Introduction de Wilfried Lignier et de Julie Pagis à leur ouvrage : L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social

Avec l’aimable autorisation des auteurs et des Editions du Seuil

L’enfance n’est pas l’expérience libre d’un monde à part, mais l’appropriation réglée du monde existant. Chacun d’entre nous, dès ses plus jeunes années, a été d’emblée pris dans un univers achevé bien avant lui, pré-structuré, pré-orienté, un monde qu’il fallait apprendre à maîtriser, pour agir au quotidien, et au-delà pour se trouver une place, si possible agréable, légitime. Dans ce type d’effort, ce ne sont pas seulement des techniques neutres et génériques, utiles pour elles-mêmes, que les enfants acquièrent, comme lorsqu’ils apprennent à manger, à marcher, à parler ou à écrire. Il s’agit aussi pour eux de maîtriser un ordre, un système de différences et de forces, au sein duquel leurs techniques, et plus largement toutes leurs activités pratiques, prennent un sens – parce qu’elles reviennent toujours à entrer en rapport avec cet ordre, qu’il s’agisse de s’y conformer ou, au contraire, de s’en émanciper. La psychologie du développement a plutôt insisté, dans le sillage de la théorie piagétienne1, sur l’ordre naturel et matériel : elle s’est intéressée, par exemple, à la compréhension que les enfants peuvent avoir, dès le plus jeune âge, des différences de couleur ou de forme2, ou encore à l’appréhension enfantine de la gravité3. Mais l’ordre en question est aussi social. Les différences matérielles qui importent sont très régulièrement associées à des différences symboliques ; dès l’origine, les forces auxquelles nous sommes soumis ne sont pas seulement physiques, mais aussi morales, voire politiques. Ce ne sont donc pas uniquement les objets, dans leur apparence immédiate, dans leurs mouvements, dont on apprend à se méfier ou, au contraire, que l’on apprend à apprécier dans l’enfance, mais aussi les gens, ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Là où nous naissons, dans les conditions où nous grandissons, nous percevons des personnes prestigieuses et d’autres méprisées, des groupes dont on se sent proche et d’autres qui ne suscitent que l’indifférence ou le dégoût, des comportements spontanément plaisants et des manières détestables, des idées, des valeurs qui paraissent respectables et d’autres fausses et insensées. Continuer à lire … « Introduction de Wilfried Lignier et de Julie Pagis à leur ouvrage : L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social »

Modalités enfantines d’appréciation et de dépréciation

« L’enfance n’est pas l’expérience libre d’un monde à part, mais l’appropriation réglée du monde existant ». Pour le dire avec d’autres mots, les individu-e-s n’existent et ne se construisent que dans des rapports sociaux, il n’y a pas d’être humain « pré-existant » sans relation aux autres.

Je choisis de m’attarder sur l’introduction. Continuer à lire … « Modalités enfantines d’appréciation et de dépréciation »

Cornichons et autoreproduction de la caste de haute hiérarchie militaire

L’auteure met d’emblée les pieds dans le plat : lorsqu’elle entame sa recherche sur l’institution militaire1, elle ne rencontre que désintérêt et sarcasmes de la part de ses collègues de l’Université : « En dehors d’un léger [c’est moi qui souligne] réflexe antimilitariste, le terrain militaire n’inspirait plus grand-chose aux intellectuels académiques ou critiques que je fréquentais. Si les uns et les autres avaient pu déployer une certaine énergie, quelques décennies auparavant pour éviter [c’est encore moi qui souligne] le service militaire […], ils ne semblaient pas avoir conservé grand-chose des critiques féroces que leurs aînés avaient, en leur temps, forgés contre la guerre d’Algérie et la conscription. » On devine derrière cette ironie que l’« antimilitarisme » évoqué n’est qu’une posture pour les dîners en ville où l’on raille à bon compte les militaires (les propos sont « plus volontiers moqueurs qu’assassins », note l’auteure), tout en laissant le soin aux « autres » – c’est-à-dire aux classes populaires – le soin de payer l’impôt du sang (la conscription hier) et le cens du sang (l’engagement aujourd’hui). Continuer à lire … « Cornichons et autoreproduction de la caste de haute hiérarchie militaire »

Un rapport spécifique aux règles sociales

La critique de l’économie politique permet de comprendre les tendances et les contradictions du mode de production capitaliste. Les rapports sociaux sont simultanément des rapports de pouvoir, des rapports de domination.

François Denord et Paul Lagneau-Ymonet nous proposent de regarder du coté de la structure du pouvoir, de l’inégalité des ressources, du rapport singulier des dominant-e-s – le plus souvent des hommes – au monde social, de la domination de l’ordre économique et de son poids sans précédent, des héritiers, « le passé ne meurt pas : il propulse les vivants dans une course de relais pipée ». Continuer à lire … « Un rapport spécifique aux règles sociales »

Il ne s’agit pas d’attendre, mais, par l’action rebelle, de hâter le millénium

lowy-couv1663-703x1024« LA LITTERATURE PEUT-ELLE CONTRIBUER de façon significative à la connaissance de la réalité sociale ? Peut-elle même apporter des éclairages qui vont au-delà des acquis des sciences sociales ? »

Ma réponse est indéniablement oui. Si je pense, en premier lieu, aux littératures sur les camps de concentration et les génocides, je pourrais aussi parler de Marcel Proust cité par les auteurs, ou de ce roman de Marguerite Duras, relu récemment, « Le square », vous-ne-pouvez-pas-savoir-ce-que-cest-que-de-netre-rien/« Le texte littéraire nous fait connaître le réel autrement que les documents et les analyses historiques et sociologiques ».

Erwan Dianteill et Michael Löwy précisent que leur approche ne relève pas de la sociologie de la littérature, que les œuvres seront analysées comme « des révélateurs de certains faits sociaux ». Pour les auteurs, des textes peuvent permettre de mieux comprendre la réalité sociale que des travaux de sciences sociales. « C’est donc bien en tant que sociologues que nous jugeons les limites de la sociologie ! » Continuer à lire … « Il ne s’agit pas d’attendre, mais, par l’action rebelle, de hâter le millénium »

Articuler les rapports sociaux. Rapports de sexe, de classe, de racisation

Avec l’aimable autorisation de l’auteur

Dans le monde social réel aucun rapport social n’existe à l’état pur : chacun, qu’il s’agisse du rapport de classe, de sexe, de « race » ou de génération, imprime sa marque sur les autres et de même inversement est largement marqué par les autres.

