Les aventures extraordinaires d’Arnaud et Benoît de Crac contre les Princes

Or donc, deux frères prêcheurs, de l’Ordre des Solfériniens-de-Goche, Arnaud et Benoît de Crac reçurent mission de palabrer avec la Sainte Alliance de l’Argent et des Princes pour sauver la terre d’Aulnet et le fief D’Oulx. A peine leurs armoiries gravées sur le vitrail de leur office qu’ils ont fait seller leurs destriers, oint leurs huiles et rameuté leurs pages. Il leur fallait rencontrer le seigneur de la Peuge, suzerain des Six Troènes, ainsi que quelques autres hobereaux de la Manufacture. Les deux frères, flanqués de leurs écuyers et portant lettres de créance dans leurs fontes, cheminaient (benoîtement, comme il se doit) sur le sentier du redressement productif et de l’économie sociale et solidaire à la rencontre de l’ambassade des Princes. Quelle fut leur surprise quand ils rencontrèrent non pas les émissaires des Princes mais les croisés de l’Armée coalisée de l’Argent qui leur barraient le chemin. « Halte là !, tintinnabula le Connétable des spadassins, la palabre sera belle et bonne, mais pas touche pas à notre profit. La plus-value nous continuerons à extraire sans vergogne et le burnous à faire suer. » Interloqués par tant de véhémence, frère Arnaud et frère Benoît regardèrent leurs chausses en se disant in petto que la charge de prieur de l’Ordre des Solfériniens-de-Goche, c’était quand même plus peinard que celle de missi dominici auprès des Véritables Grands de ce Monde. Ils appréciaient nonobstant vivement les ors et les honneurs dus à leur rang, ainsi que leurs carrosses de fonction et le pouvoir de rendre justice sous le rosier de leur monastère.

Le ministère à eux confié était de la plus haute importance pour l’avenir du Royaume de la République. De gauche, bon sang ne saurait mentir : il fallait tout faire pour sauver l’industrieuse activité du carrosse et des poulets. (Note de la scribe : le frère Emmanuel de la Vallée, abbé des Beaux Veaux et prieur des Solfériniens-de-Droate était estranger à ces poulets-là.)

A la grande stupeur des frères Arnaud et Benoît, les hommes d’armes des Princes, brandissant bien haut l’oriflamme des dividendes à deux chiffres, étaient bien décidés à en découdre pour préserver la bourse de leurs suzerains. Les lettres de créance des deux émissaires du Royaume de la République n’étaient pourtant point menaçantes. Là n’était point leur ambassade. Mais les choses étaient ainsi faites en ce temps-là que dans la Guerre des deux Classes qui sévissaient depuis des lustres, seuls les Princes savaient qu’ils étaient en guerre. Leurs équipages étaient préparés en conséquence. Quant aux Roses, la famille qui régnait sur Solférino depuis l’entrevue des Pinay, ils s’affairaient à montrer aux Princes qu’il serait de bon aloi qu’ils s’en remettent à icelui s’ils voulaient éviter la jacquerie. Pour éloigner ce spectre, pour calmer le Tiers, il fallait aussi convaincre les Princes que la Foire du Marché devait être apaisée. Pour éviter le tumulte, glissèrent avec déférence et humilité les émissaires des Roses aux Princes, « il serait bon de distribuer quelques piécettes, sacrifier un peu de votre cassette, louer les services de quelques vilains chassés d’Aulnet et aussi nous traiter avec respect ». « Mordiou, du respect pour la famille des Roses, nous en avons plein nos greniers, mais distribuer nos écus [ancêtre de l’euro], vous galéjez mes bons », rétorquèrent les grands argentiers des Princes. Les ci-devant étaient en leur for intérieur bien décidés à conserver leurs privilèges et, si Dieu veut, à en acquérir d’autres, par l’épée s’il le fallait, par la palabre si possible. « Oyez mes seigneurs, dirent-ils, avec onctuosité aux deux frères, au prix où sont les galères de plaisance et les champs de gaulfe, ce n’est point possible. Nous péririons si nous agissions de la sorte. Ce serait la banqueroute et le grand Crache ». Montrant leurs portulans de la pointe de leurs rapières, ils indiquaient les terres du Grand Côme du Huniste le Mandarin : « Mirez, il fabrique des colifichets moins onéreux que nous autres. Il a acquis le privilège de traiter ses serfs comme des coulis et de payer ses vilains d’un bol de riz et de deux coups de fouet, alors que nous autres nous sommes entravés par le pilori des franchises accordées dans un temps où les gueux tenaient le haut du pavé et mettaient à mal notre étau de profyt. » « La Gueuse oui, les gueux non ! », glapirent-ils aux frères du redressement productif et de l’économie solidaire pour desmontrer leur attachement à la Restauration. Mais, rugirent-ils, ils ne tergiverseraient point plus long temps sur prix de vente de la force de labour, et si on les emmerdaillait par trop, ils iraient derechef vaquer manufacturer leurs coches et leurs moulins à poivre à Cathay.

