenait de se démarquer du giscardisme. Le projet socialiste, édité au 1er trimestre 1980, insista sur «l’organisation d’un débat démocratique, non biaisé», impliquant «une opinion informée disposant d’un esprit critique…». La nouvelle majorité voterait dès son accession aux leviers de l’État une loi garantissant «les modalités de contrôle des citoyens et des élus sur le processus de décision», tant nationalement que régionalement, y compris dans le domaine de la sûreté nucléaire. Ces points figurèrent également dans les fameuses «110 propositions», dont les auteurs promirent de veiller à une diversification du panel, de pair avec une vaste palette d’économies d’énergie… Au lieu de cela, les gouvernants propagèrent le chauffage électrique, une de ces aberrations d’envergure qui germent régulièrement dans le cerveau déjanté de bureaucrates patentés et de leurs hommes-liges. Si aujourd’hui la France végète, à l’échelle de la «vieille Europe», en queue de peloton quant à la promotion des sources renouvelables, nous le devons essentiellement à celles et ceux qui jurèrent, avec des accents rimbaldiens, de «changer la vie» et qui muèrent la France en «fille aînée de l’atome» (1) !…

François Mitterrand abandonna simplement le projet de Plogoff (2), à la pointe du Raz (Finistère) de même que l’extension du camp dévolu aux jeux guerriers sur le plateau du Larzac. Assumant pleinement «l’héritage» de ses prédécesseurs (3), le «florentin», maître ès-esquive et manipulation, s’empressa non seulement d’enterrer le moratoire, comme l’idée d’une consultation du Parlement et a fortiori des citoyen(ne)s, mais il accéléra les constructions en cours, en commanda d’autres, tout en ne modifiant pas d’un iota l’option de la dissuasion. Je rappelle qu’Anne Lauvergeon, récemment blackboulée par Nicolas Sarkozy des rênes d’AREVA, fut une sherpa et une groupie du «sphinx».

Nous avons loupé le coche du nécessaire tournant à l’été 1981, lorsque l’électricité d’origine nucléaire représentait 38% du «mix». Au terme de la première (et unique) législature socialo-communiste sous la cinquième République, le chiffre avoisina les 60%. Après la cohabitation du 20 mars 1986 au 10 mai 1988, avec Jacques Chirac à Matignon, le retour du PS aux affaires (jusqu’au 29 mars 1993) coïncida avec le quasi-bouclage du parc des centrales. Depuis, la proportion du courant généré par la fission ne variera plus guère : entre 75 et 78%, peu ou prou le double de «l’état des lieux» initial. La nomination de deux Verts au sein du cabinet de Lionel Jospin en qualité de Ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, Dominique Voynet (4 juin 1997 – 9 juillet 2001), puis Yves Cochet (10 juillet 2001 – 5 mai 2002), n’impulsa aucune esquisse d’alternative. L’actuelle maire de Montreuil signa une dizaine de décrets concernant cette occurrence, par exemple l’introduction du combustible MOX dans les installations de Chinon (Indre-et-Loire) et l’érection de deux tranches à Civaux (Vienne) ou encore l’autorisation d’un chantier en vue de l’enfouissement éventuel de déchets radioactifs à Bure (Meuse)… Elle avalisa par ailleurs la culture de maïs et d’un soja transgéniques…

Addictions

Édith Cresson dont les diverses malversations (corruption, favoritisme, népotisme…) ne pesèrent pas pour peu dans la chute, le 16 mars 1999, de la Commission européenne présidée par le Luxembourgeois Jacques Santer, se singularisa de manière éhontée par ses partis pris en faveur des géants atomique et pétrolier. Alors qu’elle avait notamment en charge à Bruxelles le programme «JOULE», miss «rien à cirer» sabra sciemment, avec le concours de collaborateurs zélés, 655 millions de Francs budgétés pour les énergies renouvelables. Des hauts-fonctionnaires tripatouillèrent des études portant sur 936 projets, solaires ou éoliens, en provenance de toute l’Europe. Grâce soit rendue à l’Irlandaise Nuala Ahern et aux Allemands Hiltrud Breyer et Wilfried Telkämper (4), élu(-e)s de la fraction verte au Parlement strasbourgeois, qui dévoilèrent ces ignobles turpitudes demeurées impunies.

Dans leur essai, Les vies cachées de DSK (Le Seuil, mars 2000, 249 pages, 18,30 €), Véronique Le Billon et Vincent Giret, journalistes au mensuel L’Expansion, consacrent le chapitre «Ministre privé» à certaines prestations «intellectuelles» exécutées par Dominique Strauss-Kahn. On y apprend ses accointances, aussi vénales qu’idéologiques, avec le lobby nucléaire. Après sa défaite aux législatives de mars 1993, le recalé de l’ENA créa DSK Consultants. Entre 1994 et 1996, EDF lui versa environ 1,5 million de francs, en particulier pour avoir favorisé la coopération franco-allemande sur l’EPR (Siemens/Framatome). Il se ficha comme d’une guigne que la Cour des comptes l’épinglât pour le montant de ses émoluments. De la Cogéma, le natif de Neuilly-sur-Seine palpa quelque 600 000 francs pour des interventions auprès de députés sociaux-démocrates qu’il s’agissait de convaincre quant à l’opération susvisée. Il «pigea» aussi pour l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs. Au total, il perçut jusqu’en 1997 en moyenne 200 000 francs par mois pour quelques rapports, courriers, entretiens de visu et coups de fil… Alors que son… addiction à…l’atome lui avait rapporté gros, quelques-un(-e) de ses affidé(e)s prétendent que l’ex-ponte du FMI envisageait un désengagement de ce mode de production énergétique. Bien avant les événements survenus, le 14 mai dernier, dans la suite 2806 du Sofitel de Manhattan, celui qui avait trop longtemps entretenu la fiction quant à son pouvoir de «séducteur» quasi irrésistible avait déclaré qu’il «n’est pas souhaitable que l’humanité y renonce…» (5). Pas au harcèlement sexuel, au nucléaire !…

Après l’accident survenu à Fukushima, suite au séisme et au tsunami du 11 mars dernier, irritée par la résurgence de la polémique autour d’une technologie de toute évidence guère maîtrisable en cas d’emballement et potentiellement à très haut risque, Ségolène Royal avait reproché aux écologistes de ne pas respecter un «délai de décence». Benoît Hamon demande un «inventaire précis». Je l’affranchis ? La France compte cinquante-huit réacteurs d’une puissance globale de 63260 mégawatts (quarante-quatre sur les berges d’un cours d’eau, quatorze en bord de mer) répartis sur dix-neuf sites. Seuls les States la devancent : cent quatre.Jack-«Il n’y a pas mort d’homme»-Lang ne craint pas d’être foudroyé par le ridicule en pérorant sur une «énergie pacifique, non-polluante».

François Hollande estime qu’abandonner une industrie «où on est sans doute les meilleurs» (sic) serait «ni économiquement sérieux, ni écologiquement protecteur, ni socialement rassurant». On concédera au moins au président du Conseil général de Corrèze une franchise qui tranche avec les louvoiements chafouins d’autres hiérarques siégeant au 10 rue de Solférino.

Aurélie Filippetti, députée de la Moselle, a pris sans ambiguïté ses distances avec la position du bureau national, une «vision dépassée» (6). Elle a exhorté ses «amis socialistes à une prise de conscience». Mouais ! Martine Aubry a sonné les cloches à la franc-tireuse, non sans indiquer qu’elle adhère à la «logique des Verts en la matière». Une sortie au mieux d’ici vingt ans, donc ! Eu égard à l’urgence d’un revirement et d’une reconversion, une telle échéance, que la fille de Jacques Delors aurait néanmoins du mal à vendre à ses ouailles, équivaut aux calendes grecques…

René Hamm, Bischoffsheim (Bas-Rhin), le 9/07/2011

(1) Citation de Louis Puiseux dans Crépuscule des atomes, Hachette, novembre 1986, 284 pages, 98 F lors de sa sortie, 9,49 € (port compris) sur le site de Livrenpoche.

(2)Le 16 mars 1980, 50 000 personnes manifestèrent à l’occasion de la clôture de l’enquête d’utilité publique. Le week-end des 24 et 25 mai, près de 150 000 opposant(-e)s se rassemblèrent face à la Baie des trépassés, quelque 60 000 restèrent pour un fest-noz. Je signale le documentaire en 16 mm de Nicole et Félix Le Garrec, Plogoff : des pierres contre des fusils (112 minutes), sorti le 19 novembre 1980, qui avait attiré 250 000 intéressé(-e)s dans les salles obscures, ainsi que l’ouvrage de Gérard Borvon, Plogoff, un combat pour demain, paru le 15 juin 2004 aux Éditions Cloître à Saint-Thonan (Finistère), 224 pages, 19 euros chez l’auteur, animateur de l’association S-Eau-S : 20 rue des frères Mazéas 29800 Landerneau.

(3) Le 5 mars 1974, le premier ministre Pierre Messmer, disposant des pleins pouvoirs en raison de la maladie du Président Georges Pompidou (qui s’éteignit, le 2 avril suivant), lança la construction de la première ligne de TGV reliant Paris à Lyon et un gigantesque programme prévoyant six réacteurs par an pendant une décennie. Valéry Giscard d’Estaing en appliqua une partie.

(4) Le 16 juin 2007, il a adhéré au parti Die Linke (La Gauche). Depuis le 1er juillet 2010, il préside aux destinées du Centre pour le dialogue international et la coopération, une entité de la Fondation Rosa Luxemburg, à Berlin.

(5) La flamme et la cendre, Grasset, janvier 2002, 395 pages, 20 €. Dans cet assemblage de deux vocables que le thuriféraire de «l’économie de marché» avait récupérés dans un discours de Jean Jaurès, je perçois aujourd’hui, sans persiflage excessif, une métaphore de sa trajectoire, tant politique que privée…

(6) Le Monde du 16 mars 2011. Le 8 avril, celle qui évitait de se retrouver seule avec DSK dans un endroit fermé avait signé, avec Christophe Caresche, Jean-Paul Chanteguet, et Géraud Guibert, dans le quotidien vespéral une tribune titrée «Sortons dunucléaire».