Dès leurs premières élaborations les sociologues féministes ont conçu le concept de rapports sociaux de sexe en l’articulant étroitement avec le concept marxien de rapports de classe. Il ne s’agissait pas pour elles de proposer une lecture du monde social univoque centrée exclusivement sur les rapports de sexe en ignorant les rapports de classe, mais bien d’articuler les deux. De la même manière elles ont pris en compte par la suite les rapports de « race » ou de racisation. Continuer à lire … « Articuler les rapports sociaux. Rapports de sexe, de classe, de racisation »

Norbert Elias : « Le courage de résister aux autorités du passé et de son propre temps »

elias_01Un petit livre de Norbert Elias, récemment éditéi, donne une occasion pour présenter ce sociologue trop peu connu. Né en 1897, juif allemand parti en exil sans  titre universitaire, il finira par voir ses premiers travaux publiés à la fin des années soixante. Ses analyses des rapports entre les structurations individuelles et la société ont pour notre époque une grande actualité. Continuer à lire … « Norbert Elias : « Le courage de résister aux autorités du passé et de son propre temps » »

Une sociologie pragmatique

Présentation de Max Weber.

product_9782070785285_195x320Max Weber fait partie des théoriciens les plus cités et, suivant son traducteur Jean-Pierre Grossein, le plus mal compris. Pour des raisons qui tiennent à la fois à la traduction d’un allemand volontiers touffu et d’une simplification de cette pensée dont les concepts sont souvent évolutifs. Rançon de ce pragmatisme, école dont se réclame ce sociologue. Ainsi le lien effectué entre le protestantisme et le capitalisme n’est pas aussi simpliste, dans le texte wébérien, que la présentation des manuels de sociologie. Tout est dans les nuances. Continuer à lire … « Une sociologie pragmatique »

Derrière le teint moralement rose

22510100860980LDans sa présentation, Nia Perivolaropoulou indique, entre autres, que « Kracauer est parti littéralement, à la découverte du monde des employés », que la description de leur situation matérielle passe par « l’appréhension concrète de leur vie quotidienne ». Elle présente les travaux de Siegfried Kracauer sur les industries culturelles et particulièrement sur le cinéma, le Berlin de la fin des années 20 et les employés, les espaces typiques d’une couche sociale, « Les descriptions kracaueriennes des formes spatiales visent à rendre manifeste un inconscient social qui relève d’un registre optique », les techniques de montage utilises par l’auteur, l’articulation entre le général et le particulier… Continuer à lire … « Derrière le teint moralement rose »

Regarder avec l’attention de la connaissance

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La sociologie. « En rendant visibles les régularités collectives ou les habitudes dont les individus ne sont pas toujours conscients, en mettant en lumière des structures, des mécanismes ou des processus sociaux qui sont rarement le produit de la volonté des individus tout en les traversant en permanence de manière intime, elle a infligé à l’humanité une quatrième blessure narcissique »

Dans son introduction, Bernard Lahire souligne, entre autres, que « l’individu n’est pas une entité close sur elle même », la réalité des dissymétries ou des inégalités, les rapports de domination et d’exploitation, les exercices de pouvoirs ou les processus de stigmatisation… Il parle de ceux qui ont intérêt à faire passer les vessies pour des lanternes « des rapports de forces et des inégalités historiques pour des états de fait naturels, et des situations de domination pour des réalités librement consenties ». Continuer à lire … « Regarder avec l’attention de la connaissance »

Critiques des fondements sociaux du racisme

uneDans son introduction « Le sens dessus dessous du racisme européen », publiée avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse, le-sens-dessus-dessous-du-racisme-europeen/, Pietro Basso explique sa démarche et souligne, entre autres, la mise en lumière du « cœur, qui malheureusement bat encore fort, du racisme doctrinaire et ses rapports avec le néocolonialisme, l’exploitation de classe, le sexisme ». Il parle du racisme institutionnel contre les « immigrés musulmans, les Rroms, les sans-papiers et les demandeurs d’asile ». Continuer à lire … « Critiques des fondements sociaux du racisme »

La sélection livres de Nicolas Béniès

9782330056629Un polar israélien.

La littérature israélienne forcément contestataire des pouvoirs, surtout ceux de « Bibi », le premier ministre de droite qui est obnubilé par la guerre pour faire passer sa politique antisociale. Lui aussi a déclaré la guerre et d’abord aux Palestiniens pour leur refuser leurs droits… Le « terrorisme » – un terme à la mode qui permet de couvrir toutes les atteintes aux droits démocratiques – sert de paravent. Continuer à lire … « La sélection livres de Nicolas Béniès »

Notre héritage n’est précédé d’aucun testament

Pour Vlad qui fût pour beaucoup dans mon militantisme

Quelques remarques préalables.

3dc5d8f3bd114d764e302047d407f17cJe ne saurais lire cet ouvrage, en abstraction de mon passé, de mon appartenance partisane pendant vingt ans, même si les périodes analysées dans l’enquête par l’auteure me sont étrangères. Je reste dubitatif sur la capacité de certaines « catégories » ou de certains « concepts sociologiques » à saisir les contradictions internes aux rapports sociaux, à rendre compte des mouvantes et historiques complexités. La pluridisciplinarité devrait s’imposer. Il conviendrait, par exemple, de faire une analyse historicisée et comparative avec d’autres organisations dans des configurations institutionnelles différentes, ou dans d’autres territoires, nationaux ou non, de mettre en résonance les histoires (dont la part mythique ou imaginaire) perçues et transposées avec d’autres regards, d’admettre des dimensions très contingentes, etc.

Pourtant, et Florence Johsua le montre remarquablement, des analyses détaillées des trajectoires militantes, des « comment » de l’engagement militant éclairent indéniablement les réalités. Il convient donc de s’intéresser aux « engagements incarnés », aux métamorphoses de l’engagement militant, aux temporalités imbriqués dans les discours, aux pratiques et aux cadres de perception ou de pensée des militant-e-s, à l’interaction entre le contexte politico-social et les possibles « inscrits » dans les parcours des individu-e-s, entre phénomène collectif (un parti envisagé justement comme « une relation sociale ») et activité sociale individuelle… Continuer à lire … « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »

Mettre à jour le canevas et les fils de couleur utilisés


66602Une toile, un tableau et des interrogations radicales sur les socles de nos croyances, le sacré, l’institutionnalisation de la peinture, nos connaissances, des formes de la domination…

C’est toujours avec plaisir, que je m’embarque dans un livre de Bernard Lahire. Derrière le poids apparents des pages, j’y trouve la légèreté des beaux ouvrages, des précisions consistantes, des contrées peu fréquentées, des marges peu interrogées, des plongées dans des espaces si souvent escamotés…

Ici, un peu comme dans un très bon livre noir, la présentation des contextes, la mise en place des regards, importe plus que l’histoire elle-même. Et tout cela, parce « ceci n’est pas qu’un tableau » Continuer à lire … « Mettre à jour le canevas et les fils de couleur utilisés »

Un jour nous serons égaux, c’est-à-dire que n’importe qui pourra étudier n’importe qui

70718321_000_CV_1_000Il est rare que le titre d’un livre en dise aussi long sur le cœur de l’ouvrage. La polysémie du terme « classes » est ici porteuse de sens…

« faire étudier un quartier du 8e arrondissement à quelques dizaines d’étudiants de l’université de Saint-Denis, où je travaille comme enseignant de sociologie »

Un quartier où les murs « ont tant à dire d’une histoire indissociablement urbaine, sociale et coloniale ». Un quartier riche, de riches. Pourquoi n’étudier que les quartiers populaires, les us et coutumes des « pauvres » ? « Il n’y a pourtant pas de pauvres sans riches. Prétendre étudier la société en s’attachant aux uns et en oubliant les autres, c’est comme effacer un continent d’un planisphère, c’est se rendre borgne ». Comment étudier ces bourgeois-e-s sans « trimballer avec soi une cargaison de fantasmes ». Un autre monde, « nouveau et étrange, dont les indigènes présentent des coutumes et préoccupations insolites »… Ce qui implique de « dépasser l’exotisme pour entrer dans la compréhension », d’analyser les dynamiques historiques, les contradictions, les différentes réalités derrière l’unité de façade et « encaisser l’humiliation des multiples rappels à l’ordre social que suscite et affronte la démarche d’enquête ».

Le livre décrit donc les différentes étapes de cette enquête, l’observation, le questionnaire, l’entretien. « En racontant le petit combat des étudiants pour la connaissance d’un monde social dominant, ce livre ne veut pas apitoyer le lecteur sur les déconvenues et humiliations subies dans ce parcours d’investigation, mais plutôt l’amener à les envisager de manière crue et joyeuse ». Et Nicolas Jounin rappelle que toute parole (« experte ») contient « une part d’insolence et de prétention » et qu’« il faut travailler à une répartition égalitaire de cette insolence et de cette prétention »

Je n’indique que certains éléments de cet ouvrage à lire pour ses multiples apports.

Déambuler une première fois dans l’arrondissement, le prix des boissons et la « qualité » des toilettes, les territoires cossus, les curiosités locales, « les envies contrariés et le sentiment de privation », le sentiment de décalage, l’interrogation de son propre ethnocentrisme, les géographies mentales, les vocabulaires véhiculant à la fois des émotions et si peu d’informations, « Tout l’enjeu de l’écriture d’une observation est là : non pas ignorer ses émotions, mais tenter de retracer par quels dispositifs, pratiques ou paroles elles sont produites dans cette caisse de résonance qu’est notre corps socialisé », le « vide » des boutiques, cet espace « chose invisible qui crève les yeux », la palette « des talents » des employé-e-s dont « la capacité à jauger » les visiteurs et les visiteuses, les phénotypes des client-e-s, la vigilance déployée, « entrer dans chacune de ces boutiques et chronométrer le temps qui s’écoule avant d’y être abordé », les prix comme « dispositif d’humiliation », le rappel « à l’ordre social et économique », rappel « de votre place dans cet ordre », les violences « symboliques »…

Indigènes, « tout type de familiers d’un lieu étudié par un chercheur quelconque », le risque de généralisation, l’homogénéisation ou le lissage des réalités…

Première observation « aussi édifiante qu’aveuglante », contraste social éblouissant et perte de nuances, des individu-e-s discret-e-s, des « subalternes » invisibilisé-e-s, les chiffres des réalités sociales, « Si le ghetto est l’agrégation géographique d’individus socialement semblables, alors le 8e est davantage un ghetto que Saint-Denis », la part de « diversité » cachée ou invisibilisée et la place relativement importante de la population « immigrée », l’invasion par les entreprises et ses cortèges de salarié-e-s… L’arrondissement présente donc « de profondes disparités internes, marquées par le sceau de la hiérarchie, posant la question de la coexistence des individus dans un même lieu, ensemble et inégaux ». Un gouffre rendu visible par la volonté de savoir…

L’observateur et l’observatrice sont aussi observé-e-s, « intégrer la manière dont on est reçu dans l’observation même comme composant de l’enquête », le parc comme lieu de travail et lieu de sociabilité, la police, les caméras de surveillance, entrer dans des boutiques, les déboires, s’imposer, « le sentiment de ne pas être « à sa place » est entretenu par l’attitude du personnel », l’hospitalité dégradée et l’expression des sentiments engendrés, « La distance sociale se mesure difficilement, mais elle s’éprouve », le sceau de l’inégalité, les codes vestimentaires, « les limites de notre corps « socialisé »… Et toujours veiller à ne pas essentialiser des signes, ne pas figer leurs possibles sens ou pratiques « la signification des signes est le produit d’un contexte et d’une interaction »…

Compter avant de raconter, « la répétition des observations est un moyen de canaliser et resserrer le flots d’hypothèses défendables », imagination et rigueur, créativité et rigidité, la concentration de banques privées, les locaux prestigieux et le peu d’affichage, les usages différenciés du quartier par les femmes et les hommes, les femmes clientes et salariées, le travail de garde des enfants, la singularisation des lieux, repérer la surveillance, les marques raciales, ségrégation spatiale et hiérarchie sociale, le démontage du racisme, les mots et les expressions, « soumettre en permanence les mots qu’on utilise à un « principe d’inquiétude » », les formes retorses du racisme républicain, caractères apparents, couleur et point aveugle, les Blanc-he-s n’auraient-elles/ils donc pas de couleur ? Ou pour le dire comme l’auteur « Et de quelle couleur sont ceux qui ne sont pas « de couleur » ? », « Une telle expression illustre l’asymétrie propre à l’idéologie raciste, qui traite les racisés comme « différents », mais sans préciser de quoi ils sont différents, sans énoncer la norme implicite dont ils dévieraient », la/le Blanc-he-e invisibilisé-e et les autres visibles…

Mais justement les couleurs, une histoire compliquée pour spécifier, les classifications sont toujours conventionnelles (« arbitraires, contingentes, historiques »), « aucun critère décisif ne permet de déterminer où tracer les frontières entre catégories », le sens commun raciste qui loge en chacun-e de nous. Comment ne pas faire rappel d’une adresse de C. L. R. James à sa compagne, d’un « aparté amoureux » : « En 1946, à Constance Webb qui ne savait pas comment lui exprimer les affres dans lesquelles elle se débattait alors qu’ils avaient une liaison et qu’ils s’apprêtaient à se marier, il dit la chose suivante : « Écoute, ma douce. Crois-tu vraiment que je ne sache pas ce que tu ressens ? Ce n’est pas vraiment une surprise pour moi. Tous les Blancs d’Amérique et d’ailleurs ont des préjugés. Tous ! Tu n’es pas un cas à part. Je savais ce qui te perturbait, mais il fallait que tu le découvres par toi-même. Maintenant, ma précieuse, écoute-moi bien. La seule façon de vaincre de tels sentiments, c’est de les reconnaître comme des préjugés et ainsi, à chaque fois qu’ils se manifestent par le moindre signe, de les combattre ». », C. L. R. James : Sur la question noire. Sur la question noire aux États-Unis 1935-1967, qui-sommes-nous-ici-pour-nous-lever-ou-plutot-rester-assis-et-leur-dire-ce-quils-doivent-faire-ou-ne-doivent-pas-faire/.

Timidité sociale, « la part de soi qui ne se pense pas à sa place », les boutiques, mélange de fascination et d’embarras, questionnaire, réflexivité, apprivoiser l’exotisme, comment un phénomène est érigé en un problème public…

Je souligne les pages et les analyses sur les entretiens, la défense de l’entre-soi, la préservation de l’inaccessibilité d’une zone, la distance sociale, les évidences qui saturent l’existant, les cercles de sociabilité, « ces dispositifs tissent mille fils qui tirent l’existence bourgeoise vers l’accomplissement de sa reproduction sans mésalliance », la défense de communs strictement délimités, le sexisme de prestige, l’excellence sociale incarné au masculin, le statut contesté d’interlocutrice…

Interroger, les humiliations à encaisser, hostilité et stigmatisation, faire face aux vexations, « la distance sociale est escamotée en même temps qu’elle est exhibée », la fiction d’égalité et les abîmes de l’inégalité, faire face aux rappels à l’ordre social…

En conclusion, Nicolas Jounin revient sur le creusement des inégalités, la place des patrimoines financiers, le droit « de tirage sur les richesses produites par la société », le sentiment d’écrasement social, la prise en compte des clivages internes, les rapports qui lient les un-e-s aux autres, les asymétries et les antagonismes. L’auteur parle de point de vue, « considérer sa propre vie comme une expérience socialement et historiquement située » et de pédagogie, « Contre l’ordre établi du savoir, ma préférence va aux enseignements qui permettent de voir et sentir qu’on a affaire à un champ de batailles où il faut prendre parti et s’engager ».

Un livre « succulent », plein d’humour, qui en dit long sur un beau quartier et ses indigènes, tout en favorisant la réflexion sur les enquêtes sociologiques et sur cette discipline (et, je le souligne, sans le jargon, que certain-e-s imaginent preuve de scientificité). Des étudiant-e-s face au mépris social, à la distance (in)imaginable… Un livre qui assume aussi une prise de position politique, « le ton de ce livre se veut une prise de position politique au sein de l’espace inégalitaire de l’enseignement supérieur ». Un livre ouvert à l’espérance, la dernière phrase, en référence à Everett C. Hughes sert de titre à cette note.

Du même auteur :

Un ouvrage collectif : Pierre Barron, Anna Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette : On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Editions La Découverte 2011, il-ny-a-que-dans-les-romans-ou-lon-peut-sattendre-a-une-fin-identifiable-et-irrevocable/

Nicolas Jounin : Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Editions La Découverte 2008, le-batiment-en-dit-plus-long-que-sur-lui-meme/

Nicolas Jounin – Lucie Tourette : Marchands de travail, Raconter la vie – Seuil, Paris 2014, le-marchand-de-travail-vend-quelque-chose-qui-ne-lui-appartient-pas/

En complément possible :

Monique Pinçon-Charlot & Michel Pinçon – Etienne Lécroart : Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ?Mon premier manuel de pensée critique, La ville brule 2014, la-richesse-et-la-pauvrete-nont-rien-de-naturel/

Monique Pinçon-Charlot & Michel Pinçon : La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Zones 2013, Violence de l’exploitation et des dominations, violence de la bourgeoisie

Monique Pinçon-Charlot & Michel Pinçon : Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Zones 2010, Pour vaincre l‘opacité du pouvoir, un de ses remparts les plus solides

Sylvie Tissot : De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Raisons d’agir – Cours & travaux 2011, diversite-et-renouvellement-des-formes-de-linegalite/

Nicolas Jounin : Voyage de classes

Des étudiants e Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers

La Découverte, Paris 2014, 250 pages, 16 euros

Didier Epsztajn

Si l’utopie eut son lot d’écorché-e-s, elle fut la sève de chemins de traverse heureux

27246100611320LJulie Pagis commence son introduction par une interrogation : « Pourquoi réfléchit-on si rarement à ce qui fait tenir l’ordre social ? ». L’auteure parle de ces rares moments où l’ordre établi vacille, le temps ordinaire devient comme suspendu, ce qui semble habituellement accepté est remis en cause… Le sentiment de faire l’histoire remplace celui d’en être le jouet.

En tant qu’auteure, Julie Pagis n’oublie pas se situer (puissent toutes et tous les auteur-e-s en faire autant !). J’ajoute que ce temps, comme une vague non encore épuisée m’a personnellement atteint et a transformé les possibles biographiques.

Je ne ferais pas ici la critique de certains concepts sociologiques, me semble-t-il, trop étirés, ni d’un certain jargon ou de la réduction en catégories gommant le plus souvent les contradictions, les tensions. Il convient, en lecteur/lectrice profane d’accepter de lire, ce qui ressemble plus à une thèse universitaire allégée qu’un livre. Pour rendre justice à l’auteure, le souffle du refus, de rupture, de bifurcation, les couleurs des libérations et de l’espérance, présents dans les récits des hommes et les femmes enquête-e-s, colorient chaleureusement l’ensemble de l’ouvrage.

L’auteure nous propose d’aller au delà de bien des représentations de mai 68, de réinscrire des existences, d’hommes et de femmes, dans une histoire, dans un présent transformant les possibles et de jeter justement un oeil sur les futurs réellement advenus…

« Deux questions principales sous-tendent la réflexion menée dans le cadre de cet ouvrage : celle des rencontres entre trajectoires individuelles et événement politique, celle des incidences de la participation aux événements de Mai-juin 68 sur deux générations familiales » Et comme elle l’indiquera dans sa conclusion, il convient de garder à l’esprit que « l’événement ne fait pas les acteurs comme ils le font ».

Julie Pagis présente son enquête, ses enquêté-e-s, « des soixante-huitards caractérisés par des stratégies éducatives singulières », l’articulation entre statistiques et récits de vie…

Sommaire :

  • Chapitre 1 : Les racines de l’engagement en mai 68

  • Chapitre 2 : Faire l’événement – Registres et effets socialisateurs de la participation

  • Chapitre 3 : Les empreintes sur le long terme de mai 68

  • Chapitre 4 : Travailler à ne pas reproduire l’ordre social

  • Chapitre 5 : Changer sa vie pour changer la vie ? – La politisation de la sphère privée

  • Chapitre 6 : Des micro-unités de génération 68

  • Chapitre 7 : Un effet ricochet sur la deuxième génération ?