Bien qu’appartenant à la grande famille de ceux qui promettaient au Tiers le dimanche et aux Princes les six autres jours, les deux frères, encore jeunes et innocents, furent émus par tant de franchise et trémulés par tant de hardiesse industrieuse. Ils croyaient quelque peu aux messes basses de Gaudesseberghe. Ils avaient la tête pleine de paroles de paix et, n’ayant dans leur besace guère plus que leur sourire, désarmant pour le premier et benoît pour le second, les deux frères pensaient que la palabre ne pouvait être que fructueuse. Il y allait de la béatification de l’Ordre des Solfériniens-de-Goche. Leur glose, pensaient-ils (benoîtement ?), était puissante et les rendait invincibles : ils avaient appris à la Grande Eschole d’Administration que les Princes de la Bourse avaient un cœur et une conscience à la place du portefeuille d’actions et qu’ils écoutaient toujours la voix de la Raison. Leurs maîtres de Solférino leur avaient enseigné que, moyennant quelques paroles bien senties, quelques mots bien tournés, quelques génuflexions, quelques encensoirs savamment agités et quelques rodomontades, les seigneurs de la Bourse se rangeraient à leurs avis au nom de l’intérêt suprême de la Nation, du Royaume de la République et de l’Europe coalisée. « Tudieu, s’aventurèrent les deux frères à jurer, le Capital nous écoutera car nous parlons d’or ! » Benoît et Arnaud n’avaient pas croyance que des seigneurs qui portaient de nobles titres, les Chefs d’Entreprises, les Capitaines d’Industrie, les Princes de la Finance, les Barons du Rail et autres Talon Deferre, ne pouvaient être que des bandits de grand chemin anoblis, des brigands sans foi ni loi qui avaient amassé fortune et pouvoir au temps de l’Accumulation. Ce ne sont là, croyaient-ils, que billevesées répandues par les disciples de l’Ordre des Gôchistes du vieux Léon de Bloume.

Or donc, nos deux benoîts – bien que l’un des deux, rappelons-le, s’appelât Arnaud –, vêtus de leurs plus beaux atours et arborant les insignes de leur rang, après avoir fait sonner les bucsins, s’installèrent en Place de Grève pour tenir concile avec les émissaires des seigneurs de la Bourse, élégamment vêtus eux aussi. Ni le Tiers ni le Quart n’étaient conviés. Ceux-ci, il est vrai, crachent souvent dans la soupe. Mais, contrairement à nos deux frères, venus comme les bourgeois de Calais, culs nus ou presque et les clés de la ville à la main, les gens d’armes des seigneurs portaient, comme à l’accoutumée, cotes de maille, pistolets d’arçon, coutelas et cours de la Bourse dissimulés dans les manches de leurs habits chamarrés.

