Redéfinition de la division sexuée du travail dans les services publics

5Brigitte Studer et Françoise Thébaud commencent ainsi leur préface « Au début du XXe siècle, la légitimité du travail des femmes est difficilement contestable publiquement dans les pays occidentaux, où les jeunes filles sont en général plus diplômées que les jeunes hommes et où les contestations féministes des dernières décennies ont promu les valeurs d’égalité. Mais qui n’a pas entendu ou lu, en ces temps de crise économique, des petites phrases assassines instillant le doute ou accusant les femmes de mettre les hommes au chômage et de déstabiliser la famille ? ». La thèse, dont est issu ce livre, de Céline Schoeni « nous plonge au cœur de cette décennie d’avant-guerre marquée également par de fortes difficultés économiques ».

Les préfacières soulignent les apports de la comparaison helveto-française et différents points au centre du livre : la gestion genrée du personnel de la fonction publique, le découragement du travail salarié des femmes, l’impossible accès à certains postes qualifiés, les réponses des mouvements féministes, les rôles du BIT ou de l’Open Door et de ses sections nationales, etc…

Une courte mais très incitative invitation à lire attentivement ce livre.

Les années 1930 et la crise économique. Pour certain-e-s « les femmes envahissent les écoles et les administrations publiques, volant ainsi les postes bien rémunérés ». Pour Céline Schoeni, l’offensive remettant en cause le droit au travail des femmes fonctionnaires est, entre autres, « une réponse à la crainte diffuse d’une indifférenciation sexuée dans le monde du travail et de ses conséquences potentielles sur la sphère privée ». Elle ajoute « En soi, la volonté d’indépendance et d’autonomie des femmes inquiète. Elle est amplifiée, fantasmée, et engendre une crainte disparate à la perspective d’une généralisation de la présence de femmes à l’université, du développement d’organisations professionnelles non mixtes et non rattachées aux structures syndicales dominées par les hommes, ou encore face à l’idée que les femmes puissent avorter légalement, voter, conduire, voler, se déplacer à vélo ou faire du sport en pantalon ».

Dans son introduction, l’auteure présente son travail : « L’isolement d’un épisode historique, celui de l’offensive contre le droit au travail des femmes fonctionnaires durant les années 1930, permet de décortiquer finement les rouages et les dynamiques de la ségrégation à l’œuvre dans le salariat ». Elle nous rappelle la nécessaire sexuation de l’histoire : « La sexuation de l’histoire, soit la prise en compte des rapports entre les sexes dans et par le récit historique, l’éclairage novateur de l’histoire d’une nation sur l’autre, ainsi que la prise en considération de l’internationalisation de certaines pratiques – législatives comme féministes -, permettent en effet de renouveler un cadre d’analyse et de proposer de nouvelles pistes de recherche ».

Sous le prisme de l’activité salariée, Céline Schoeni analysera les (re)configurations des rapports entre les sexes, les « incidences » en Suisse et en France de cette offensive contre le travail des femmes fonctionnaires et les mobilisations féministes pour défendre le droit au travail des femmes. Je souligne le gouffre entre ce livre et les histoires contées par bien des historiens, y compris se référant au mouvement ouvrier…

L’auteure souligne aussi, dans son introduction, que la division sexuelle du travail, « à la fois enjeu et expression des rapports de pouvoir sexués, n’est pas un phénomène historiquement figé ». C’est en effet dans chaque configuration que doit-être abordée cette division pour en aborder les reformulations et les continuités, « L’analyse croisée de l’offensive contre le travail des femmes en Suisse et en France montre ainsi que le rapport entre les sexes dans l’emploi est une relation sociale construite sans cesse remodelée, dont les modalités sont façonnées par un contexte historique et national spécifique ». Au vingtième siècle, les femmes quittent le travail, reconnu ou non, dans l’agriculture pour des emplois de plus en plus nombreux dans le secteur tertiaire. A très juste titre, l’auteure signale, que ce n’est pas seulement dans les pays à régime fasciste que le droit au travail des salariées de la fonction publique a été attaqué, « La catégorisation par pays tend à occulter l’existence de logiques transnationales et biaise ainsi la compréhension de la structuration sexuée du marché du travail ». Sous prétexte, d’une liaison naturalisée entre mariage et reproduction, c’est bien « l’établissement d’une hiérarchie sexuée du droit à l’emploi » qui prédomine.

Pour les français-e-s, je signale le chapitre sur l’expérience du Front populaire, bien loin des (ré)écritures sur-valorisantes des réalités bien plus contrastées, l’histoire écrite au masculin, ne pouvant rendre compte de l’ensemble des relations sociales.

Sommaire :

Introduction

I. Le travail des femmes fonctionnaires, un « problème » international

  • 1. Jalons de l’offensive internationale contre le travail féminin dans les emplois publics (1930-1938)

  • 2. Le BIT et le droit au travail des femmes fonctionnaires

  • 3. Les associations féministes internationales et la lutte pour le droit au travail des femmes

II. L’offensive contre le travail des femmes fonctionnaires en Suisse

  • 1. Les signes avant-coureurs d’une remise en cause généralisée du droit au travail des femmes fonctionnaires (1927-1931)

  • 2. Crise économique et travail féminin: la polémique sur les « doubles salaires » (1932-1934)

  • 3. Restrictions budgétaires et division sexuelle du travail (1935-1937)

III. L’offensive contre le travail des femmes fonctionnaires en France

  • 1. Émergence du « problème » du travail féminin (1931-1932)

  • 2. La crise ou haro sur le travail des femmes fonctionnaires (1933-1936)

  • 3. L’expérience du Front populaire: respect du travail féminin ? (1936-1938)

Conclusion

Annexes

Par l’analyse détaillée des modalités diversifiées des offensives contre le droit au travail des femmes fonctionnaires et des réponses politiques, syndicales et féministes, grâce aux comparaisons entre situation suisse et française et les mises en perspectives historiques, le livre de Céline Schoeni est d’un apport considérable. « Révélant les rapports de pouvoir sexués qui structurent le monde du travail salarié comme la sphère privée, les injonctions quant à la nécessité d’établir de nouveaux marqueurs sexués entre les salarié.e.s se cristallisent sur des catégories féminines du salariat fluctuant dans le temps, car la concurrence – réelle ou fantasmée – entre les sexes est fonction d’évolutions et de transformations socioéconomiques globales ».

Céline Schoeni : Travail féminin : Retour à l’ordre !

L’offensive contre le travail des femmes durant la crise économique des années 1930

Editions Antipodes, Histoire et sociétés contemporaines, Lausanne 2012, 622 pages, 47,50 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture