Il est rare que le titre d’un livre en dise aussi long sur le cœur de l’ouvrage. La polysémie du terme « classes » est ici porteuse de sens…
« faire étudier un quartier du 8e arrondissement à quelques dizaines d’étudiants de l’université de Saint-Denis, où je travaille comme enseignant de sociologie »
Un quartier où les murs « ont tant à dire d’une histoire indissociablement urbaine, sociale et coloniale ». Un quartier riche, de riches. Pourquoi n’étudier que les quartiers populaires, les us et coutumes des « pauvres » ? « Il n’y a pourtant pas de pauvres sans riches. Prétendre étudier la société en s’attachant aux uns et en oubliant les autres, c’est comme effacer un continent d’un planisphère, c’est se rendre borgne ». Comment étudier ces bourgeois-e-s sans « trimballer avec soi une cargaison de fantasmes ». Un autre monde, « nouveau et étrange, dont les indigènes présentent des coutumes et préoccupations insolites »… Ce qui implique de « dépasser l’exotisme pour entrer dans la compréhension », d’analyser les dynamiques historiques, les contradictions, les différentes réalités derrière l’unité de façade et « encaisser l’humiliation des multiples rappels à l’ordre social que suscite et affronte la démarche d’enquête ».
Le livre décrit donc les différentes étapes de cette enquête, l’observation, le questionnaire, l’entretien. « En racontant le petit combat des étudiants pour la connaissance d’un monde social dominant, ce livre ne veut pas apitoyer le lecteur sur les déconvenues et humiliations subies dans ce parcours d’investigation, mais plutôt l’amener à les envisager de manière crue et joyeuse ». Et Nicolas Jounin rappelle que toute parole (« experte ») contient « une part d’insolence et de prétention » et qu’« il faut travailler à une répartition égalitaire de cette insolence et de cette prétention »
Je n’indique que certains éléments de cet ouvrage à lire pour ses multiples apports.
Déambuler une première fois dans l’arrondissement, le prix des boissons et la « qualité » des toilettes, les territoires cossus, les curiosités locales, « les envies contrariés et le sentiment de privation », le sentiment de décalage, l’interrogation de son propre ethnocentrisme, les géographies mentales, les vocabulaires véhiculant à la fois des émotions et si peu d’informations, « Tout l’enjeu de l’écriture d’une observation est là : non pas ignorer ses émotions, mais tenter de retracer par quels dispositifs, pratiques ou paroles elles sont produites dans cette caisse de résonance qu’est notre corps socialisé », le « vide » des boutiques, cet espace « chose invisible qui crève les yeux », la palette « des talents » des employé-e-s dont « la capacité à jauger » les visiteurs et les visiteuses, les phénotypes des client-e-s, la vigilance déployée, « entrer dans chacune de ces boutiques et chronométrer le temps qui s’écoule avant d’y être abordé », les prix comme « dispositif d’humiliation », le rappel « à l’ordre social et économique », rappel « de votre place dans cet ordre », les violences « symboliques »…
Indigènes, « tout type de familiers d’un lieu étudié par un chercheur quelconque », le risque de généralisation, l’homogénéisation ou le lissage des réalités…
Première observation « aussi édifiante qu’aveuglante », contraste social éblouissant et perte de nuances, des individu-e-s discret-e-s, des « subalternes » invisibilisé-e-s, les chiffres des réalités sociales, « Si le ghetto est l’agrégation géographique d’individus socialement semblables, alors le 8e est davantage un ghetto que Saint-Denis », la part de « diversité » cachée ou invisibilisée et la place relativement importante de la population « immigrée », l’invasion par les entreprises et ses cortèges de salarié-e-s… L’arrondissement présente donc « de profondes disparités internes, marquées par le sceau de la hiérarchie, posant la question de la coexistence des individus dans un même lieu, ensemble et inégaux ». Un gouffre rendu visible par la volonté de savoir…
L’observateur et l’observatrice sont aussi observé-e-s, « intégrer la manière dont on est reçu dans l’observation même comme composant de l’enquête », le parc comme lieu de travail et lieu de sociabilité, la police, les caméras de surveillance, entrer dans des boutiques, les déboires, s’imposer, « le sentiment de ne pas être « à sa place » est entretenu par l’attitude du personnel », l’hospitalité dégradée et l’expression des sentiments engendrés, « La distance sociale se mesure difficilement, mais elle s’éprouve », le sceau de l’inégalité, les codes vestimentaires, « les limites de notre corps « socialisé »… Et toujours veiller à ne pas essentialiser des signes, ne pas figer leurs possibles sens ou pratiques « la signification des signes est le produit d’un contexte et d’une interaction »…
Compter avant de raconter, « la répétition des observations est un moyen de canaliser et resserrer le flots d’hypothèses défendables », imagination et rigueur, créativité et rigidité, la concentration de banques privées, les locaux prestigieux et le peu d’affichage, les usages différenciés du quartier par les femmes et les hommes, les femmes clientes et salariées, le travail de garde des enfants, la singularisation des lieux, repérer la surveillance, les marques raciales, ségrégation spatiale et hiérarchie sociale, le démontage du racisme, les mots et les expressions, « soumettre en permanence les mots qu’on utilise à un « principe d’inquiétude » », les formes retorses du racisme républicain, caractères apparents, couleur et point aveugle, les Blanc-he-s n’auraient-elles/ils donc pas de couleur ? Ou pour le dire comme l’auteur « Et de quelle couleur sont ceux qui ne sont pas « de couleur » ? », « Une telle expression illustre l’asymétrie propre à l’idéologie raciste, qui traite les racisés comme « différents », mais sans préciser de quoi ils sont différents, sans énoncer la norme implicite dont ils dévieraient », la/le Blanc-he-e invisibilisé-e et les autres visibles…