Le social et l’écologique : reconvertir l’industrie automobile en crise

Avec la récession économique et la crise de l’environnement, la question des plans alternatifs pour une production durable socialement utile n’a jamais été aussi pertinente.

Quand la crise financière a frappé l’année dernière toute cette économie de gaspillage, la surproduction dans le secteur de l’automobile est devenue évidente.

Dans l’industrie automobile suédoise, cette crise fut particulièrement sérieuse. Elle concerne en effet deux des plus petits parmi les grands constructeurs automobiles mondiaux, les deux appartenant à des sociétés américaines en difficulté, et les deux fabriquant des grosses voitures de semi luxe, grandes consommatrices de carburant. Dans un pays de 9 millions d’habitants, les deux constructeurs automobiles furent en faillite avec les conséquences sur toute la chaîne de sous-traitants, ainsi que deux sociétés de transport en crise à Londres.

Idéologie dominante divisée

La crise automobile en cours est ainsi devenue un enjeu politique important en Suède. Comme partout ailleurs dans le monde, il y eut, parmi les courants d’opinion dominants, deux orientations principales sur ce qui devait être fait.

L’une d’elles se rapportait à la « destruction créatrice », entérinant le fait que le marché avait rendu son verdict, et que certaines sociétés étaient condamnées à mort. Selon cette thèse, le jugement du marché n’a pas à être modifié, car que cela ne ferait qu’empirer les choses. Une variante verte de cette orientation expliquait : « Les voitures sont préjudiciables au climat. Nous n’avons pas besoin d’elles ou des sociétés qui les fabriquent. Il est bon que l’industrie automobile s’en aille »

L’autre orientation préconise le soutien à l’industrie. Pour elle, le gouvernement doit subventionner les entreprises pour les aider à traverser ces temps difficiles et les rendre prêtes à augmenter leur production lorsque les choses reviendront à la normale. Il appartient au gouvernement de fournir des prêts aux entreprises, d’édicter des primes à la casse et des allégements fiscaux. En Suède, cela a été la ligne de la social-démocratie, de l’industrie elle-même, de nombreux analystes économiques et des syndicats. Les dirigeants de mon syndicat y ont apporté leur « contribution » en signant un accord qui a temporairement réduit les salaires et le temps de travail.

Ces deux approches de la crise sont désastreuses. L’hypothèse fondamentale derrière la position de soutien à l’industrie est fausse. Il n’y aura aucun retour à la normale, et en tout cas pas sous la forme d’une expansion sans fin de la production de voitures. Le transport routier est responsable d’environ 20 % des émissions de gaz à effet de serre dans l’Union européenne (UE), le transport étant le secteur où les émissions augmentent le plus rapidement. Même s’il n’y avait pas la nécessité d’arrêter le changement climatique, le temps de la voiture reine est en cours d’achèvement. Le pic maximum de production de pétrole sera atteint dans un proche avenir et cette énergie à bon marché ne sera bientôt plus disponible. En fait, un système de transport basé sur l’utilisation massive de l’automobile ne peut pas continuer sur les moyen et long termes.

Illusoire voiture verte

La réponse de l’industrie — la voiture verte, économe en carburant, et utilisant des carburants renouvelables — est une illusion. Il est vrai que les émissions moyennes de CO2 par kilomètre des voitures neuves sont en baisse, avec sur la période 1995-2002 une diminution de 13 % en moyenne de la consommation de carburant des voitures neuves dans les pays de l’UE. Mais il y a eu une augmentation de la consommation totale de carburant de 7 % en raison de l’augmentation du trafic [1].

Les agrocarburants ne sont pas une solution. Par exemple, dans des forêts riches en Suède, le DME, un diesel synthétique à base de bois est présenté comme l’avenir. Cependant, pour remplacer la consommation de pétrole de nombre actuel de voitures sur la route avec le DME, il serait nécessaire d’exploiter par an six milliards d’hectares de forêt. Les autres types d’agrocarburants alternatifs proposés, comme l’éthanol, demandent trop de terres cultivables et d’eau. En outre, la production d’éthanol à partir du maïs, ou du diesel à partir du soja, entre directement en conflit avec la production d’alimentation pour les populations les plus pauvres de la planète. Qu’en est-il de la voiture électrique ou du moteur à hydrogène ? Ni l’hydrogène, ni l’électricité ne sont une source d’énergie. Au contraire, ils nécessitent un apport d’énergie provenant d’autres sources. Aujourd’hui, les deux tiers de l’électricité mondiale sont produits par des centrales fonctionnant au charbon et au pétrole.

Tout cela signifie que le volume du transport, et plus particulièrement du transport routier, doit s’adapter à un niveau compatible avec les exigences d’une consommation durable sur le long terme. Et ce sera la fin de l’industrie automobile que nous connaissons.

Reconversion

Enfin, la crise économique, qui est loin d’être terminée, va restructurer l’industrie automobile d’une façon dramatique. L’orientation, qui autorise les productions automobiles non compétitives à fermer, est en fait la pire d’un point de vue pratique, social et politique.

En Suède, les industries se sont succédées. Dans les années 1960 quand l’industrie textile a été délocalisée, et dans les années 1970 et 1980 lorsque la même chose est arrivée aux chantiers navals, d’autres secteurs ont connu une croissance. Cela a concerné l’industrie automobile et plus particulièrement les services publics. Ce « changement structurel » a été la politique officielle des syndicats et du parti social-démocrate.

Cependant, aujourd’hui, il n’y a pas d’autres industries qui soient en croissance, et le secteur public doit lui aussi faire face à des compressions en terme de budget et d’emplois. Dans une économie comme celle de la Suède, la destruction immédiate de l’industrie automobile serait un désastre.

D’autre part, une industrie comme l’industrie automobile, n’est pas un tas de machines et de bâtiments. C’est avant tout une organisation d’êtres humains. Alors que l’humanité est confrontée au plus grand défi qu’elle a connu jusqu’à présent — changer l’économie et la production qui depuis 250 ans sont fondées sur l’utilisation d’énergies fossiles — nous avons besoin de toutes les ressources mobilisables pour y répondre. Ce serait un gaspillage complètement irresponsable que de détruire complètement un complexe industriel qui a été construit et développé depuis près d’un siècle.

L’industrie automobile a une expertise dans la logistique, l’ingénierie de production et de la conception à la production, et le contrôle de qualité qui pourrait être appliquée à tout autre type de production. Et une production de masse efficiente est exactement ce dont nous avons besoin si nous voulons remplacer l’économie fondée sur l’énergie fossile. Les processus complexes et économes mis en œuvre aujourd’hui dans l’industrie automobile pourraient être appliqués à la production d’éoliennes et d’autres équipements pour la production d’énergie renouvelable, de tramways, de trains, d’autres véhicules et de systèmes pour des organisations de transport durable.

Les travailleurs de l’automobile sont régulièrement mis à contribution dans les changements et les transformations des outils de production. Dans les dernières décennies, de nouveaux modèles ont été introduits à une vitesse absurde : maîtrise de nouveaux outillages et formations accélérées sont devenues partie intégrante de la vie quotidienne des ouvriers.

Il y a des précédents historiques pour la reconversion des industries. Dans les mois qui avaient suivi l’attaque de 1941 sur Pearl Harbor par les Japonais, le gouvernement américain a interdit la production de voitures privées et a ordonné à l’industrie automobile de se mettre au service de la production de guerre. Ford et les autres constructeurs ont obéi (et gagné à l’occasion beaucoup de dollars) en appliquant leurs connaissances de la production de masse à celle de chars et de bombardiers. La même chose s’est produite en Grande-Bretagne.

Pour résumer : l’industrie automobile est un outil fantastique et polyvalent qui n’est pas fatalement lié à la fabrication d’automobiles. Elle pourrait jouer un rôle important dans la conversion des entreprises en entreprises respectueuses de l’environnement et neutres en ce qui concerne l’effet dioxyde de carbone.

Choix politique

Mais en fin de compte la question du climat n’est pas une question de technologie. Il s’agit de politique, c’est-à-dire de la lutte des classes. Et c’est pour cela que les travailleurs de cette industrie menacée doivent intervenir. Nous devons nous unir et nous battre pour nos emplois, mais c’est un très dur combat et presque impossible à gagner. C’est pourquoi il faut se tourner vers la société en général pour qu’elle nous soutienne et intervienne. Nous devons expliquer que les dirigeants d’entreprise, qui font de la mendicité pour obtenir de l’aide auprès de l’État, ont abdiqué de leur droit à diriger l’industrie automobile. L’État ne devrait pas subventionner leur gestion responsable d’une production destructrice, mais devrait plutôt nationaliser l’industrie et la reconvertir pour créer des emplois sûrs et une production qui nous aide à sortir de l’économie fossile. Voilà une plate-forme pour une large alliance sociale, à la fois pour sauver les emplois et la planète.

Est-il possible de construire cette alliance pour mettre en avant, à l’atelier et au-delà, des demandes de production alternatives ? Si oui, comment ?

La première étape est de donner confiance en eux aux travailleurs, en apprenant à lutter collectivement pour toutes les revendications, même les plus immédiates. Si nous nous contentons de parler de grands projets sans nous engager dans les combats de tous les jours, nous serons considérés comme des bavards traçant des plans sur la comète.