Les quatre yeux des deux frères roulèrent de colère: il fallait, balbutièrent-ils en serrant leurs mandibules, que les seigneurs comprennent la situation. Le territoire du Neuf-Trois ne pouvait être mis en jachère plus encore. Le Tiers et le Quart allaient se presser et le Premier Sénéchal, Jehan de Mark Hérault piaffait. Les deux frères agitèrent leur bréviaire pour montrer leur ire. Le seigneur de la Peuge se tint coi le temps d’un demi sablier puis se mit à rugir tel un vieux lion et s’indigna. Pendant ce temps, ses hérauts s’agitaient dans les couloirs de la Petite Lucarne pour rappeler à ceux qui parlaient au nom du Tiers qu’ils devaient s’incliner devant des seigneurs aussi puissants. En son castel, le Premier Sénéchal rentra le chef dans son armure. Frère Benoît et frère Arnaud froncèrent de la tonsure et s’adressèrent alors au Tiers pour le rassurer et lui montrer que leur Ordre prenait très à cœur les intérêts de ceux d’en bas. « Diantre, avouèrent-ils plus tard à leur mémorialiste, il était bien malaisé de palabrer avec de tels seigneurs. Il ne fallait surtout pas s’attirer leur courroux et notre silence fut d’or. Ainsi soit-il ! » On palabra donc pour respecter les us et les coutumes. Mais, point ne fut besoin aux seigneurs de la Bourse de sortir hallebardes et arquebuses. Ils couchèrent de leurs plumes d’oie de mystérieuses courbes sur parchemin et firent aveu (sans qu’on les ait soumis à la question, celle-ci ayant été abolie depuis le temps de Guy de Maullay qui en avait mésusé quand il eut les Pleins Pouvoirs pour mater la révolte des Maures) qu’ils avaient la tentation tentante d’emporter leurs châteaux sous d’autres cieux plus cléments. Les deux frères, le Palais de Solférino et les nombreux Palais occupés par les Roses dodelinèrent du bonnet phrygien, sortir leur opinel sans lame et opinèrent avec les Princes. Cependant, édictèrent-ils, s’il fallait se laisser piquer par les fourches caudines, il fallait que les Seigneurs fassent mine de respecter les édits et les édiles. Les Seigneurs avaient en effet toujours grand respect pour les édits à condition que ceux-ci ne nuisent point à leurs élans. Les Seigneurs, instruits par leurs conseillers, avaient sagesse et souvenance que les bardes, les ménestrels et les Ordres de Solférino n’étaient souvent que des bouffons, voire des laquais, dont on pouvait se gausser dans les salons, mais dont il fallait flatter la croupe en leur jetant quelques reliefs. Alors, on palabra tant et si bien que les chroniqueurs baptiseront ce conciliabule « Canossa opus 1981 » en l’honneur de ceux qui surent se satisfaire de la réduction du nombre de laboureurs qui seraient exilés, jetés dans les galères et mis au ban. Les deux frères bichaient, le seigneur de la Peuge avait consenti quelques sacrifices. Pour preuve, on entendit même des princes étrangers (le petit roi d’Angleterre et un Planteur du Mississippi) proclamer qu’ils étaient disposés à accueillir les exilés de la nouvelle gabelle en leur royaume. Une fois qu’ils eurent remercié leurs cousins de cette offre généreuse, les ci-devant leur signifièrent que cela ne serait pas nécessaire, que leurs coffres étaient déjà à l’abri et surtout qu’il n’y avait rien à craindre des gentilshommes de Solférino. On se donna l’accolade, on fit donner les gardes-champètres qui sonnèrent le clairon, battirent le tambour et la ouifi sur les places des bourgs et l’affaire fut scellée.

Or donc, Arnaud et Benoît firent encore quelques pas martiaux en clabaudant sur la Place de Grève pour montrer au Tiers qu’ils avaient fait leur dur labeur et s’en retournèrent en leur office, laissant le prince de la Peuge, le marquis de D’Oulx, le duc d’Aire de France, le vice-roi d’Huni-Levaire, leurs nombreux vassaux et leur encore plus nombreuse domesticité dans les meilleures dispositions. Ils feraient un geste en direction de leurs gens, ils distribueraient du pain, voire de la brioche, et tout reviendrait comme avant : l’ordre naturel du monde ne serait pas ébranlé. Ils diraient aussi quelques mots, « si fait, je vous le promet, parole, et croyez-nous, il nous écoutera », entre deux parties de tric trac, à Monsieur de Lawe pour qu’il discipline la Foire. Les serfs de Péhaissat seraient désormais libres de chercher du labeur sur d’autres seigneuries. Les terres et les biens des La Peuge étaient préservés. De même, dans la lointaine Breizh, le marquis de D’Oulx, après avoir distribué quelques pistoles – dont l’essentiel provenait d’ailleurs du Trésor du Tiers – à ses serfs et à ses métayers, retournerait à ses chasses, ravi de s’en être tiré à si bon compte. « Ces bougres de Solférino, se gobergeait-on dans les manoirs, point n’est même besoin de farine pour les rouler ! »

De retour en leur Châtelet, le commis au redressement productif et celui à l’économie solidaire et sociale narrèrent leurs exploits à leurs maîtres, à leurs scribes et à leurs obligés : les Manufactures de France étaient sauvées et la Guerre des deux Classes évitée. Benôit restait Benoît et Arnaud itou.

Pourtant, la grogne et la fronde grondaient dans les chaumières. On rugissait dans les auberges et les caboulots. La disette menaçait, le labeur faisait défaut et les sergents de ville des manufactures et des faubourgs distribuaient les coups de massue (la massue avait jadis été maniée par le truchement de Guy de Maullay contre les Maures d’outre mare nostrum). On ouïssait dire aussi que les seigneurs n’avaient pas encore assez de terre. Ils voulaient s’emparer des Terres du commun et les enclore pour les valoriser. Tandis que les Roses ergotaient sur la taille des enclosures, la Guerre des deux Classes, pourtant jamais éteinte, se rallumait. On ourdissait des complots dans les forges et les ateliers. Les compagnons et les arpettes rassemblaient les faucilles, les marteaux et les fassebouques.