  • Conclusion : L’événement, cadre de resocialisation politique

Les analyses de Julie Pagis permettent de comprendre les facteurs qui favorisèrent les ruptures, les heurts dans les « trajectoires », le peu de sens de la notion de « génération unique », les effets socialisateurs du « contact » ou de la participation, les rencontres « improbables » et les émotions qu’elles suscitent, les effets de ces rencontres et/ou de ces émotions…

Pratiques et interactions. « Seule l’articulation de ces deux dimensions permet de comprendre à la fois comment les acteurs font l’événement et comment celui-ci agit sur eux en retour. Autrement dit, les soixante-huitards ne font pas exception : ils ne sont ni de simples produits, ni de simples acteurs de leur histoire, ils sont agis en agissant »

Leçon, peut-être banale, mais au temps des pseudo « identités » et de leur fantasmatique « fixité » ou « nature », il est bon de souligner les effets (re)constructeurs (« tout devient – provisoirement – possible ») de l’action collective et individuelle sur les hommes et les femmes. De souligner aussi, les indispensables auto-organisation, activité collective, auto-détermination…

L’auteure parle aussi des empreintes, non réductibles aux effets du présent vécu, « on ne peut comprendre ce que produit le militantisme sans analyser conjointement ce dont il est le produit »…

Julie Pagis a raison de souligner que ces « micro-unités », ces morceaux de génération, ne sont pas assimilables à « une génération unanimement opportuniste ». Les pages sur les galères, les prix payés, les difficiles « reclassements », les coûts de prise de risques et de mise « en marge », sont particulièrement intéressantes.

Je souligne particulièrement les chapitres « Travailler à ne pas reproduire l’ordre social » et « Changer sa vie pour changer la vie ? La politisation de la sphère privée ». L’auteure parle des effets genrés des « changements ». J’indique, une fois de plus, que la catégorie « classe moyenne » ne me semble pas adéquate.

Elle poursuit sur les effets dans/sur la génération suivante, en n’insistant pas assez, me semble-t-il, sur les changements de contexte, dont la difficulté à entrer dans des emplois stables à contrat à durée déterminée ou plus généralement les problématiques d’autonomie possible… Construire des relations plus égalitaires, favoriser l’autonomie, encourager les possibles… tout cela n’a certes pas changé le monde, mais a bien participé à la modification de certaines relations inter-personnelles.

Un livre plus qu’utile en nos temps de dénégation violente des « apports » 68. Il y eu les pavés, la plus grande grève générale de l’histoire en France, la (ré)activation des contestations de l’ensemble des rapports sociaux… Il y eu aussi de multiples pavés dans les existences, l’impact de certaines ondes se poursuit…

Le titre de cette note est inspiré d’une phrase de l’auteure.

En complément possible, l’ouvrage cité par Julie Pagis :

Doug McAdam : Freedom Summer. Luttes pour les droits civiques Mississippi 1964, contre-la-negation-du-passe-militant-dans-la-construction-de-lhistoire/

Voir aussi un extrait sur le site de ContreTemps :

http://www.contretemps.eu/lectures/à-lire-extrait-mai-68-pavé-dans-leur-histoire-julie-pagis

Julie Pagis : Mai 68, un pavé dans leur histoire

SciencesPo. Les Presses, Paris 2014, 340 pages, 22 euros

Didier Epsztajn

La richesse et la pauvreté n’ont rien de naturel

c1_web_riches_35_Les auteur-e-s posent une juste question., « Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ? ». Elle et ils vont y répondre en 20 « leçons » et illustrations. Une forme agréable de premier manuel de pensée critique.

Un poème de Robert Desnos : Le pélican (Chantefables), comme entrée en matière.

Le Capitaine Jonathan,

Etant âgé de dix-huit ans,

Capture un jour un pélican

Dans une île d’Extrême-orient,

Le pélican de Jonathan,

Au matin, pond un oeuf tout blanc

Et il en sort un pélican

Lui ressemblant étonnamment.

Et ce deuxième pélican

Pond, à son tour, un oeuf tout blanc

D’où sort, inévitablement

Un autre, qui en fait autant.

Cela peut durer pendant très longtemps

Si l’on ne fait pas d’omelette avant.

Desnos, la nécessaire omelette, pour « la barre à gauche toute ! », pour changer le monde…

Je ne discuterai pas des choix des auteur-e-s, de leur angle d’attaque « les riches », de leur base « sociologique ». Elle et il nous offrent des textes concis, illustrés, le plus souvent, adéquatement par Etienne Lécroart. Il s’agit d’une courte et réjouissante démonstration. Un certain ordre de rapports sociaux, les inégalités et la domination de classe, pour reprendre le vocabulaire des auteur-e-s.

« En 2014, les 85 personnes les plus riches de la planète possédaient autant que les 3,5 milliards les plus pauvres ».

J’ai notamment apprécié le chapitre « De quoi est fait la grande richesse ? », l’explication sur la différence entre le « riche » footballeur et les membres de la classe dominante, le « mais que font-ils de tout cet argent ? », les paragraphes sur les enfants de riches et l’entre-soi…

Mais un peu contestataire, je souligne deux éléments qui auraient pu/du être évités. Premièrement, une définition étrangement réductrice de la classe ouvrière, « les ouvriers ne possèdent que leurs mains pour travailler », combinée à une définition fantasmagorique des classes moyennes « Ceux qui en font partie exercent des métiers moins pénibles et mieux payés. On y trouve les enseignants ou les gens qui travaillent dans les bureaux, par exemple… ». De simplification en simplification, nous somme ici dans l’absurde définition d’une classe réduite à une de ses composantes, par ailleurs uniquement mâle…

Deuxièmement, les auteur-e-s semblent ignorer « la sexuation du monde », qu’il existe des femmes et des hommes et que travailleuse n’est pas le féminin de travailleur, comme le dirait Danielle Kergoat, Se battre disent-elles…, La Dispute 2012, Travailleuse n’est pas le féminin de travailleur. La chose semble partagée par le dessinateur (deux couples au lit dont l’un des hommes dit à sa compagne « Quel cauchemar ! J’ai revé que je perdais mon travail » et l’autre « Quel cauchemar ! J’ai revé que je devais aller travailler »), laissant entendre que les femmes ne travaillent pas…

Des ouvrières et des ouvriers, sans oublier les processus de racialisation, des phénomènes incontournables lorsque l’on veut évoquer les classes sociales.

Deux dimensions si habituellement omises dans les ouvrages « scientifiques », qui nuise à ce petit livre illustré comme un conte, loin des contes et légendes diffusés par la « pensée néolibérale ». Une porte ouverte, mais des fenêtres restant closes, à la pensée critique pour des plus jeunes.

Parmi les livres des auteur-e-s :

La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Zones 2013, Violence de l’exploitation et des dominations, violence de la bourgeoisie

Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Zones 2010, Pour vaincre l ‘opacité du pouvoir, un de ses remparts les plus solides

Monique Pinçon-Charlot & Michel Pinçon – Etienne Lécroart : Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ?