Une deuxième étape devrait être d’élaborer des plans concrets indiquant comment convertir les différents secteurs de l’économie. En 1980, nous avons eu un référendum sur l’énergie nucléaire en Suède et une des choses les plus importantes que le mouvement pour l’environnement réalisa fut de proposer une plan énergétique alternatif, montrant en détail comment l’énergie nucléaire pourrait être supprimée et remplacée par des énergies renouvelables. Ce fut un outil très important dans la campagne pour la formation des militants et pour donner confiance en soi à la population engagée dans le mouvement. En mai 2009, des militants de l’environnement, des groupes de citoyens, des chercheurs et des représentants syndicaux de différents pays européens (y compris Bob Crow du RMT en Grande-Bretagne) se sont réunis à Cologne, en Allemagne, pour discuter d’un système de transport durable. La conférence a publié la Déclaration de Cologne contre la privatisation du rail et pour le transport durable. Un plan concret, « RailEurope2025 » a été avancé pour transformer en 15 ans les transports européens afin de réduire les émissions de CO2 de 75 %, ce qui réduirait le total des émissions de moitié. Ce type de plan pourrait être utilisé par les syndicats et d’autres mouvements sociaux pour exercer des pressions politiques.

La troisième étape la plus importante serait de relier ces plans alternatifs à ce qui peut se préparer dans les lieux de travail, et à la production effective d’autres solutions alternatives, comme cela avait été mis en pratique dans les années 1970 en Grande-Bretagne à Lucas Aerospace. Même si cette lutte fut finalement défaite, elle eut des répercussions importantes à travers le monde entier et en a encore aujourd’hui. A la fin des années 1970, il y eut une crise en Suède dans la construction navale, la sidérurgie, et les derniers restes de l’industrie textile. Pendant cette période, la demande d’une production alternative était devenue largement répandue et porteuse d’espoir. Mais presque toutes les tentatives de sauver des emplois sous ce mot d’ordre ont échoué parce que pour presque tout le monde une production alternative signifiait une autre production rentable. La façon dont nous pouvons utiliser la notion de production alternative doit souligner que nous voulons utiliser nos compétences pour produire des biens nécessaires et socialement utiles, indépendamment du fait qu’ils soient rentables au sens capitaliste du terme. Ce fut la force du Plan Lucas. Un autre aspect séduisant de l’expérience Lucas a été de montrer ce qui peut arriver lorsque les travailleurs sortent des habitudes de tous les jours. À la fin du XVIIIe siècle Thomas Paine avait résumé cela comme suit : « Les révolutions créent le génie et le talent, mais ces événements ne font que les mettre en avant. Il y a, dans l’homme, des potentialités enfouies et endormies, et qui, à moins que quelque chose ne les excite pour l’action, vont sombrer avec lui, dans cet état, jusqu’à à la tombe » [2].

La conférence syndicale qui s’est tenue en 2009 dans le cadre de la campagne contre le changement climatique a décidé de former un comité afin de commencer à élaborer un plan de reconversion à partir de participations locales. Voilà une voie à suivre.

Par Lars Henriksson ( syndicaliste à Volvo)

Paru dans Inprecor N° 564-565, août-septembre 2010. Traduit par Jean-Claude Vessilier.

Notes :

[1] Erling Holden, Achieving Sustainable Mobility : Everyday and Leisure-time Travel in the EU, Ashgate Publishing Ltd., Hampshire 2007.

[2] Thomas Paine, Rights of Man, II, 1792 (Traduction française : Thomas Paine, Les Droits de l’Homme, Belin Poche, Paris 2009).

La bulle du carbone ou la vie ?

Pas subversive pour un sou, Carbon Tracker Initiative est une ONG bien connue pour ses travaux sérieux sur le « budget carbone » – autrement dit la quantité de carbone fossile que l’humanité peut encore envoyer dans l’atmosphère sous forme de gaz carbonique d’ici 2050, si l’on veut avoir une chance de ne pas (trop) dépasser 2°C de hausse de la température.

Son dernier rapport ne manque pas d’intérêt. S’appuyant sur des travaux du Postdam Institute, Carbon Tracker aligne les éléments suivants :

-  En 2011, l’économie mondiale a déjà utilisé un tiers du budget carbone de 886 gigatonnes de gaz carbonique (Gt CO2) dont elle disposait pour la période 2000-2050. Le solde disponible n’est plus que de 565 Gt CO2 ;

-  Les réserves prouvées de combustibles fossiles aux mains des compagnies publiques, privées et des gouvernements correspondent à l’émission de 2.795 GtCO2 ;

-  Les parts de ces réserves aux mains des cent plus grosses compagnies privées dans le secteur du charbon et des cent plus grosses dans les secteurs du gaz et du pétrole correspondent à 745  Gt CO2 le reste est aux mains des Etats, notamment le royaume saoudien).

Le fait que le solde de carbone fossile disponible n’est que de 565 Gt CO2 sur un total de 2.795 revient à dire que, pour ne pas trop détraquer le climat, 80% des réserves connues de charbon, de pétrole et de gaz naturel doivent rester dans le sous-sol, pour ne jamais être brûlées.

Lire le texte complet de Daniel Tanuro sur le site Europe Solidaire Sans Frontières

Refuser le dilemme entre une belle mort radioactive et une lente asphyxie due au réchauffement global

« Seule une prise en charge collective et démocratique permettrait à la fois de répondre aux besoins sociaux réels, de réduire le temps de travail, de supprimer les productions inutiles et nuisibles, de remplacer les énergies fossiles par le solaire. Ce qui implique une incursion profonde dans le régime de la propriété capitaliste, une extension radicale du secteur public et de la gratuité, bref un plan écosocialiste cohérent. »

Dans ce petit livre, Michael Löwy, reprend et synthétise de nombreux articles autour du concept d’écosocialime.

Dans un première partie « Socialisme écologique », l’auteur indique que nous devons assumer une « rupture radicale avec l’idéologie du progrès linéaire ». Tout en critiquant les visions dominantes dans le mouvement ouvrier, « profondément marqué par l’idéologie du progrès et par le productivisme », il insiste sur les contradictions entre les forces productives et les conditions de production. Les techniques ne sont pas neutres ni du point de vue de l’émancipation sociale, ni des possibilités réelles, lorsque l’on prend en compte la finitude des éléments qui nous entourent. Mais l’auteur n’en reste pas aux conditions de production, il soulève les problèmes du « type de consommation actuel, fondé sur l’ostentation, le gaspillage, l’aliénation marchande, l’obsession accumulatrice, qui doit être mis en question. »

Réorganiser l’ensemble du mode de production et de consommation, nécessite une nouvelle organisation sociale, démocratique, l’auteur parle de « planification démocratique locale, nationale et demain internationale ». Cela passe par l’organisation des salarié-e-s/citoyen-ne-s, à tous les niveaux, au niveau les plus adéquats pour l’élaboration et les choix démocratiques autour de questions comme : « 1 – quels produits devront être subventionnés ou même distribués gratuitement ; 2 – quelles options énergétiques devront être poursuivies, même si elle ne sont pas, dans un premier temps, les plus  »rentables » ; 3 – comment réorganiser les système des transports, en fonction de critères sociaux et écologiques ; 4 – quelles mesures prendre pour réparer, le plus vite possible, les gigantesques dégâts environnementaux laissés  »en héritage » par le capitalisme. Et ainsi de suite… »

Reste que la notion de « besoins authentiques » est très friable, les besoins, les priorités des un-e-s sont en partie contradictoires à ceux des autres, une part de gâchis vaudra mieux qu’une organisation bureaucratique rigide, même après des délibérations démocratiques. Tous les niveaux de pré-ajustement, (pour souhaitables qu’ils soient !), ne sauraient être aujourd’hui envisageables.

L’organisation de la production et de la consommation n’est point celles des choses, mais des relations sociales. D’où des débats à approfondir entre autogestion, marché et planification, place de la démocratie directe et de la démocratie représentative, niveaux de décision et institutions permettant de favoriser l’auto-organisation et le contrôle des salarié-e-s, des usager-e-s et des citoyen-ne-s qui sont à la fois les mêmes personnes et à la fois des actrices/acteurs sociaux différent-e-s.

Le lourd bilan des États du socialisme hier réellement existant, oblige à développer des hypothèses, des pistes de réponses, immédiatement crédibles et largement mobilisatrices pour construire une alternative majoritaire à la catastrophe qui vient.

Grand connaisseur de l’œuvre de Walter Benjamin, Michael Löwy nous rappelle que celui-ci « proposait de définir la révolution non comme  »locomotive de l’Histoire », mais comme l’action salvatrice de l’humanité qui tire sur le frein d’urgence avant que le train ne sombre dans l’abysse… » L’auteur y reviendra dans un chapitre intitulé « La révolution est le frein d’urgence. Actualité politico-écologique de Walter Benjamin ».

Quoiqu’il en soit, cela implique : « l’augmentation du temps libre est en fait une condition de la participation des travailleurs à la discussion démocratique et à la gestion de l’économie comme de la société. »

Dans une seconde partie, l’auteur montre les tensions dans les textes de Marx et d’Engels, les contradictions, les insuffisances et quelques prémonitions. Il nous parle de « progrès destructif ». A mes yeux, rien dans la critique de l’économie politique, au contraire, n’est incompatible avec les grandes thèses de l’écologie. Beaucoup de textes sont marqués par leur époque et curieusement dans sa critique de Marx, Michael Löwy ne cite pas « l’énorme portée écologique du passage d’un combustible renouvelable, produit de la conversion photosynthétique du flux solaire, le bois, à un combustible de stock, produit de la fossilisation du flux solaire et par conséquent épuisable à l’échelle historique des temps, le charbon »sur laquelle insiste à juste titre Daniel Tanuro.

Dans une troisième partie, « Aspects essentiels de la théorie et de la pratique écosocialiste », l’auteur présente les liens entre écologie et altermondialisme et mène, entre autres, une salutaire critique de la publicité, manifestation particulièrement criante du fétichisme de la marchandise qui crée et dirige nos désirs. Enfin l’auteur présente des études sur les États-Unis et le Brésil.

En annexe sont reproduits quelques textes : « Manifeste écosocialiste international » de septembre 2001, « Réseau brésilien écosocialiste » de 2003, « Déclaration écosocialiste internationale de Belém » de 2008 et un conte illustré « Copenhague, le 12 avril 2049 ».

L’écosocialisme est « une proposition radicale qui vise non seulement à transformation des rapports de production, à une mutation de l’appareil productif et des modèles de consommation dominants, mais aussi à créer un nouveau paradigme de civilisation, en rupture avec les fondements de la civilisation capitaliste / industrielle occidentale moderne. »

A lire aussi, l’important livre de Daniel Tanuro : L’impossible capitalisme vert (Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, Paris 2010)

Crise historique de la relation de l’humanité et son environnement

et le Cahiers de l’émancipation, coordonné par Vincent Gay : Pistes pour un anticapitalisme vert (Editions Syllepse, Paris 2010)

Opérer une révolution culturelle dont l’anticapitalisme à besoin

Michael Löwy : EcosocialismeL’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste

Extraits sur le site de contretemps

Les petits libres, Mille et une nuits, Paris 2011, 237 pages, 5 euros

Didier Epsztajn

Et si on construisait des parcs éoliens coopératifs ?

Par Nolwenn Weiler (21 avril 2011)

Et si la production d’énergie était écologique, démocratique, et participative ? Dans le Pays de Redon, entre Bretagne et Pays de la Loire, une aventure unique en France est menée : celle de la construction d’un parc éolien coopératif. Ce projet, fondé sur des savoir-faire nouveaux, pourrait aujourd’hui être diffusé et transféré sur d’autres territoires. Se réapproprier les questions énergétiques, confisquées par l’État et les experts d’EDF, c’est possible. C’est ce qu’on apprend, depuis 10 ans, dans le pays de Redon. Reportage.

Au départ, il y a Michel Leclercq, prof de dessin retraité, et Eric et Laure Vaillant, maraîchers dans le pays de Redon (Bretagne et Pays-de-Loire). Ecolos, tous les trois, ils veulent installer une éolienne sur leur terrain, pour produire de l’énergie propre. « Cela s’est avéré compliqué et très fastidieux », se souvient Michel. « Et si on montait plutôt un parc éolien collectif ? », se sont-ils demandé. Cela s’est avéré encore plus compliqué. Mais la plus-value, c’est une aventure collective hors normes. Avec un projet ancré dans un territoire, et maîtrisé de bout en bout par la population locale. « Nous avions envie de réunir les gens autour d’un projet constructif, raconte Michel. Nous voulions nous battre pour quelque chose, alors que nous sommes plutôt habitués à nous battre contre… »

La réflexion collective commence en septembre 2002. Avec une trentaine de personnes. « Dès l’accord de la mairie sur le principe d’un parc éolien coopératif, nous faisons une réunion publique » précise Michel. « Nous tenions à ce que les riverains pilotent le projet et aient leur mot à dire, qu’ils participent au financement. Pour qu’il y ait des revenus locaux, car l’impact principal d’un parc éolien est local. » Deux zones sont identifiées pour implanter des éoliennes : Sévérac-Guenrouët en Loire-Atlantique et Béganne, dans le Morbihan. Pour encadrer les récoltes de fonds et le financement des études de faisabilité, l’association Éoliennes en pays de Vilaine (EPV) est créée. Nous sommes en mai 2003.

Une entreprise pas comme les autres

Arrive ensuite le temps des études pour l’obtention de permis de construire. Une entreprise sous statut SARL, Site à Watts, voit le jour. « Cette structure était plus adaptée aux financements de ces études qu’une association, » précise Michel. Le capital de cette SARL pas comme les autres regroupe des adhérents d’EPV, mais aussi trois CIGALES (Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Épargne Solidaire) réunissant 60 personnes. Le Conseil général de Loire Atlantique est également entré au capital de la SARL par l’intermédiaire d’une Société d’économie mixte (SEM).

Parmi les « cigaliers », Christophe Baron, agriculteur. « Intégrer ce projet, c’était logique pour moi. J’ai un rapport fort à l’environnement », explique ce producteur de lait bio à Allaire, dans le Morbihan. Il y a trois ans, il a posé des panneaux photovoltaïques sur les toits de sa ferme. Et possède un « échangeur à plaques » dans sa salle de traite, qui lui permet de produire de l’eau chaude, en récupérant la chaleur du lait. Convaincu des projets collectifs, il fait partie d’un Groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) depuis toujours. « Je me suis rendu compte, avec EPV et Site à Watts, que c’est une chance d’avoir ce statut juridique, pour qui veut jouer collectif en agriculture. » Pour l’éolien, c’est largement plus compliqué ! Il faut inventer un statut pour un projet collectif jamais pratiqué jusque-là.

D’énormes difficultés administratives

Aux savoir techniques de cette filière industrielle qu’il faut acquérir, les passionnés d’EPV ont dû ajouter l’apprentissage des outils financiers et juridiques, pour d’encadrer leur projet hors normes. Et quand on leur demande de récapituler les difficultés de ce vaste chantier, qui dure depuis 8 ans, salariés et bénévoles répondent comme un seul homme : « elles sont administratives ! » Charlène Suire, embauchée en mai 2010 par EPV, vient du secteur éolien privé, où elle a travaillé pendant deux ans. « Dans le secteur éolien, tout est long, explique-t-elle. Les études de faisabilité, les négociations avec les propriétaires, l’obtention des permis de construire. Sans compter que les textes de loi évoluent constamment. Mais quand on veut en plus faire participer une centaine de particuliers à l’exploitation d’un parc éolien, les contraintes juridiques sont encore pire ! »

Le Grenelle II, qui impose un minimum de cinq éoliennes par parc, favorise la centralisation et les grands projets plus difficiles à faire accepter par le voisinage. Il n’est pas favorable à l’éolien coopératif. Rien à voir avec nos voisins allemands ou danois. Chez eux, l’éolien s’est lancé sur ce modèle coopératif. C’est le point de départ de la filière. Les outils financiers sont donc au point depuis longtemps. « Au Danemark, 20% du parc doit être en participation citoyenne, explique Pierre Jourdain, salarié de Site à Watts. Il y a une obligation légale. En Ontario, au Canada, il y a des tarifs de rachat pour entreprises préviées et pour projets citoyens. Chez nous, il y a un frein culturel évident. Les projets participatifs ne sont pas habituels en France, d’autant moins en production d’énergie, pour laquelle on a l’habitude de tout déléguer à EDF. » Cela permet pourtant une réflexion collective et une appropriation par les citoyens des questions énergétiques. Sans être expert pour autant.

Une troisième structure pour la gestion des parcs

Les investisseurs (privés et publics) et riverains ont insisté pour financer un parc de leur territoire. Une troisième structure a dû être montée, pour la construction et l’exploitation des éoliennes. « La création de deux Sociétés par actions simplifiée (SAS) permet de relocaliser les projets. Cela permet en plus à Site à watts de garder sa compétence en développement de parcs éoliens », note Pierre Jourdain. A Béganne, la SAS s’appellera Bégawatts⋅

Pour que tout cela voit le jour, il a fallu une motivation quotidienne ! Aux conseils de l’Union régionale des sociétés coopératives de production (SCOP) se sont ajoutés une persévérance quasi sans faille de l’équipe et un vrai soutien de la population. Qui a toujours été tenue informée. Des bonnes et moins bonnes nouvelles. « Des réunions publiques sont organisées très régulièrement, explique Charlène Suire. Même quand le projet patine. Pour que les gens sachent pourquoi. » Le Zeff, un bulletin d’information, est édité régulièrement. Au printemps dernier, un autre rouage est venu compléter ces allers-retours entre porteurs de projet et population : le comité de suivi. Composé d’une petite dizaine de riverains et animé par Charlène Suire, ce comité est chargé d’assurer une information de proximité aux riverains inquiets, ou non, du lancement des travaux.

« Gouvernance industrielle coopérative »

L’équipe d’EPV, Site à Watts et Bégawatts est maintenant lancée dans le dernier et plus grand défi de cette aventure : la gouvernance d’un projet de type industriel à plusieurs, particuliers, Cigales, collectivités locales, Caisse des dépôts,… Sachant que le budget est de 12 millions d’euros, dont 25% de fonds propres. Le reste est emprunté, à une banque assez visionnaire et confiante pour accepter. Ni EPV, ni Site à Watts, ni Bagawatts ne peuvent faire d’appel public à épargne. Un outil participatif et financier a donc été créé : Énergie partagée.

Cette « plate-forme de l’éolien citoyen » est une structure nationale qui va récolter l’investissement citoyen sur des projets d’énergies renouvelables. Le site de Béganne pourra, entre autres, en bénéficier. Mais pour associer plus de 99 personnes à une société (ce qui est le cas du projet de parc éolien coopératif), il faut un visa de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Énergie partagée attend ce visa pour pouvoir se lancer son appel à épargne populaire. L’objectif ? Que cette façon de produire de l’énergie « démocratique et écologique » se diffuse. Et que la France, champion mondial de l’énergie nucléaire, se mette enfin à imaginer un autre modèle énergétique.

Nolwenn Weiler

http://www.bastamag.net/article1521.html

Irruption nécessaire de profanes

Bienvenue dans l’époque géologique récente, marquée par l’impact du capitalisme, de la croissance industrielle et de l’utilisation massive des énergies fossiles. Une nouvelle époque « Anthropocène » au cours de laquelle « l’humanité devient une force géophysique à par entière ».

