L’institutionalisation des violences, assise du pouvoir masculin

L’ensemble des violences de genre forme en Afrique du Sud un système sophistiqué. Ce système assure à l’État un certain équilibre, fragile, ayant pour assise l’appropriation du corps des femmes par ses dirigeants. Le pouvoir est masculin et assumé comme tel. De ce fait, il doit s’afficher comme mâle. Viril. Il doit également asseoir son entreprise d’appropriation. L’institutionnaliser. La stabiliser, la rendre pérenne.

L’appropriation du corps des femmes par le pouvoir masculin, et plus globalement par les hommes, n’est pas une idée neuve. Selon Françoise Héritier, le corps féminin, ayant la puissance d’enfanter à l’identique, c’est-à-dire d’engendrer des filles, ce que le corps masculin ne peut en aucun cas faire – reproduire des garçons – est à l’origine de la domination masculine. Collette Guillaumin, sociologue française, de son côté parle de « sexage » qu’elle définit comme étant à la fois une « appropriation privée » où le « propriétaire » est un homme particulier (au sein du mariage) et une « appropriation collective », au sein des familles comme du secteur des « services », qui permet d’inscrire les femmes dans la prise en charge de l’entretien physique et moral, des hommes comme des enfants, des malades, des vieillards…, ce qu’elle nomme également le travail de production/re-production.

À propos des modes d’assujettissement mis en place par l’État, les sociologues français Didier Fassin et Dominique Memmi replacent le corps, masculin et féminin, au centre de sa relation au pouvoir, à l’autorité, à la loi, « ce qui le constitue en le gouvernant ». Concernant le corps féminin, la sociologue française Marie-Victoire Louis évoque l’histoire du Code Napoléon qui « a théorisé et exporté à travers une grande partie du monde le modèle si prégnant de la famille patriarcale en instaurant légalement le pouvoir des pères, puis des époux, sur les filles et sur les mères ».

Dans la postcolonie, le corps, un lieu de pouvoir

Qu’en est-il dans les États néocoloniaux, dont l’Afrique du Sud fait partie ? De façon générique, sans différenciation de sexe, l’historien camerounais Achille Mbembe considère que dans la postcolonie, le corps représente une cible dans le contrôle social, toutefois difficile à domestiquer. Fouillant les rôles différenciés de sexe de cette appropriation du corps en Afrique, la sociologue somalienne Amina Mire considère que « l’épistémologie binaire, les prérogatives masculines blanches, le dénigrement et la déshumanisation du corps des femmes africaines, la féminisation et la colonisation de l’espace africain » fondent le système colonial. À propos des débats auxquels cette appropriation donne lieu, Ketu Katrak, professeure en littérature comparée d’origine indienne, a analysé comment le corps des femmes peut être à la fois un lieu d’oppression dans lequel les femmes « internalisent l’exil » et de résistance. Dans tous les cas, le corps des femmes est un lieu de pouvoir.

Ensuite, le corps des femmes est davantage sujet à appropriation que leur esprit par exemple, la spoliation du premier entraînant celle du deuxième. Le corps des femmes représente un enjeu majeur des actions politiques parce que conçu comme matrice (entendu comme organe féminin de reproduction humaine autant que comme structure de reproduction et de construction à tous les niveaux, technologiques, biologiques, cognitifs, sociaux, économiques…) au service de la Nation. En particulier, en Afrique du Sud, l’appropriation du corps des femmes peut se mesurer à la volonté politique publique, de fait masculine – au même titre que le pouvoir qu’elle confère – car largement entre les mains d’hommes. Elle est régie selon des modèles de division sexuelle du travail, et, comme le souligne la sociologue Paola Tabet, sert essentiellement à contrôler les fonctions de reproduction du corps des femmes et de ses « produits », les enfants.