Mon premier manuel de pensée critique

La ville brule, Montreuil 2014, 64 pages, 8,50 euros

Didier Epsztajn

Mais vu de près c’est tout autre chose !

8« Le processus de précarisation qui constitue l’objet de cet ouvrage collectif a des causes, qui sont désormais assez bien connues. Il s’agit principalement de l’offensive concertée et déterminée des milieux d’affaires notamment financiers, mais pas seulement – pour s’arroger une part de plus en plus forte de la richesse produite en commun. Le remplacement des travailleurs directs par des machines et des robots, les délocalisations, la mondialisation des échanges sont quelques-unes de ses composantes. Nous nous intéresserons ici surtout aux conséquences de ce processus de précarisation dans la sphère de l’emploi (première partie), mais aussi dans la vie quotidienne des ménages et des individus (deuxième partie), et aux résistances qu’il rencontre (troisième partie) ».

 

Sommaire :

Introduction générale : Un processus de précarisation généralisée ? (Daniel BertauxCatherine Delcroix et Roland Pfefferkorn)

Première partie : Précarité professionnelle

Introduction générale : L’apparente nouveauté d’un phénomène complexe et multiforme (Roland Pfefferkorn)

Le statut de travailleur précaire assisté : un effet de cycle ? Retour sur la définition simmelienne de la pauvreté (Serge Paugam)

Précarité : une histoire vue du côté syndical et militant (Patrick Cingolani)

Précarité transitoire et avenir de classe : le moratoire et la galère .(Rémy Caveng)

Parcours précaires aéroportuaires. Modèles de représentation du travail précaire (Louis-Marie Barnier)

Deuxième partie : Précarité des modes de vie

Introduction. Ménages et individus en équilibre précaire (Daniel Bertaux)

Le ménage de salariés comme micro-système aux équilibres plus ou moins précaires. Le modèle de la marguerite (Daniel Bertaux)

Horaires atypiques de travail et équilibres familiaux : conflits, médiations et résistances à la précarité (Nicolas Amadio et Élisa Guiraud-Terrier)

Vulnérabilité et inquiétude (Myriam Klinger)

Troisième partie : Précarités et résistances

Introduction. Formes de mobilisation de ressources subjectives contre la précarité (Catherine Delcroix)

« Moi je n’aime pas rester au chômage ». La variation au cours de la vie du degré dactivité face à la précarité (Catherine Delcroix)

L’engagement en formation de demandeurs d’emploi. Au carrefour de dynamiques conflictuelles (Cédric Frétigné)

De la vie au présent. Les logiques d’affirmation de soi des personnes sans abri (Claudia Girola)

Mobilité sociale et socialisation politique des descendants de migrants. Quand la migration des parents est une ressource pour les enfants (Elsa Lagier)

Postface. Deux entretiens avec Robert Castel : « La précarité est devenue un état permanent » (novembre 2009 et février 2013)

Dans leur introduction générale, Daniel BertauxCatherine Delcroix et Roland Pfefferkorn présentent les processus de précarisation du rapport à l’emploi. Les auteur-e-s appellent précarité « un état intermédiaire entre intégration et exclusion ou désaffiliation ». Elle et ils citent Alain Bihr « la précarité gît au cœur du rapport salarial ». En effet la précarité ne peut, non seulement pas être considérée comme extérieure au rapport salarial, mais historiquement elle fut et demeure « la question ouvrière par excellence ». Le chômage et la précarité salariale sont des phénomènes socio-économiques générés et entretenus par le mode de production capitaliste.

Les auteur-e-s présentent aussi les différentes parties du livres. La précarité est aussi celle des modes de vie. Elle et ils montrent que les comparaisons internationales doivent prendre en compte les différents droits sociaux, le contexte sociétal, le degré de développement de « l’État social », etc. Daniel Bertaux, Catherine Delcroix et Roland Pfefferkorn soulignent aussi les facteurs locaux, familiaux, interpersonnels et individuels, les dimensions subjectives, et les résistances aux processus de précarisation.

Par les différents champs étudiés, les exemples donnés, le livre offre de multiples regards sur des aspects souvent négligés. Compte tenu de la richesse de l’ouvrage, je ne saurai présenter l’ensemble des analyses. Je me contente donc de souligner, subjectivement, quelques points de certains textes

Serge Paugam parle de « l’interpénétration croissante de l’assistance et de l’emploi précaire », la gestion socio-économique de la « flexibilité » et la gestion publique du chômage, de institutionnalisation d’un sous-salariat, d’emplois dégradants. « Ce brouillage entre le travail et l’assistance participe de ce processus de recomposition des statuts sociaux au bas de la hiérarchie sociale ».

Pierre Cingolani interroge les notions de travail précaire et de précarité de l’emploi, d’emploi hors statut et de travail mobile. Il revient sur le Mouvement des chômeurs, Agir contre le Chômage (AC !), les intermittent-e-s du spectacle, la « sécurité sociale professionnelle », le mouvement des sans-papier-e-s et la « délocalisation sur place » et l’infra-légalité…

Louis-Marie Barnier analyse les emplois précarisés dans l’aéroportuaire, les salarié-e-s précaires stabilisé-e-s, « les salariés rencontrés ont l’impression d’être en transition entre ces deux catégories de la stabilité et de la précarité, dans une insertion de longue, de très longue durée, une précarité stabilisée », l’invisibilisation de certains groupes, la différence entre travailleurs/travailleuses précaires et travailleurs/travailleuses supplétifs/ives, l’hypocrisie sociale dans le non comptage de ces salarié-e-s. J’ai particulièrement été intéressé par ses analyses de la (re)configuration professionnelle aéroportuaire, du travail sous contrôle, des normes ou de la réglementation du travail, « C’est finalement l’activité procédurale, et le contrôle du geste individuel qu’elle implique, qui sont au centre de ce nouveau modèle ».

Daniel Bertaux rappelle que la précarisation n’est pas un « processus sans sujet », que les prestations dites sociales correspondent à des droits. Il discute de l’employabilité (voir sur ce sujet le récent ouvrage de Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Francis Vergne : La fabrique de l’employabilité. Quelle alternative à la formation professionnelle néolibérale ?, Institut de Recherche de la FSU- Editions Syllepse, La formation n’est pas une marchandise) et propose un modèle de compréhension intégrant six domaines de l’existence quotidienne.

Nicolas Amadio et Élisa Guiraud-Terrier insistent sur les conséquences des horaires atypiques (dont les modes de garde des enfants, la disqualification de parents, etc.). Elle et il soulignent les résistances sous forme de « modes de garde informels » et sur la nécessité de service d’accueil de la petite enfance, « Pour ne pas faire reposer la précarité des uns sur celle des autres (les employés de la petite enfance), la nécessité apparaît clairement de professionnaliser ces derniers avec une meilleure rémunération, et de dynamiser les réseaux sociaux ». J’ajoute que les solutions passent par une réduction radicale du temps de travail pour toutes et tous, le strict encadrement des horaires atypiques à certains secteurs, comme les hôpitaux, la création de lieux d’accueil des petit-e-s enfants dans ces lieux de travail et plus généralement dans les quartiers d’habitation avec du personnel qualifié et mixte.