 

De la riche introduction, je souligne deux dimensions : la nécessaire place de la démocratie « Il faut permettre au public de penser qu’il n’existe pas d’intérêts propres de la science qui justifieraient qu’on aliène les valeurs de la civilisation. Il faut cultiver chez les citoyens l’audace de se prétendre juges de ce que font les laboratoires » et l’appel à une science ouverte « Mais cela ne changera vraiment rien sans une politique de propriété intellectuelle en faveur de la  »science ouverte » avec l’exclusion du vivant et des savoirs du champ du brevet et la transition des journaux scientifiques vers des publications de libre accès. »

Le premier chapitre « Le tournant de l’anthropocène : la planète laboratoire » fait le point sur les conséquences du réchauffement climatique, du poids de la thermo-industrie, du cycle du carbone. Le livre se poursuit par « Fin du pétrole et défis énergétiques : quelles mutations sociales, technologiques et urbanistiques pour une ville durable ? » J’ai été surpris de la proposition de « mettre aux enchères des quotas de CO² » ou l’emploi inconsidéré de la notion de « gouvernance ». Les constats n’en soient pas moins lucides « La seule solution est de se tourner vers des modes de vie plus sobres » ou « utilisation la plus réduite possible de matière » ou encore « Il paraît illusoire de faire décroître la consommation de matière et d’énergie en ne jouant que sur les mutations technologiques ».

Chose assez rare, il est souligné une dimension subjective, souvent contournée « Mais la représentation de l’énergie renouvelable met également en jeu l’angoisse de revenir à une dépendance vis-à-vis des aléas de la nature. En ce sens elle s’inscrit en faux vis-à-vis de l’héritage d’un siècle et demi de progrès visant à affirmer la maîtrise de l’homme sur la nature. »

Les chapitres suivant me semble plus intéressants, les auteurs discutent de la science, de sa maîtrise, des décisions démocratiques qui devraient présider aux choix, non cédables à la seule « expertise » des scientifiques.

Deux exemples (les recherches sur l’embryon humain et les développements récents de la biométrie) seront analysés dans le chapitre bien nommé « L’homme augmenté ». Les auteurs dénoncent un « programme occulte de reproduction normative », l’absence de discours élaborés sur la biométrie, pour en conclure que ces techniques aujourd’hui présentées « n’ouvrent sur aucun horizon, ne sont habitées par aucun imaginaire » .

La suite est une dénonciation de la « domination du savoir scientifique par l’édification de normes » et une proposition forte d’« intrusion des citoyens dans le débat ».

Contre une appropriation remontant « vers l’amont de la production de connaissances » il conviendrait d’opposer un « modèle d’innovation ouverte, par opposition à l’innovation propriétaire fermée par les brevets, s’apparente au fonctionnement en  »science ouverte » de la recherche fondamentale ».

Il ne faut donc pas accepter l’idée que « dans un monde de plus en plus technologique, l’exercice des droits démocratiques n’est pas possible sans accès aux développements technologiques, que ce soit en participant à leur production ou en décidant de leurs grandes orientations. »

Ce qui permet de poser les questions autour de « Sciences et démocratie », de « l’irruption des profanes », la mise en place de procédures « permettant de dépasser des expertises incomplètes, partiales et difficilement conformes aux intérêts des populations ».

Outre cela, sont aussi traités les nécessaires appels à la pluridisciplinarité, la prise en compte des utilités sociales larges « non réductibles aux seul impératifs économiques » et forcément l’enjeu de « faire ressortir les enjeux politiques ».

De nombreuses pistes de débat y compris sur le rappel qu’« Internet est loin d’être l’innovation écologique que son image immatérielle véhicule. »

Je regrette que les auteur-e-s négligent de nommer la forme politico-économique du système de la « thermo-industrie », à savoir le capitalisme. Sur ce sujet et plus largement sur la crise historique de la relation de l’humanité et son environnement, je renvois au livre de Daniel Tanuro ( L’impossible capitalisme vert, Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, Paris 2010, Crise historique de la relation de l’humanité et son environnement)

Jacques Testard, Agnès Sinaï, Catherine Bourgain : Labo planète

Ou comment 2030 se prépare sans les citoyens

Editions Mille et une nuits, Paris 2010, 175 pages, 10 euros

Didier Epsztajn

 

La politique ou l’art des leurres

Leurrer, « attirer par quelque espérance pour tromper » selon le Littré. La question mérite d’être posée : en ce début de siècle, la scène politique ne serait-elle pas encore dominée par l’art des leurres ? Fin 2009, nous avions eu Copenhague, censée contenir le réchauffement climatique dans des limites supportables et dont le président Nicolas Sarkozy avait péremptoirement affirmé : « ce sera Copenhague ou rien ». Ce ne fut rien.

Business and Biodiversity ?

Un an plus tard, s’est tenue au Japon la conférence de Nagoya censée prémunir les Terriens de l’effondrement de la biodiversité, grande messe rassemblant quelque dix-huit mille participants accourus de cent quatre-vingt-treize pays. Quelques engagements ont été enregistrés à Nagoya, dont le plus notoire est sans doute l’extension des zones protégées de la planète. Avant la conférence, elles couvraient 10 % des surfaces terrestres et un peu moins de 1 % de celles de l’océan mondial. Le compromis de Nagoya porte à 17 % et surtout à 10 % les parts respectives des aires protégées terrestres et océaniques. A quoi il faut ajouter l’accord pour la création de l’IPBES (International Platform on Biodiversity and Ecosystem Service). Il s’agit d’une plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les écosystèmes, l’équivalent du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). La 65ème session de l’Assemblée générale des Nations-Unies vient de donner son feu vert le lundi 10 décembre à la création de ce groupe international sous l’égide du Programme des Nations-unies pour le développement (PNUD) sur le modèle mis en place pour le GIEC dès 1998.

Ces engagements ont été largement affichés comme des succès pour « la gouvernance mondiale de l’environnement », mais la plupart d’entre eux connaîtront des interprétations controversées en fonction des intérêts nationaux et surtout économiques et financiers escomptés par les grandes firmes qui se sont exhibées sans pudeur à l’occasion de Nagoya. Les résultats de la conférence ne seraient alors qu’un leurre de plus destiné à masquer l’absence de volonté politique pour préserver les fondamentaux de la vie sur Terre. Ce leurre est celui de la creuse rhétorique environnementale, déployée une fois encore ad nauseum, mais sous la bannière cette fois de grandes entreprises dont les engagements philanthropiques en faveur de la planète sont bien connus des amateurs de spots télévisés : BASF par exemple, numéro un mondial de la chimie, et pour la France, des champions de l’investissement socialement responsable (ISR) comme Areva, Total, ou encore Veolia. Nous avions cependant été prévenus, en France, puisque le 19 octobre s’étaient réunis, sous les ors du prestigieux Muséum national d’histoire naturelle à Paris, les dits champions du développement durable pour un colloque1 bien nommé Business and Biodiversity.

Quelle sera par exemple, en Europe, l’autorité politique qui s’engagera pour la protection des ressources halieutiques ou agricoles ? Alors que persiste une politique dominée par l’extension les subventions multiples à la pêche industrielle et à l’agriculture intensive, et cela en dépit d’une connaissance scientifiquement bien documentée des effets écologiques et sociaux délétères de ces activités, pourquoi ne pas avancer dès maintenant des solutions politiques s’inspirant des approches anthropologiques de terrain prônées par Elinor Ostrom2 ?

Cette professeure de sciences politiques, spécialiste de la gestion des biens communs, a partagé en 2009 le prix Nobel d’économie avec l’économiste Oliver Williamson. Ses travaux, comme le rappelle Alice Le Roy dans ce numéro d’Ecologie & Politique, tendent à démontrer que les bien communs au sens traditionnel (pâturages, zones de pêche), mais aussi contemporain (climat, connaissance), «  peuvent échapper à la surexploitation si ceux qui sont directement concernés par leur utilisation mettent au point des mécanismes institutionnels pour les gérer3 ».

Marketing gouvernemental contre urgence climatique

Autre leurre, celui déployé lors de la conférence de Cancun sur le climat, réunie avec un seul objectif, celui de faire oublier le fiasco de Copenhague. De ce point de vue, l’accord conclu à Cancun est bien un leurre puisque son unique vertu est celle d’exister et qu’un nouvel échec aurait été désastreux en termes d’image pour tous les gouvernements. Conférence à grand tapage pour quel résultat ? Qu’on en juge : aucun objectif contraignant en termes de réduction des gaz à effet de serre (GES) ; pour les pays développés, aucun autre objectif que ceux, dérisoires, de Copenhague. Il convient de rappeler que les engagements pris à Copenhague se solderaient par une hausse de la température terrestre moyenne de 4°C d’ici 2100, alors qu’une hausse dépassant 2°C consacrerait un désastre écologique et social d’une ampleur inédite pour des centaines de millions d’êtres humains.

Si l’on examine par exemple le cas des États-Unis, premier émetteur de la planète de CO2 par habitant, ils ne tiendront même pas leurs promesses minimalistes de Copenhague, le Sénat conservateur ayant repoussé la loi sur le climat proposée par Barack Obama4 ; l’Union européenne, minée par les oppositions internes, est dans l’incapacité totale de relancer toute dynamique vertueuse ; la triade Japon/Russie/Canada s’est opposée à toute nouvelle réduction de GES dans le cadre du protocole de Kyoto, prétendu contraignant pour les pays industrialisés ; quant aux grands pays émergents, comme la Chine et l’Inde, ils envisagent pour la première fois la possibilité de vérification de leurs actions en faveur du freinage d’un réchauffement désormais reconnu comme inéluctable ! S’agissant de la création à partir de 2020 d’un Fonds climat vert de 100 milliards de dollars annuels pour aider les pays pauvres à s’adapter au changement (ce qui constitue d’ailleurs l’aveu tacite de l’acceptation du réchauffement), la méthode pour abonder ce fond du premier centime n’est évoquée dans aucun document émanant de Cancun ! Les gouvernements ont donc déployé leur grand art du marketing dans la fabrication de leurres pour faire accroire à une soit-disant volonté de déployer une stratégie politique qui ne serait d’ailleurs autre que celle du laisser-faire.