Mais justement les couleurs, une histoire compliquée pour spécifier, les classifications sont toujours conventionnelles (« arbitraires, contingentes, historiques »), « aucun critère décisif ne permet de déterminer où tracer les frontières entre catégories », le sens commun raciste qui loge en chacun-e de nous. Comment ne pas faire rappel d’une adresse de C. L. R. James à sa compagne, d’un « aparté amoureux » : « En 1946, à Constance Webb qui ne savait pas comment lui exprimer les affres dans lesquelles elle se débattait alors qu’ils avaient une liaison et qu’ils s’apprêtaient à se marier, il dit la chose suivante : « Écoute, ma douce. Crois-tu vraiment que je ne sache pas ce que tu ressens ? Ce n’est pas vraiment une surprise pour moi. Tous les Blancs d’Amérique et d’ailleurs ont des préjugés. Tous ! Tu n’es pas un cas à part. Je savais ce qui te perturbait, mais il fallait que tu le découvres par toi-même. Maintenant, ma précieuse, écoute-moi bien. La seule façon de vaincre de tels sentiments, c’est de les reconnaître comme des préjugés et ainsi, à chaque fois qu’ils se manifestent par le moindre signe, de les combattre ». », C. L. R. James : Sur la question noire. Sur la question noire aux États-Unis 1935-1967, qui-sommes-nous-ici-pour-nous-lever-ou-plutot-rester-assis-et-leur-dire-ce-quils-doivent-faire-ou-ne-doivent-pas-faire/.
Timidité sociale, « la part de soi qui ne se pense pas à sa place », les boutiques, mélange de fascination et d’embarras, questionnaire, réflexivité, apprivoiser l’exotisme, comment un phénomène est érigé en un problème public…
Je souligne les pages et les analyses sur les entretiens, la défense de l’entre-soi, la préservation de l’inaccessibilité d’une zone, la distance sociale, les évidences qui saturent l’existant, les cercles de sociabilité, « ces dispositifs tissent mille fils qui tirent l’existence bourgeoise vers l’accomplissement de sa reproduction sans mésalliance », la défense de communs strictement délimités, le sexisme de prestige, l’excellence sociale incarné au masculin, le statut contesté d’interlocutrice…
Interroger, les humiliations à encaisser, hostilité et stigmatisation, faire face aux vexations, « la distance sociale est escamotée en même temps qu’elle est exhibée », la fiction d’égalité et les abîmes de l’inégalité, faire face aux rappels à l’ordre social…
En conclusion, Nicolas Jounin revient sur le creusement des inégalités, la place des patrimoines financiers, le droit « de tirage sur les richesses produites par la société », le sentiment d’écrasement social, la prise en compte des clivages internes, les rapports qui lient les un-e-s aux autres, les asymétries et les antagonismes. L’auteur parle de point de vue, « considérer sa propre vie comme une expérience socialement et historiquement située » et de pédagogie, « Contre l’ordre établi du savoir, ma préférence va aux enseignements qui permettent de voir et sentir qu’on a affaire à un champ de batailles où il faut prendre parti et s’engager ».
Un livre « succulent », plein d’humour, qui en dit long sur un beau quartier et ses indigènes, tout en favorisant la réflexion sur les enquêtes sociologiques et sur cette discipline (et, je le souligne, sans le jargon, que certain-e-s imaginent preuve de scientificité). Des étudiant-e-s face au mépris social, à la distance (in)imaginable… Un livre qui assume aussi une prise de position politique, « le ton de ce livre se veut une prise de position politique au sein de l’espace inégalitaire de l’enseignement supérieur ». Un livre ouvert à l’espérance, la dernière phrase, en référence à Everett C. Hughes sert de titre à cette note.
Du même auteur :
Un ouvrage collectif : Pierre Barron, Anna Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette : On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Editions La Découverte 2011, il-ny-a-que-dans-les-romans-ou-lon-peut-sattendre-a-une-fin-identifiable-et-irrevocable/
Nicolas Jounin : Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Editions La Découverte 2008, le-batiment-en-dit-plus-long-que-sur-lui-meme/
Nicolas Jounin – Lucie Tourette : Marchands de travail, Raconter la vie – Seuil, Paris 2014, le-marchand-de-travail-vend-quelque-chose-qui-ne-lui-appartient-pas/
En complément possible :
Monique Pinçon-Charlot & Michel Pinçon – Etienne Lécroart : Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ?Mon premier manuel de pensée critique, La ville brule 2014, la-richesse-et-la-pauvrete-nont-rien-de-naturel/
Monique Pinçon-Charlot & Michel Pinçon : La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Zones 2013, Violence de l’exploitation et des dominations, violence de la bourgeoisie
Monique Pinçon-Charlot & Michel Pinçon : Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Zones 2010, Pour vaincre l‘opacité du pouvoir, un de ses remparts les plus solides
Sylvie Tissot : De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Raisons d’agir – Cours & travaux 2011, diversite-et-renouvellement-des-formes-de-linegalite/
Nicolas Jounin : Voyage de classes
Des étudiants e Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers
La Découverte, Paris 2014, 250 pages, 16 euros
Didier Epsztajn