La crise est souvent pensée du point de vue de l’économie, plus rarement sous l’angle du travail et des actions collectives. Ce numéro de la revue « Les Mondes du Travail » nous propose des analyses au cœur des processus de production. « La crise vient retravailler les rapports de force entre les acteurs sociaux tout en faisant émerger de nouveaux acteurs qui viennent questionner les organisations traditionnelles et conduisent dans certains cas à des prises de positions assez inédites ».
La « crise » est utilisée par le patronat pour renouveler l’appareil productif dans le cadre d’une nouvelle division internationale du travail et « accélérer le processus de détérioration des conditions de travail et d’emploi » sous prétexte d’améliorer la compétitivité des entreprises. Les discours, tels des mantras, visent « à enjoindre les salariés à faire l’effort de s’adapter aux »contraintes de la mondialisation financière » ». L’instabilité permanente, comme « aiguillon de l’économie » se combine à la banalisation de « l’idée de la crise comme un état normal du vécu contemporain du travail »
Le dossier « Travail et action collective en temps de crise » est divisé en trois parties : la première sur des analyses sectorielles industrielles ou sociales (automobile, chantiers navals, cadres-ingénieurs-techniciens, aéroport), la seconde sur trois pays (Grèce, Espagne, Allemagne), Stéphen Bouquin proposant en « conclusion » une analyse plus globale des réformes du marché du travail.
Dans l’automobile, les suppressions d’emplois chez les constructeurs, souvent réalisés sous forme de « départs volontaires négociés », se conjuguent aux licenciements et aux fermetures d’usines chez les équipementiers et autres fournisseurs. René Mathieu et Armelle Gorgeu analysent la détérioration des conditions de travail en lien avec les transformations de l’organisation ayant « comme principal objectif de supprimer des postes ». Les auteur-e-s soulignent les liens « entre la lean production, l’intensification du travail et les risques pour la santé des salariés », le retour de l’organisation taylorienne entraînant la répétitivité des gestes, une division des tâches plus importante, la remise en cause de la polyvalence au profit de la polyactivité, etc.
Dans cette filière industrielle, la récession « a accéléré un mouvement amorcé depuis plusieurs années de réorganisations de la production et de standardisation du mode opératoire dont l’objectif est de réduire les coûts et d’augmenter la productivité du travail ».
Sur les chantiers navals, les « transformations conduisent à l’éclatement des statuts professionnels et reconfigurent le travail ouvrier ». Pauline Seiller analyse les relations entre salariés en contrat à durée indéterminé (CDI) et travailleurs extérieurs, les effets de la sous-traitance sur les relations de travail, les mécanismes de « dévalorisation réciproque » entre « nationaux » et « étrangers », entre ouvriers « Chantiers » et ouvriers sous-traitants, les conflits et les coopérations, le racisme. L’auteure indique que « le travail des organisations syndicales, qui vise à obtenir un statut unique pour tous les ouvriers du site, est donc remis en cause par une frange d’ouvriers stables » et pose la question du comment parvenir à une unification du monde ouvrier traversé de tensions et de dévalorisation.
Mélanie Guyonvarch et Gaëtan Flocco ont enquêté parmi les cadres, ingénieurs et techniciens. Leur article montre que « les déstabilisations du monde du travail et de l’emploi n’ont pas attendu l’effondrement des places financières mondiales pour se déployer avec force et parfois violence ». Les auteur-e-s analysent comment « la rhétorique de la crise permanente » s’incarne « dans les pratiques des entreprises et les discours managériaux », et les effets produits « auprès des salariés qualifiés de grandes entreprises ». Elle et il traitent donc des fusions-acquisitions, de la contrainte actionnariale redoublant celle de la concurrence internationale, de la contractualisation interne et de la sous-traitance, de la prépondérance accordée au client, etc. et indiquent que les restructurations « peuvent être qualifiées d’offensives ».
Contre la naturalisation des processus sociaux, ici des licenciements, les auteur-e-s soulignent « la déconstruction de ces argumentaires et l’analyse des justifications énoncées montrent qu’il n’y a pas de caractère inévitable pour légitimer les licenciements, mais que des choix de gestion en sont à l’origine » ou « Partant, ces licenciements ne peuvent être considérés comme des dysfonctionnements ponctuels, mais représentent au contraire une conséquence »normale » du fonctionnement économique global dans lequel s’insèrent ces grands groupes ».
Pour les salarié-e-s cadres, les nouvelles normes présentées « comme sources potentielles d’épanouissement personnel » dans un « climat général de guerre économique » où prédominent la « dimension énigmatique des processus économiques et financiers », le « sentiment d’impuissance », le « caractère inéluctable des stratégies d’entreprise », la naturalisation des évolutions, se traduisent par une « adhésion sans attache », des arrangements individuels et « finalement fragiles et provisoires »
J’ai particulièrement été intéressé par l’article sur les luttes ouvrières à l’aéroport de Genève, les impacts de l’externalisation des activités. « Ainsi, dans un même avion travaillent des salariées situées aux deux extrémités de la pyramide sociale : il y a, d’une part, des pilotes majoritairement de sexe masculin et d’origine européenne ; et, d’autre part, des nettoyeuses immigrées de sexe féminin ». Nicola Cianferoni souligne les précarités (économiques, temporelles et projectionnelles), la dimension sexuée et les temporalités des luttes, ou les manifestations de solidarité dans un pays ou les grèves sont rares et le droit de grève très encadré.
Les trois articles sur les syndicats grecs, le syndicalisme en Espagne et les syndicalistes allemands de l’IG Metall montrent les effets des orientations politiques néolibérales en Europe, analysent les pratiques et positionnements syndicaux et les différentes mobilisations sociales.
Ces mobilisations en Grèce et en Espagne, au delà des difficultés liées en partie à la violence des politiques gouvernementales et aux politiques passées et présentes des organisations syndicales, n’en montrent pas moins des expériences riches d’enseignement dans la recherche d’alternatives politico-sociales autour du refus de la politique de l’Europe et du FMI.
Ces articles pourraient être complétés par les textes d’associations remettant en cause la dette illégitime ou sur les expériences de reprise de certaines entreprises sous « contrôle ouvrier » ou en autogestion.
L’article sur l’Allemagne fait ressortir la profonde division entre salarié-e-s stables et intérimaires et la difficulté à agir collectivement contre cet « objet insaisissable » : la crise, dans le pays le plus développé et le plus riche d’Europe.
Stéphen Bouquin synthétise dans « Quand les réformes du marché du travail favorisent l’insécurité socio-professionnelle » un état des lieux après la crise financière de 2008, dont le sous-emploi et le creusement des inégalités. Il interroge la vision néoclassique, ultra-libérale du travail et la conception de la crise comme « opportunité à saisir ». Il s’agit pour les États et les directions des entreprises d’augmenter « l’insécurité socio-professionnelle », de réduire la masse salariale définie uniquement comme un coût, de remarchandiser l’emploi et de développer le management par la peur.
L’auteur conclut : « S’il est encore trop tôt pour analyser de manière globale les attitudes des salariés, les premières enquêtes permettent de formuler l’hypothèse que la loyauté et l’implication dans le travail seront rudement mis à l’épreuve ».
Sommaire
Grand entretien avec Anselm Jappe « La financiarisation et la spéculation sont des symptômes »
Dossier : Travail et action collective en temps de crise
Introduction par Mélanie Guyonvarch et Jean Vandewattyne
René Mathieu et Armelle Gorgeu : Les effets de la récession dans la filière automobile en France
Pauline Seiller : Travailler dans une industrie en crise(s) : le cas des chantiers navals de Saint-Nazaire
Mélanie Guyonvarch et Gaëtan Flocco : La crise ne date pas d’hier : enquête parmi les cadres, ingénieurs et techniciens (2001 – 2006)
Nicola Cianferoni : Répondre au dumping salarial par la grève ? Le cas de l’Aéroport de Genève
Christina Karakioulafis : Les syndicats grecs dans le contexte de crise économique
Antonio Antón Morón : Défis et perspectives pour le syndicalisme en Espagne
Meike Brodersen et Jean Vandewattyne : La crise et ses effets vus par des syndicalistes allemands de l’IG Metall
Stéphen Bouquin : Quand les réformes du marché du travail favorisent l’insécurité socio-professionnelle
Contre-champ
Daniel Bachet : Résistance, autonomie et implication des salariés. Quelle sociologie pour le travail ?
http://www.lesmondesdutravail.net/
Les Mondes du Travail N°12, Evry 2013, 162 pages, 15 euros
Didier Epsztajn