La question est trop grave pour simplement se gausser de la propagande en faveur des petits gestes pour sauver la planète (éteignez la lumière en quittant une pièce ou bien fermez le robinet entre deux brossages de dents), entre deux pubs pour le papier recyclé ou bien l’achat de voitures faibles émettrices de carbone. Car cette propagande-là et ces réclames aussi sont des leurres au regard de la gravité de la « criminalité carbone » qui sévit en Europe depuis plusieurs années déjà et que douaniers et policiers évaluent d’ores et déjà au sein de l’Union à au moins 5 milliards d’euros seulement pour la fraude à la TVA des quotas5.

Le marché du carbone, nouvelle cible des mafiosi européens

Avec les scandales récurrents de l’accumulation des déchets dans la banlieue de Naples, on connaissait l’emprise de la mafia sur le marché des ordures en Italie. La pieuvre étend désormais ses activités tentaculaires au marché européen du carbone. L’affaire est peu connue car toute publicité donnée à la fermeture express du marché italien du CO2 début décembre 2010 aurait en effet voilé de noir le leurre de la conférence de Cancun. Et pourtant, le petit marché italien du carbone connaissait depuis plusieurs mois une croissance florissante. Qu’on en juge : en juillet 2009, 500 tonnes auraient été échangées par séance, 35 000 tonnes en septembre de la même année, avant de passer un million de quotas par jeudi en juillet 2010. Pour le seul jeudi 25 novembre 2010, le montant échangé atteint le sommet de 3,5 millions de tonnes. « Pour les anciens (sic) de la finance carbone, le diagnostic ne faisait plus guère de doute : volumes énormes + prix faibles = fraude à la TVA »6. La Guardia di Finanza, police financière italienne, soupçonne aujourd’hui la mafia d’avoir tout simplement détourné à son profit 500 millions d’euros du marché du carbone européen.

Et voici que l’on peut commencer à écrire l’étonnante saga des détournements de fonds en Europe à partir du trafic frauduleux des permis d’émission du carbone. Ainsi, Ioula Timochenko, l’ancienne égérie de la révolution orange en Ukraine est suspectée d’avoir détourné 300 millions d’euros de crédits d’émission ukrainiens avec la complicité de son ex-ministre de l’environnement. Ioula est pour l’instant assignée à résidence à Kiev. Quant aux États, ils sont eux-mêmes sur la sellette, comme la Hongrie qui a vendu deux fois les mêmes droits. Et sur certains marchés, estime Europol, « 90 % des échanges seraient purement et simplement bidons7 ». On peut ainsi constater que l’institution d’un marché de permis d’émission de CO2, précisément en Europe, dans le cadre du Système communautaire d’échange des quotas d’émissions (SCEQE) qui concerne six gaz à effet de serre est un leurre « double » dans la mesure où non seulement il n’entraîne aucune baisse significative des GES, mais de plus engendre une nouvelle espèce d’escrocs qui réalisent l’exploit d’accumuler des richesses illicites en échangeant tout simplement du vent !

Cet édifice complexe, fonctionnant au propre comme au figuré comme une véritable usine à gaz, repose sur un corpus de légitimation d’inspiration néoclassique8, en vertu du consensus selon lequel, dans le champ de l’environnement, tout peut et doit se mesurer par un prix sur un marché dont l’État est tout à la fois l’organisateur et le garant. Premier coup de force, puisque la réalité de l’environnement n’a pas de prix, l’État va s’employer à lui en donner un. Et second coup de force, puisque seul le marché peut donner un prix aux choses, l’État va créer ce marché. Il s’agit à cette fin d’imaginer que les biens environnementaux communs sont épuisés parce que livrés à l’avidité la consommation de tous, hors contrôle. Telle est la « robinsonnade » imaginée par Garrett Hardin dans son article sur la tragédie des communs9 publié dans la revue Science en 1968. Tel est le leurre métaphorique qui prétend fonder l’édifice pseudo-marchand incluant l’air que nous respirons et plus généralement l’ensemble de la biodiversité terrestre, dont nous sommes !

Edifice d’ailleurs mis en pièces par Elinor Ostrom qui a montré comment le respect de la ressource dans le cas de la propriété commune était préférable à la privatisation qui a l’effet inverse. En effet la théorie de Hardin qu’Elinor Ostrom désigne comme une « théorie de l’inaction collective,  prédit à son tour que les individus chercheront à profiter des effortscollectifs des autres sans y apporter de contribution. La conclusion [de Hardin] était qu’il fallait donc soit essayer d’imposer des droits de propriété privée, soit faire appel au gouvernement pour qu’il impose cette solution10. » Qu’il s’agisse de la protection d’un pâturage dans le village de Görbel dans les Alpes suisses, de changement climatique ou encore de protection de la propriété intellectuelle, les solutions préconisées par E. Ostrom parient sur un logique inverse et ont donc toujours pour préalable une étude approfondie du point de vue des acteurs impliqués. Plus généralement, elle écrit : « Je suis très heureuse que mes travaux circulent sur le Net, et je suis également contente d’y trouver beaucoup de recherches. Cela devrait nous obliger à adopter une attitude respectueuse vis-à-vis du travail de longue haleine fourni par d’autres11. »

La fin du « grand leurre » politique ?

Le grand leurre politique consiste à présenter l’État comme le garant suprême de l’intérêt commun. Par la répétition de ses propres mensonges, sa complaisance de nouveau riche à s’afficher avec les riches d’hier et d’aujourd’hui et son acharnement à ignorer l’ampleur des mouvements populaires qui s’opposaient à sa politique, le pouvoir sarkozyste a certainement contribué à effacer ce leurre. Paradoxalement, le milliardaire américain Warren Buffet l’avait cyniquement annoncé dès novembre 2006 : « Il y a une guerre de classe, c’est certain, mais c’est ma classe, la classe riche qui fait la guerre et nous sommes en train de la gagner12 » . La filiale française du consortium des dirigeants de ce monde a défait, jour après jour, la fable de « la réforme du capitalisme » inventée par le président Sarkozy dès les premiers mois de la crise financière et l’on a vite compris qu’entre la « racaille » des banlieues et celle du capitalisme financier, le choix était fait depuis longtemps, depuis toujours en réalité. Et contre ce gouvernement, simple factotum du capitalisme financier, les manifestants de l’automne 2010 donnèrent à leur bataille « la dimension d’une lutte sociale totale contre le néolibéralisme13 ».

C’est à nous de saisir et de désigner les liens réellement existant qu’engendrent le marché et ses serviteurs dans toutes les dimensions, humaines et naturelles, sociales et écologiques de la vie sur Terre. Ces liens, les classes dominantes ont su les tisser au cours des siècles, au prix de souffrances humaines inouïes et de destructions massives de nos habitats terrestres ; et pour elles et leurs idéologues, comme l’écrit Edgar Morin, « le marché a pris la forme et la force du destin aveugle auquel on ne peut qu’obéir14 ». Notre pari est inverse, celui de la créativité et de la coopération des forces trop dispersées qui s’opposent aux injonctions du développement dont le déchaînement irresponsable accélère la dégradation de la biosphère menaçant en retour l’humanité de l’homme. Et l’on peut penser avec Edgar Morin qu’en 2010 s’est affirmée une grande force de résistance « informatrice et démocratisante », en Chine comme en Iran, qui a finalement buté sur la violence étatique ; de même que le mouvement social de l’automne en France a provisoirement plié devant l’intransigeance du pouvoir.

Plus récemment en Tunisie, face au bouclage des médias traditionnels et à la censure des médias contrôlés en direct par le dictateur au pouvoir, sa police politique et ses séides du parti unique, la jeunesse a porté la contestation sur le Web, par la diffusion des images et le piratage des sites officiels. Ainsi, les « cybermilitants » ont précipité la chute du dictateur. Comme le confie Khaled, étudiant tunisien de 21 ans, « le soir de la mascarade de Ben Ali, la vitesse de circulation des messages a été multipliée par cinq. 120 personnes m’ont envoyé l’appel, que j’ai transmis à 300 contacts15. » Les messages des internautes ont bien entendu largement débordé les frontières du pays, puisque les Tunisiens se sont adressés à leurs amis de tous les pays voisins pour y faire reculer la peur face aux régimes autocratiques et corrompus de la région. Le message a été entendu en Égypte.Les jeunes Égyptiens ont pris le relais de leurs camarades tunisiens et enclenché un soulèvement populaire porté par l’exigence de liberté ; soulèvement dont le premier résultat tangible a été, le 11 février, la chute de Moubarak, symbole haï d’un pouvoir autoritaire et corrompu. En France même, ils ont contribué à la prise de conscience du cynisme de nos gouvernants qui, jusqu’au bout, ont soutenu les milices et les gangsters de la holding Ben Ali et de son État voyou, et ne se sont à aucun moment désolidarisés du régime ami qui régnait au Caire.

Au-delà et plus globalement, il ne faut surtout pas oublier la déferlante WikiLeaks, annonçant une guerre planétaire d’un type nouveau « entre, d’une part, la liberté informationnelle sans entrave et, d’autre part, non seulement les États-Unis […], mais un grand nombre d’États […], et enfin les banques qui ont bloqué les comptes de WikiLeaks16. »

Nul ne connaît le monde qui naîtra

N’est-il pas dépassé le rêve d’Eve Chiapello, que se constitue « une nouvelle nébuleuse réformatrice pour inventer le monde de demain17 » ? Une nébuleuse réformatrice ( selon elle) du capitalisme fondée sur la reconnaissance des limites écologiques du mode de croissance capitaliste et le succès du slogan de l’altermondialisme « Un autre monde est possible ». Voici que sous l’effet de la violence des politiques d’austérité naissent, en Europe et sur tous les continents, des mouvements sociaux qui délégitiment les injustices du système capitaliste et dont l’imagination ouvre la voie à de nouvelles possibilités d’action pour un avenir écologiquement viable et socialement juste ; et au-delà, ces mouvements font éclater les bulles et les leurres mystificateurs agités par les portes-parole ventriloques du système politique injuste, sclérosé, aveugle et souvent répressif qui nous domine, presque partout dans le monde. Le slogan « Je lutte des classes », lu dans les manifs de l’automne, laisse bien augurer de ces « issues inimaginables que l’histoire dévoile en se faisant » qu’évoquait Roland Barthes18 au siècle dernier.

Le 12 février

Jean-Paul Deléage : Éditorial du numéro 41 de la revue Écologie & Politique

1 A. Sinaï, «  Le faux nez de la biodiversité », Le Monde diplomatique, décembre 2010.

2 E. Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collectives Actions, Cambridge University Press, 1990; Gouvernance des biens communs, De Boeck, 2010.

3A. Le Roy, « Entretien avec Elinor Ostrom »,

4 C. Lesnes, « Climat, l’objectif américain contesté au Congrès. Les républicains s’opposent à la baisse, par voie réglementaire, de 17 % des gaz à effet de serre », Le Monde, 12 janvier 2011.

Quatre sénateurs républicains avaient déjà en décembre adressé une missive à Hillary Clinton lui enjoignant de ne pas verser les 3 milliards de dollars que Washington avait promis au titre de « fast start », au motif que les preuves avancées par le GIEC « sont exagérées ou simplement fausses ».

5 Voir l’éditorial de L’Usine à GES, 73, décembre 2010.

6 A. Tilly, « Le carbone a la côte. Camorra du jeudi », L’Usine à GES, 73, décembre 2010.

7 Editorial de L’Usine à GES, décembre 2010.

8 F. Boccara, « Economie et écologie. Où en est-on ? », La Pensée, 363, juillet/septembre 2010, p. 53-69.

9 G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, no. 3859, 13 decembre. 1968, p. 1243-1248.

10 A. Le Roy, article cité.

11 Ibid.

12 La citation a été exhumée par Ben Stein, « Class Warfar, Guess Which Class Is Winning », The New York Times, 26 novembre 2006.

13 P. Dardot et C. Laval, « Le retour de la guerre sociale », Tous dans la rue, le mouvement social de l’automne 2010, avec une superbe préface de Gérard Mordillat, Seuil, 2011.

14 E. Morin cite ce proverbe turc : « Les nuits sont enceintes [et nul ne connaît le jour qui naîtra] », Le Monde, 9-10 janvier 2011.

15 Cité par I. Mandraud, « En Tunisie, la révolution en ligne », Le Monde, 18 janvier 2011.

16 E. Morin, article cit.

17 E. Chiapello, « Une nouvelle nébuleuse réformatrice pour inventer le monde de demain », Le Monde, 16 juin 2009.

18 J.-M. Durand, « Tous dans la rue : pas de retraites pour le peuple français », Les InRocks, 8 janvier 2011.

Crise historique de la relation de l’humanité et son environnement

Voici un ouvrage qui mérite une très large diffusion. Comme l’indique Michel Husson ( http://hussonet.free.fr/tanuri.pdf) dans sa préface « Puisse sa lecture convaincre les écologistes de la nécessité d’être anticapitaliste. Et vice versa. »

Avec brio, Daniel Tanuro fournit des « savoirs indispensables à la décision ». Il articule  discussions sur les données (GIEC, cycle du carbone, montée de eaux, etc.), analyses de « L’énormité de la chose » et des réelles politiques, menées derrières les mots, les effets d’annonces « politique de gribouille » (par exemple les politiques de B. Obama).

Contre les neutralités inventées, d’un coté il souligne qui sont et seront les principales victimes des conséquences du réchauffement climatique ( les populations dites pauvres, au Sud et ici), de l’autre il trace des perspectives entre « le nécessaire et le possible ».

 Si le livre n’était que cela, il serait déjà d’un apport très appréciable. Mais l’auteur replace « le réchauffement climatique, la crise écologique » dans l’histoire de l’humanité. Contre une fausse conscience anthropique (les hommes détériorent la planète, la nature, le climat), Daniel Tanuro montre les effets de rupture causés par le mode de production capitaliste « le réchauffement que nous subissons est dû principalement à la combustion de combustibles fossiles depuis deux siècles, depuis la révolution industrielle ». Ce qui lui permet aussi d’analyser les « solutions de marché » (le capitalisme vert et ses dérivés).

Il n’oublie pas de tirer le bilan des invraisemblables destructions en Urss, de critiquer les positions des « décroissants » qui souvent focalisent sur les comportements individuels en détournant l’attention des mécanismes structurels et de montrer les impasses des « marxistes », avant de conclure sur « La seule liberté possible ».

 En nous rappelant que « Contrairement aux insectes sociaux, nous ne reproduisons pas notre existence à l’identique : nous développons des modes de production qui tendent à devenir de plus en plus complexes. » Daniel Tanuro inscrit la question dite du réchauffement climatique dans ses dimensions relationnelles (humanité/nature) « Ce qu’on appelle  »crise écologique » est plutôt une crise historique de la relation entre l’humanité et son environnement » et sociales. Si nous produisons, à partir de contraintes réelles, nos modes d’existence, les alternatives que nous pourrions élaborer ne peuvent être réduites au technique, les solutions sont de l’ordre des choix, de la politique« L’impasse n’est donc pas physique mais sociale. Le fond de l’affaire est politique » ou « l’issue ne réside pas fondamentalement dans le développement technique mais dans le choix politique de faire tout ce qui est possible pour éviter le basculement du climat, indépendamment des coûts. »

Sans nier l’importance d’autres débats, je voudrais souligner plus particulièrement deux dimensions dans les analyses de l’ouvrage, ci-dessus évoquées.

En partant d’un constat « Le problème est que le genre humain produit socialement son existence et que le mode actuel de cette production est précisément la cause de destructions écologiques » Daniel Tanuro souligne que « Nous sommes confrontés à l’obligation d’une révolution énergétique qui implique une utilisation maîtrisée des ressources naturelles et une réorganisation sociale, donc un plan stratégique complexe articulant de nombreux éléments quantitatifs et qualitatifs, à la fois sur le plan écologique et sur le plan social. »

Et l’auteur ne tourne pas autour du pot : « la mesure prioritaire pour stabiliser le climat n’est le déploiement de nouvelles technologies vertes, mais la diminution de la consommation d’énergie, donc de la production et du transport de matières ». Ce qui pose immédiatement la question de qui décide ?

Mais cela ne saurait signifier l’abandon du nécessaire développement mais plutôt un autre mode de développement : « Le droit des peuples au développement, fondamental et inaliénable, ne peut se concrétiser que si le Sud saute par dessus « l’étape fossile » des pays développés, c’est à dire si son développement se base immédiatement sur les renouvelables, ce qui implique un autre mode de développement. »

Il convient aussi de souligner, les impasses ou les creux, dans la pertinente analyse du mode de production capitaliste par Marx « Il est frappant que, dans l’analyse de la révolution industrielle, Marx et Engels n’aient tout simplement saisi l’énorme portée écologique du passage d’un combustible renouvelable, produit de la conversion photosynthétique du flux solaire, le bois, à un combustible de stock, produit de la fossilisation du flux solaire et par conséquent épuisable à l’échelle historique des temps, le charbon. »

Comme l’indiquaient, dans d’autres domaines ces auteurs il n’y a pas de neutralité a-historique des techniques employées par les humains, ou pour le dire comme l’auteur, même si je reste réticent à la notion de matérialisme historique « Accepter la neutralité des sources énergétiques, comme le font certains partis qui se réclament du marxisme mais soutiennent le nucléaire, revient dès lors à se mettre en contradiction  avec une prémisse fondamentale du matérialisme historique : le caractère historiquement et socialement déterminé des technologies. » Ce qui l’implique la priorité définie par Daniel Tanuro « il faut sortir au grand jour le cheval de  Troie – l’amalgame entre énergie de flux et énergie de stock – et son avatar : le schéma linéaire ressources > produit > déchet ».

Daniel Tanuro souligne les apports de Via Campesina « En développant concrètement l’apport possible de leurs revendications à la stabilisation du climat, ils (les paysans et l’organisation Via Campesina) conféreront une légitimité sociale énorme à leurs mobilisations et découvriront qu’ils sont capables, en s’unissant, de relever ce défi climatique qui leur apparaît aujourd’hui comme un obstacle infranchissable et terrifiant ». Plus largement il insiste sur « L’intrication du social et de l’environnemental doit être pensée comme un processus en mouvement constant, comme une production de nature. »

Et l’on ne peut que regretter que les luttes contre les licenciements, par exemple dans l’industrie automobile, n’associent pas ces deux dimensions permettant de vivre aujourd’hui sans détruire nos lendemains.

Il y a dans ce livre, bien des propositions à discuter, des analyses à conforter, d’autres probablement à mieux articuler, mais là n’est pas l’essentiel. Ces analyses sont un des fondements raisonnables et plausibles à l’écosocialisme comme alternative ici et maintenant.

Et s’il s’agit bien de la construction d’un « système coordonné centralement mais très décentralisé » il sera nécessaire de reprendre les débats autour des centres de décision (démocratie locale, nationale voire européenne et internationale) et des pratiques autogestionnaires.