Myriam Klinger introduit les notions d’inquiétude, de vulnérabilité, dont celles liées à l’âge, de déni de reconnaissance, de perte de confiance. Elle analyse particulièrement « les négociations identitaires et processus de socialisation » dans la question du logement en résidence sociale, « Les déplier permet de faire apparaître les ajustements biographiques des narrateurs et leurs manières de donner sens aux bouleversements de la vie et aux inquiétudes de ce dernier tournant du parcours de vie ».

« Nous prenons ici « résistances » dans le sens le plus large : chercher des façons de faire qui, même dans la situation la plus désespérée, permettent de ne pas se soumettre entièrement, de garder sa dignité, de conserver une lueur d’espoir, c’est déjà résiste». Catherine Delcroix analyses les « formes de mobilisation de ressources subjectives », les possibles parcours d’activité. Elle rappelle les droits liés aux cotisations sociales, interroge la « construction de soi et lien social » dans les récits de vie… Le titre de cette note est extraite d’un de ses textes.

Claudia Girola souligne que les personnes sans abri sont « catégorisées politico-administrativement comme sans domicile fixe (SDF) ». J’ai notamment apprécié ses développement sur les routines, les souvenirs déracinés, la reconstruction du « bon vieux temps ».

Elsa Lagier traite de mobilité sociale, de socialisation politique des enfants de migrant-e-s. Elle parle, ce qui est plutôt rare, des ressources tirées de la migration des parent-e-s.

Un ouvrage qui fait suite à la publication d’un dossier « Migrations, racismes et résistances » dans le n° 133 de janvier-février 2011 de Migrations Société.

Sous la direction de Daniel BertauxCatherine Delcroix et Roland Pfefferkorn : Précarités : contraintes et résistances

Editions L’Harmattan – Logiques sociales, Paris 2014, 263 pages, 28 euros

Didier Epsztajn

Diversité et renouvellement des formes de l’inégalité

11Trois remarques préalables.

Sylvie Tissot parle à la première personne, elle ne s’abstrait pas de son enquête, ce qui permet des éclairages spécifiques et rend concret certaines relations tissées ou situations particulières.

En ne négligeant pas les situations quotidiennes, les « détails », l’auteure donne à voir des tensions, des singularités, des gestes et des attitudes qui balisent ou colorent les points de vue exprimés.

Ses analyses ne sont pas statiques, elles sont mises en perspectives, inscrites dans l’histoire. Ce qui permet de saisir les actions comme construction de possibles et non comme inéluctabilités. Bref de rompre avec un déterminisme social, encore présent dans certaines analyses.

Les comportements des couches sociales privilégiées ne sont pas homogènes. Les rapports de domination ne sont ni statiques, ni imperméables aux mobilisations sociales. Contre une vision catégorielle des groupes sociaux, des classes ou fractions de classe, il convient de rappeler que ces groupes n’existent qu’en rapport les uns aux autres. Il s’agit donc toujours de rapports sociaux, de rapports asymétriques, de rapports de domination.

« Le regard sociologique, souvent enclin à se porter vers les plus démunis, se tourne ici en direction du sommet de la hiérarchie sociale, pour comprendre les transformations qui la travaillent ».

Sylvie Tissot analyse l’organisation et les modifications d’un quartier de Boston. Elle souligne que « la hiérarchie des espaces désirables semble ainsi se réorganiser à partir de critères recomposés : non plus seulement l’exclusivité et la respectabilité bourgeoise, mais aussi la coexistence de populations « différentes », de par leur revenus, leurs origines ethniques ou encore leur orientation sexuelle ».

L’auteure interroge à la fois la proximité spatiale, les distances sociales, les combinaisons d’inclusion et d’exclusion, les limites de la tolérance, les modifications de la reproduction sociale, les transformations de la ségrégation socio-spaciale, les formes de distinctions particulières, la « mixité sociale » induisant « une attitude singulière exigeant une certaine ouverture, tout en l’organisant de façon prudente ».

Voyage chez les élites de la diversité. « Ce livre propose un voyage dans une ville des États-Unis pour comprendre comment cette valorisation de la diversité se traduit aujourd’hui. Quels types de relations fait-elle émerger entre une élite naguère exclusivement blanche et protestante, fermement accrochée à l’institution conjugale et familiale, et des groupes sociaux occupant des places subordonnées dans la société étasunienne ? »

Sylvie Tissot propose donc une enquête sur la revalorisation d’un quartier, « son appropriation par un groupe très particulier d’habitants, une élite locale », le rôle du secteur associatif, les relations avec les institutions municipales, ce mélange « d’investissement moral et d’exclusions sociales, de bohème affichée et de surveillance constante de ses voisins », l’auto-célébration d’un groupe de privilégié-e-s autour de la diversité, d’un positionnement de « pionniers »…

Elle souligne, entre autres, le poids des propriétaires, les modifications de l’habitat et des populations, l’intensité de la sociabilité choisie, la légitimité particulière « profondément marquée par les mouvements sociaux des années 1960 ».

L’auteure analyse en détail « les formes concrètes de rapport aux autres que donne à voir l’engagement des résidents aisés ». Elle indique que « Leur rapport à la mixité sociale incarne ces ambiguïtés : maître mot de leur engagement, au cœur de leur discours sur le quartier et de la manière dont ils se définissent, la diversité est en même temps un objet de crainte et de surveillance. Il s’agit autant d’apprendre aux nouveaux venus à l’apprécier et la respecter que de la contrôler. Ils en sont les porte-parole mais aussi les gardiens vigilants ».

Elle aborde aussi la génération du baby-boom, les luttes pour les droits civiques, le déplacement des frontières (thématique étasunienne traditionnelle), les attitudes gay friendly (mais prévenant la formation d’un « quartier gay », les ruptures de l’entre-soi mais en maintenant à l’écart les Afro-Américain-e-s et les Hispaniques, les reformes en réaction à la radicalité de certains mouvements sociaux… Les nouvelles formes de reproduction sociale sont inclusives, au moins dans certaines dimensions. Se forme une nouvelle légitimité sur la base de la « diversité glorifiée ».

J’ai particulièrement apprécié les paragraphes sur le nouveau credo « diversity », la prise en compte des minorités en lieu et place des politiques d’affirmative action, l’euphémisation des préjugés… « Cette diversité, conçue comme un bien commun qui serait favorable à tous sans impliquer une redistribution des places et des rapports de pouvoir, en tout cas dans le South End, s’impose comme un mode de légitimation et marqueur identitaire dans les années 1990 ».