Tapis dans les collines et les mines du Royaume de la République, des malandrins, qui se faisaient eux-mêmes appeler « Taupes », s’apprêtaient à en descendre et à en remonter. « Non, la Guerre des deux Classes n’est pas terminée, disaient-ils à ceux qui voulaient bien les ouïr. Les seigneurs de la Bourse ne rendront gorge que si on les contraint. Il faut sonner le tocsin, mobiliser le Tiers et le Quart, former les rangs et s’emparer des bastilles. Et des bastilles, il y en a aujourd’hui partout ! Et le Tiers plus le Quart ça fait du monde. » Et, chantaient-ils sur l’air de la Cosmopolitaine, « si le seigneur a besoin de nous, nous n’avons pas besoin de lui », et si les Roses veulent être des nôtres, qu’ils le montrent. La chienlit menaçait comme jadis au temps du Grand Charles. « Manufacturons, vendons et encaissons les deniers », clamaient encore les Taupes en écho de leurs frères de l’Auberge Chez Lipp qui, quelques décennies plus tôt, s’étaient emparés des fourneaux et du tiroir-caisse. Les Taupes répandaient partout les paroles de leur ermite préféré qui vivait dans une caverne du Musée Anglais et qui cogitait dans sa barbe pour interpréter et transformer le monde : « Les manufactures coopératives […].ont montré par des faits, non plus par de simples arguments, que la production sur une grande échelle et au niveau des exigences de la science moderne pouvait se passer d’une classe de patrons employant une classe de salariés ; elles ont montré qu’il n’était pas nécessaire pour le succès de la production que l’instrument de travail fût monopolisé et servît d’instrument de domination et d’extorsion contre le travailleur lui-même; elles ont montré que comme le travail esclave, comme le travail serf, le travail salarié n’était qu’une forme transitoire et inférieure, destinée à disparaître devant le travail associé exécuté avec entrain, dans la joie et le bon vouloir. » Tel était le libelle que l’ermite, qui avait aussi le pouvoir de réveiller les spectres et de les envoyer hanter les campagnes d’Europe, répandait sur la Terre à l’aide de ses disciples de l’Ahité.

« Saisissons-nous des terres, des manufactures et des biens des seigneurs et agissons pour notre propre compte », « Soumettez ou démettez-vous, susurraient les Taupes aux oreilles du Tiers, voilà ce qu’il faut dire aux maîtres des forges ». Il faut bien dire que parfois le Tiers ouissait la parole des Taupes, mais que bien souvent le Tiers et le Quart œuvraient comme les Taupes le disaient mais sans les avoir ouies. « Mystère et boule de gomme de la conscience », psalmodiaient les Sorbonnards-de-Nanterre qui griffonnaient des grimoires!

Pour rameuter le Tiers et le Quart, les Taupes parcouraient la campagne et les cités en prononçant une formule magique dont le sens et l’origine se sont perdus: « Hue Ni Té ! Toussons ensemble ! », braillaient-ils à Quimieumieu, la clairière où ils se retrouvaient pour ourdir leurs conjurations. Fidèles aux préceptes du Chevalier de L’Éon, malgré quelques hérésies, ils ne manquaient pas non plus de s’adresser au frère Arnaud et au frère Benoît, à leurs Ordres et à tous les Roses qui ne savaient plus à quel Solférino se vouer, pour leur dire qu’il fallait s’appuyer sur le Tiers et le Quart pour faire rendre gorge aux princes. « Cheminons séparément, mais assommons-les ensemble ! », prêchaient-ils à tue-tête.

La chronique des événements qui s’ensuivirent s’est perdue. A nous de l’inventer !

Pierre d’Argent, alias Caligari de la Grange aux Belles, à la manière d’Alcofribas Nasier.

Gigondas-en-Thélème, Le 4 Août de l’an de grâce deux mille douze, deux cent vingt-troisième année de l’abolition des privilèges.

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

4 réflexions sur « Les aventures extraordinaires d’Arnaud et Benoît de Crac contre les Princes »

  1. Ah, le Gigondas ! foi de Grangousier rien de tel pour me donner de l’allant et montrer de quelle ire je suis capable après lecture d’un tel libelle (je n’ai rien lu de tel depuis les chroniques des guerres de Pichrocole…)

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