« Expression concentrée des combats désormais indissociables contre l’exploitation du travail humain et contre la destruction des ressources naturelles par le capitalisme, l’écosocialisme ne découle pas d’une vision idéaliste sur « l’harmonie » à établir entre l’humanité et la nature mais de la conviction que la vraie richesse réside dans l’activité créatrice, le temps libre, les relations sociales et la compréhension émerveillée du monde. »

Lectures complémentaires possibles : Capital contre nature (Sous la direction de Jean-Marie Harribey et Michael Löwy, PUF, Paris 2003) et : Pistes pour un anticapitalisme vert ( Cahiers de l’émancipation, coordination Vincent Gay, Editions Syllepse, Paris 2010).  Opérer une révolution culturelle dont l’anticapitalisme à besoin

 

Daniel Tanuro : L’impossible capitalisme vert

Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, Paris 2010, 301 pages, 16 euros

Didier Epsztajn

Ecologie contre capitalisme

Cet excellent recueil d’essais est l’expression d’un point de vue critique et radical, qui ne craint pas de mettre en question les fondements mêmes du système socio-économique actuel. Son hypothèse fondamentale est la suivante : il existe une contradiction inhérente entre le système capitaliste, fondé sur le besoin d’expansion, d’accumulation et de croissance illimitée, et les écosystèmes de la planète. Un facteur particulièrement important dans ce conflit est le poids décisif, dans les économies capitalistes avancées, des intérêts liés aux énergies fossiles et au complexe automobile-industriel, avec tout ce qui en découle (le réseau routier, l’urbanisme, etc.). Le capitalisme fonctionne comme un juggernaut dont le moteur est la recherche obsessive de l’accumulation et du profit. Or, la planète ne peut pas supporter une production de biens et de déchets qui double toutes les 25 années : il n’y a pas de « truc » technologique qui permette une croissance économique illimitée dans le cadre d’une biosphère limitée. Économiser de l’énergie, produire des voitures qui gaspillent moins d’essence c’est bien, mais ce n’est pas du tout une solution à un problème qui est global et immense.

Face à la crise écologique qui s’approche à une vélocité géométrique – disparitions des espèces, changement climatique, pollution de la terre, de l’air et des océans, accumulation de déchets toxiques ou nucléaires, désertification, etc. – comment réagissent les élites possédantes ? Un bon exemple est Lawrence Summers, ancien chief-economist à la Banque mondiale et aujourd’hui chef du Conseil économique national, un organe du Bureau exécutif du président des États-Unis. Dans un mémorandum interne daté de 1991 et publié par la presse grâce à une fuite, il développait l’argument suivant : « Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués. La qualité de l’air y est d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles ou Mexico […]. Il faut encourager une migration plus importante des industries polluantes vers les pays les moins avancés […]. Le calcul du coût d’une pollution dangereuse pour la santé dépend des profits absorbés par l’accroissement de la morbidité et de la mortalité. De ce point de vue, une certaine dose de pollution devrait exister dans les pays où ce coût est le plus faible, autrement dit où les salaires sont les plus bas. Je pense que la logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles est imparable. » Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une vue de l’esprit, mais d’une pratique assez courante des pays industrialisés…

Certes, mais comment exporter le changement climatique ? Dans un autre mémorandum, daté lui de 1992, L. Summers faisait ses comptes et arrivait à la conclusion que le ralentissement de la croissance économique mondiale dû au réchauffement planétaire serait, au cours des deux prochains siècles, de… 0,1 % par an. Une variante est la proposition du journal The Economist, faite la même année, qui revient, en substance, à : « eh bien, si le niveau de la mer va augmenter, ce n’est pas tellement grave, on construira de murailles maritimes pour contenir les eaux ». On peut croire qu’il s’agit d’un point de vue ancien, aujourd’hui dépassé, mais le refus continu du gouvernement états-unien de signer le Protocole de Kyoto montre la persistance d’une attitude de dénigrement envers les dangers.

Certes, les élites européennes ont montré plus de clairvoyance, en ratifiant, avec d’autres pays (Japon, Russie), le protocole. Mais ces accords ne sont qu’un premier pas, très (trop) modeste, bien en deçà des réductions massives d’émissions de gaz à effet de serre nécessaires – selon la plupart des scientifiques – pour empêcher un changement climatique catastrophique. En outre, une série de mécanismes réduisent considérablement la portée de ces accords : le marché de droits d’émission, la déduction des forêts, considérées un peu trop vite comme « puits de carbone », l’absence de pénalités pour le non-respect des engagements. Le résultat est que la plupart des pays ne tiennent pas les engagements de réduction pris et on risque d’arriver en 2012 sans même avoir atteint le très insuffisant objectif affiché pour cette date.

La conclusion de l’auteur est que l’humanité se trouve à un tournant historique : pour sauver la civilisation humaine et la vie sur la planète, il ne suffit pas de ralentir les tendances destructrices du système, mais de les inverser avant que l’environnement ne soit irréversiblement mutilé. Il y a urgence parce que nous commençons déjà à transgresser certains seuils écologiques critiques.

Le défi est donc de repenser le progrès, en dépassant la conception purement quantitative promue par l’économie de marché capitaliste. L’alternative serait un développement associant l’écologie et la justice sociale, fondé sur les vrais besoins sociaux (et non ceux artificiellement créés par le marketing) démocratiquement définis par la population. Cela ne peut pas résulter d’un simple changement des comportements individuels, mais d’une transformation structurelle, à caractère « écosocialiste », portée par des mouvements sociaux combatifs. Cela implique, entre autres, de dépasser l’actuelle séparation et hostilité entre défenseurs de l’environnement et syndicats arc-boutés sur la défense de l’emploi – comme ce fut le cas aux États-Unis, autour de la question de la forêt ancienne de la zone Pacifique Nord. Pour gagner les travailleurs et leurs syndicats à leur lutte, les écologistes doivent rompre avec leur indifférence sociale et être capables de faire des propositions concernant la « reconversion écologique » de la force de travail des industries qui détruisent l’environnement – une question que se posent déjà certaines organisations syndicales.

Une critique des thèses démographiques de Malthus et de ses disciples, et une étude des rapports entre Marx et le chimiste allemand Liebig complètent le dossier. Le livre de John Bellamy Foster est polémique et stimulant, et apporte un point de vue peu habituel dans les débats écologiques. Tant mieux !

John Bellamy Foster : Ecology against capitalism

Monthly Review Press, New York, 2002

Michael Löwy

Opérer une révolution culturelle dont l’anticapitalisme à besoin

Première publication d’une nouvelle collection « Clairement ancrés dans la gauche radicale, les Cahiers de l’émancipation ont pour vocation d’établir des liens entre les diversités des générations et des expériences et en extraire les germes des lendemains possibles. »

En cherchant à nouer les réflexions entre écologie, anticapitalisme et mouvement ouvrier, ce petit ouvrage trace quelques pistes. Le volume est composé de huit textes, plus ou moins aboutis. Je me limiterais à quelques éléments traités.

François Chesnais (Écologie, luttes sociales et projet révolutionnaire pour le 21e siècle) revient sur les analyses critiques de l’économie politique, la consubstantialité de la recherche de croissance illimitée du capital et de la marchandise, et prolonge sur les conditions non librement choisies d’activité des hommes et des femmes.

La crise écologique renforce cette dimension et implique de prendre en compte les effets des changements de temporalités « Avancer l’idée de la rencontre entre la crise économique et la crise écologique dans ses différentes dimension soulève la question de leurs temporalités respectives ».

L’auteur insiste sur la nécessité de trouver des « formes de propriétés sociales renouvelées »

L’article de Daniel Tanuro (Marxisme, énergie et écologie : l’heure de vérité) souligne la  discontinuité majeure produite par la transition du bois à la houille comme ressource énergétique. La non prise en compte de la substitution d’une « énergie de flux (renouvelable) » à une « énergie de stock (non renouvelable) » est à ses yeux un défaut majeur dans l’analyse du capitalisme.

L’auteur critique l’absence de prise en compte du « concept de métabolisme social » pour questionner et aborder différemment les problèmes de gestion des ressources.

Je suivrais, moins l’auteur lorsqu’il évoque que « la conscience écosocialiste doit être introduite dans la classe ouvrière de l’extérieur » grosse de bien des dangers de substitutionisme dans les rapports entre ceux et celles qui savent et les autres.

Armand Farrachi avance quelque solutions, alimentées par des exemples, face aux destructions massives et en défense de la biodiversité. « Il importe de rétablir les équilibres naturels : maintien des écosystèmes avec proies et prédateurs, suppression de la notion d’espèce nuisible, réintroduction quand c’est possible d’espèces après avoir remédié aux causes de leur disparition, régénération naturelle (et non commerciale) des forêts, dépollution des cours d’eaux, conservatoires botaniques, etc. »

Plus discutable me semble l’idée de conservation de la nature « pour ce qu’elle est »

Laurent Garrouste (De la lutte contre l’exploitation physiologique à la transformation écosocialiste du travail) suggère d’approfondir la théorie de l’exploitation « un même processus et une même logique conduisent à la destruction de la nature et à l’usure du travailler ».

Tout en soulignant « La soumission du travail humain au rythme de la machine », je pense que l’auteur contourne, en partie, les mécanismes engendrant la souffrance au travail  (domination au travail versus domination du travail). Il décrit cependant en détail, l’intensification du travail, l’augmentation des contraintes liées aux normes et aux délais, les troubles musculo-squelettiques, les atteintes à la santé psychique.

Laurent Garrouste prône une transformation écosocialiste de la production qui implique « une garantie effective du droit à l’emploi, les travailleurs des activités réorganisées conservant leur contrat de travail, leur rémunération et leurs droits sociaux jusqu’au reclassement sur un emploi de rémunération et de qualification au moins égales. »

Manuel Gari dans son article « Le changement climatique : un défi pour le mouvement ouvrier » énonce les implications pour le syndicalisme des nécessaires adaptations des industries et donc des emplois.

« Il existe une responsabilité  »commune mais différenciée » entre les pays industrialisés et le reste du monde, pour reprendre la terminologie utilisée dans les sommets  mondiaux sur le climat. » L’écologisation des différentes sociétés impliquent des ruptures et des conflits. « Le problème est que cette destruction et cette création d’emplois se répercutent de manière différente selon les lieux et les temps, ce qui pose un défi tactique que les syndicats et les gouvernements doivent résoudre. »

Enfin, Vincent Gay replace la naissance de l’écologie politique dans les sillons de mai 68.

Un ouvrage d’une brulante actualité, porteur de débats et qui n’esquive pas les problématiques difficiles.

Cahiers de l’émancipation : Pistes pour un anticapitalisme vert

Coordination Vincent Gay

Editions Syllepse, Paris 2010, 130 pages, 7 euros

Introduction sur le site de Contretemps : http://www.contretemps.eu/lectures/pistes-anticapitalisme-vert

Didier Epsztajn