Sur l’euphémisation, Sylvie Tissot précise « De fait, il n’y a pas seulement euphémisation sur la base d’une rhétorique occultant tous les rapports sociaux inégalitaires ou relations de domination. Cette rhétorique implique la reconnaissance de l’autre, l’autre étant toutefois invité à faire de même et adhérer à ce cadre pacifié de l’échange ». Faire de même, nous ne sommes pas très loin des injonctions à l’assimilation à la française.

Dans le chapitre « Créer un patrimoine historique », Sylvie Tissot articule, l’histoire, les ressources, les engagements culturels distingués, « la brique et le fer forgé », la distinction culturelle contre le logement social, l’artiste contre le squatteur, la « coexistence sans redistribution locale des positions de pouvoir ».

Un des points soulevés, « une forme de résistance à l’ébranlement provoqué par les revendications sociales des années 1960 » me semble significatif de certaines évolutions, non limitées, au cas traité. « L’engagement pour la diversité se présente comme un héritage – certes largement reformulé, et en parti délestée de sa charge contestatrice – des mouvements protestataires des années 1960 ; la disposition philanthropique des plus riches s’y trouve fondamentalement retravaillée ». Reste qu’il faudrait analyser les conséquences en retour pour les luttes sociales.

« A la conquête des petits espaces », Sylvie Tissot analyse, avec grand humour, les contrôles et les marquages des espaces publics, « le mélange dans l’assiette » et la distinction « française », les omnivores et l’élargissement des cuisines à partager, mais « la nourriture du Sud (dite soul food), associée aux Afro-Américains, constitue un repoussoir fort », la … mixité animale.

J’ai trouvé, très plaisantes, les analyses de la « socialisation canine », des animaux domestiques (pet) devenus companion animals, de la mobilisation autour du dog run. Des « détails » significatifs de l’ordre/désordre, des agencements des rapports sociaux.

L’auteure en conclut : « L ‘évolution des espaces publics étasuniens ne se réduit donc pas à des logiques de répression et de « guerre aux pauvres » ; cette enquête met plutôt au jour la manière subtile dont se recomposent, dans la célébration de la diversity, de micro-ségrégation ».

Un livre pour penser la complexité de la « gentrification », des recompositions territoriales urbaines, y compris dans leurs dimensions d’opérations immobilières lucratives, les émergences « d’un mode de gestion particulier des relations à « l’autre » qui se cristallise dans le mot d’ordre de la diversité », les couches sociales « gagnantes des transformations du capitalisme financier et des réformes néo-libérales », la place du genre et de l’orientation sexuelle dans les nouveaux clivages de classe…

Derrière la valorisation de la diversité, les dominations reformulées, les refus toujours remodelés de l’égalité réelle.

Extraits sur le site Les Mots Sont Importants :

Les bons voisins et la mixité sociale : Ce que l’amour de la diversité veut dire (Partie 1)

Les bons voisins et la mixité sociale : Les entrepreneurs de diversité (Partie 2)

Les bons voisins et la mixité sociale : La diversité au quotidien (Partie 3)

De la même auteure : L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Liber Éditions Seuil 2007, La création des quartiers sensibles

Sylvie Tissot : De bons voisins

Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste

Raisons d’agir – Cours & travaux, Paris 2011, 318 pages, 20 euros

Didier Epsztajn

Parution du numéro 26 de la revue Savoir/agir

Il sera en librairie en janvier 2014. 

Pour commander ce numéro (10 € la version papier, 6 € l’e-book)

Pour vous abonner

5Pourquoi revenir sur le thème des dominations après un premier dossier de Savoir/Agir consacré à cette question, sous le titre : « Comment les dominants dominent » (n° 19, mars 2012) ? Pour deux raisons principales. Tout d’abord l’actualité n’a sans doute pas été étrangère à une inquiétude scientifique devant des évidences liées à une conception ordinaire des dominations sociales et politiques et qui se trouvaient ébranlées : déstabilisation des politiques sociales s’accompagnant d’une montée des inégalités, de la précarisation et du chômage (plans sociaux à répétition, restrictions budgétaires), effondrement de régimes admis comme fondés dans la durée et sur l’assentiment ou l’apathie de leurs citoyens (écroulement de l’empire soviétique, « Printemps arabes », ébranlement des institutions européennes), surgissement de mobilisations perçues comme improbables voire impossibles (mouvements des « Indignés », Occupy Wall Street, grèves longues et dures dans des secteurs d’emploi peu syndiqués, luttes des « sans papiers », révolte de peuples insoumis aux décisions de leurs dirigeants politiques), multiplication de catastrophes révélant les incertitudes des savoirs et des expertises (Fukushima après Tchernobyl, épidémies et accidents sanitaires, crise financière). Ensuite, une raison plus politique a guidé le choix de revenir sur la question des dominations.

Lire le texte complet

Sommaire

Editorial, par Frédéric Lebaron

Dossier : Les dominations

Présentation, par Annie Collovald

Comment retracer l’état de la cause des classes populaires dans le champ politique et dans le champ intellectuel des années 1960 ?, par Gérard Mauger

Stratégies de défense ou de résistance à la domination ? Le cas des assistantes maternelles, par Marie-Hélène Lechien

Au-delà du vote FN : quels rapports à la politique parmi les classes populaires périurbaines ? Par Violaine Girard

Domination autoritaire et circularité entre savoir et pouvoir : l’exemple de la RDA, par Jay Rowell (CNRS, UMR SAGE, Université de Strasbourg)

Dominer n’est pas jouer. Un docteur en droit dans les tranchées, par Nicolas Mariot

Analyser la domination masculine, ses ambivalences et ses coûts : intérêt et enjeux d’une étude en terrain sensible, par Christine Guionnet

Comment rester dominant ? Les classes supérieures face aux incertitudes de leur reproduction, par Wilfried Lignier

Ce que l’Europe coûte à la domination politique « ordinaire », par Marine de Lassalle

Grand entretien

Christian Topalov, chercheur et militant, propos recueillis par Louis Weber et Laurent Willemez

Paroles

« Une fermeture honorable » : entretien autour de l’arrêt de la production sur site des Papeteries de la Seine.

Chronique de la gauche de gauche

Front de gauche : le temps des turbulences, par Louis Weber

Socio-genèse du Front de gauche,

Articuler élections et résistance sociale, entretien avec Myriam Martin

La rhétorique réactionnaire

La résistible ascension du Front National, par Gérard Mauger

Europe

Représenter les citoyens via les groupes d’intérêts : enjeux et lacunes d’un système communautaire routinisé, par Emmanuelle Reungoat

Chronique d’outre-Manche

De Blair à Valls : réflexions sur une dérive sécuritaire, par Keith Dixon

Idées

Mouvement familial et classes sociales, par Rémi Lenoir