Avec le libéralisme, les violences institutionnalisées

Comme l’indiquent les sociologues Maitrayee Mukhopadhyay et Shamin Meer, en parallèle de cette appropriation par l’État sud-africain et dans le prolongement de la colonisation du pays, durant laquelle chaque groupe rivalisait pour capter l’attention de l’administration coloniale, les notions de coutume, tradition et religion, ont été instrumentalisées par les nouveaux dirigeants des pays néocoloniaux et ont servi à façonner un droit coutumier. Ce droit est conçu au service du pouvoir masculin. Il a pour conséquence directe de subordonner les droits des femmes au contrôle des familles patriarcales et des élites mâles. Les relations État/société générées dans cette historicité n’ont depuis pas changé de mode d’organisation, voire l’ont perfectionné dans un contexte fragilisant de mondialisation.

Après près de dix ans de pouvoir de Thabo Mbeki, l’État a ouvert plus explicitement les portes de ses politiques économiques au libéralisme en collaborant volontiers avec les institutions financières internationales. Ces politiques ont cristallisé le rôle sexué attribué aux femmes dans la société, à savoir remplacer l’État dans le soin des familles. Cette cristallisation a davantage affecté les femmes, et en particulier les femmes noires pauvres des zones enclavées (majoritaires).

Ce rôle sexué vient ainsi renforcer le système d’institutionnalisation des violences. Il lui donne une tonalité économique. À la fin des années 1990, les agressions sexuelles deviennent tellement mortelles à cause du sida, notamment en raison de la politique de l’ancien président Thabo Mbeki qui a très longtemps refusé la prise en charge de traitements antirétroviraux niant un lien quelconque entre le VIH et la maladie, que cinq compagnies d’assurance commencent à vendre des « assurances-viol ». Elles créent un nouveau marché, répondant à la demande de personnes infectées de ne pas être stigmatisées. Cette initiative met de fait en avant la carence des politiques publiques et la pertinence de l’action du secteur privé sans qui « rien ne serait fait pour lutter contre le sida », témoigne un employé de The Treatment Action Campaign, une grande organisation de lutte contre le sida. En effet, ces entreprises s’attachent à maintenir une force de travail vivante. En parallèle, l’État, en privatisant le système de santé, favorise la marchandisation de la maladie et des violences.

La liberté des femmes confisquée par corps interposé

Le corps des femmes et ses produits sont ainsi au cœur de multiples enjeux. Les premiers sont économiques : le corps des femmes assure la re-production des forces de travail de la Nation, qui dans le cas de ce pays, connaît une situation de crise importante. Ensuite, les enjeux sont sociaux : les pouvoirs publics sud-africains prennent une assurance sur la paix sociale en confiant sa gestion à titre gratuit aux femmes, en ne rémunérant pas le travail de gestion de la survie quotidienne qu’ils leur délèguent au niveau local, gestion aujourd’hui particulièrement étendue, urgente, immédiate et accélérée. On peut également parler d’enjeux politiques : le pouvoir masculin (hiérarchisé hommes/femmes) garde la mainmise sur les questions d’égalités de genre qu’il légifère mais néglige au quotidien. Il est question d’enjeux culturels : le pouvoir masculin utilise la tradition pour justifier la tolérance de cette appropriation politique. Enfin, et surtout, on distingue des enjeux épistémiques : le pouvoir masculin subordonne, voire élimine, le corps des femmes pour mieux assujettir leur modes de pensée et savoirs, afin de mieux asseoir sa légitimité à l’échelle internationale.

Au titre de ces différents enjeux, l’appropriation du corps des femmes sert de base de soutènement à la structure de la société sud-africaine mondialisée autant qu’elle en est alimentée. La volonté politique masculine de s’approprier ce corps des femmes peut se résumer à une assertion : les femmes ne sont que des corps et sont vues comme des outils à utiliser. Les Sud-Africaines ne disposent pas politiquement de leur liberté. Leur liberté se négocie sur la scène politique, là où se gère la cité, et leur est confisquée par corps interposé par les hommes, en incapacité de se reproduire, qui s’octroient alors le droit de gérer cette cité. Dans un contexte mondialisé en crise, ce droit masculin arrogé devient accéléré, excessif, exacerbé, réclamé, incontournable.

Joelle Palmieri, décembre 2011

http://joellepalmieri.wordpress.com/2014/01/31/linstitutionnalisation-des-violences-assise-du-pouvoir-masculin/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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