Afrique du Sud : le traditionalisme et le masculinisme au secours du pouvoir

La sexualité est au cœur du discours des dirigeants sud-africains et avec elle le recours au traditionalisme et au masculinisme. Pourquoi ? Il est question de stabiliser un pouvoir en perte de légitimité et de rassembler une base, noire, mâle. Cela s’opère sur le terrain dangereux du sexe, tout simplement, et du droit à affirmer sa virilité à tout prix. D’où l’arrogance des violences de genre et la schizophrénie entre État de droits et vie quotidienne. Jeu dangereux pour le moins.

 

Dans un contexte d’augmentation constante de la pauvreté, de déploiement de la pandémie du sida, de crise politique et économique, une des cordes sensibles exploitées par les dirigeants sud-africains actuels est le statut des hommes en tant qu’être de sexe masculin. Ils auraient « tout » perdu, y compris leur virilité et auraient « tout à gagner » à revenir et à réapprendre des valeurs africaines solides, sous-entendues non occidentales. Tous les moyens semblent être bons, y compris les affirmations misogynes, les menaces sexistes ou l’affichage de la pratique de la polygamie, qui serait garante de la force sexuelle masculine.

En particulier, la rhétorique développée par le président Jacob Zuma se veut ouvertement sexiste, implicitement antiféministe, c’est-à-dire explicitement dirigée contre l’égalité hommes/femmes et les revendications féministes, et ouvertement « favorable à la femme ». Sa rhétorique populiste entend fédérer les « plus démunis », les « oubliés des politiques postapartheid », sous-entendus les hommes les plus pauvres et non les femmes. Son but est de renforcer un organe politique, l’ANC (African National Congress), en perte de légitimité.

Jacob Zuma se définit comme un « tribun zoulou », fortement attaché à sa province d’origine, le KwaZulu-Natal, et revendique des conceptions très traditionnelles comme le test de virginité ou la polygamie. Il organise ses multiples mariages en les officialisant publiquement. Ce choix fait partie d’un arsenal discursif élaboré qui alimente en Afrique du Sud, par son intermédiaire et celui de ses partisans, un nouveau discours d’intolérance et de rejet de l’Autre, discours ouvertement traditionalisme1, imprégné de jugements de valeur relatifs au sexe et à la sexualité. Selon Christi van der Westhuizen, journaliste et analyste politique sud-africaine,Jacob Zuma « personnifie lui-même consciemment une sexualité spécifique et une identité de genre ». Le procès pour viol dont il est sorti blanchi lui a servi politiquement.

 

La sexualité au centre des discours de l’ANC

Rappelons que début décembre 2007, Jacob Zuma, gagnait la présidence de l’ANC, dans une bataille sans merci avec l’ancien chef de l’État, Thabo Mbeki. Cette élection a vu le jour malgré la menace puis l’exécution d’une poursuite judiciaire à son égard, soupçonné qu’il était de corruption, de blanchiment d’argent, de racket et de fraude, tout actes relatifs à un trafic d’armes de plusieurs millions de dollars, allégations qui ont conduit à son limogeage en tant que vice-président de l’Afrique du Sud en 2005. Au même moment, Jacob Zuma passait en jugement puis était acquitté pour le viol d’une militante lesbienne séropositive qui était également une amie de la famille. Il a toujours nié les faits. Il a déclaré à ce sujet qu’il avait simplement pris une douche pour réduire son risque de contracter le VIH du fait de rapports sexuels non protégés. Il a également officiellement insinué que certains types de vêtements portés par des femmes peuvent être interprétés comme une invitation aux rapports sexuels. Ces propos, ouvertement sexistes, n’ont pas empêché la Ligue des femmes de l’ANC de le soutenir d’emblée.

Ensuite, durant les élections de 2009, les partis politiques ont courtisé leur électorat en employant de nouvelles stratégies de campagne. Celle menée par Jacob Zuma a placé les questions de genre et de sexualité au centre du discours, le mettant personnellement en position de « victime » d’un système législatif oppressif (en référence à toutes les poursuites dont il avait fait l’objet). La manœuvre politique visait l’auto-identification de l’homme sud-africain « de base », pauvre, noir, des townships, malmené par la vague féministe locale, dans l’expression « normale » de sa sexualité, notamment manifestée dans la campagne 100% Zulu Boy. Le leader de l’ANC et Julius Malema, ancien dirigeant de la Ligue de la Jeunesse de l’ANC, ont ainsi appelé à l’« exil des jeunes femmes enceintes », en référence au procès dont Zuma avait fait l’objet. Malema a également fait des déclarations sur la façon dont les victimes de viol « devraient » se comporter, dans le sens où elles ne sont pas des victimes mais des provocatrices. Il a notamment déclaré que l’accusatrice du Président Zuma avait « prix du bon temps ». Et Tokyo Sexwale, membre exécutif de l’ANC, a traité les femmes âgées qui soutenaient le Cope (parti dissident de l’ANC) de « sorcières ».

Des Sud-Africains dévirilisés ?

Comme le souligne l’historienne américaine Lisa Lindsay, ces discours ouvertement misogynes nourrissent à dessein le sentiment d’« émasculation » de certains Sud-Africains, sentiment renforcé par celui de ne plus être capable de remplir son rôle socialement alloué de pourvoyeur de la famille puisque dans ce pays le taux de chômage s’élève à 39%. L’homme sud-africain ne serait plus un « vrai » homme. À noter que ce discours prévalait déjà à l’époque coloniale, où l’homme était culturellement considéré par les colons européens en Afrique comme le seul soutien de famille alors que la réalité était tout autre, les femmes ayant toujours occupé le secteur rémunéré du commerce par exemple. Ce discours n’est donc pas neuf et est réutilisé par les hommes au pouvoir afin de justifier les violences à l’égard des femmes et leur subordination.

L’État sud-africain s’est radicalisé dans le sens d’une ambition affichée de retour à des valeurs traditionnelles (parmi lesquelles les valeurs du président en exercice, zoulous), par ailleurs dominantes au niveau national. L’élection de Jacob Zuma et sa légitimation, symbolise à grand renfort de médias un tournant rétrograde qui mise explicitement sur la dénonciation des inégalités de « race », au détriment des inégalités de classe ou de genre. L’heure n’est pas à la paix sociale mais à la réaffirmation d’une Afrique hégémonique, masculiniste et élitiste. La tradition sert alors de base à un discours politique qui occulte implicitement les violences dont le pays est le théâtre (xénophobes, urbaines, de genre) et les inégalités économiques et sociales de plus en plus criantes, en contexte de mondialisation.

Elle sert également de faire-valoir à une idéologie au service de la satisfaction unilatérale du plaisir sexuel masculin qui serait menacée par une dévirilisation des hommes sud-africains orchestrée par les féministes radicales anticolonialistes locales.

 

Une dialectique coloniale

Cette radicalisation confirme les thèses de Angela Davis, célèbre militante noire américaine du Black Power incarcérée aux États-Unis pour ses positions radicales dans les années 1970, selon lesquelles l’État est en incapacité d’intervenir en matière de violences contre les femmes : « Comment peut-on […] s’attendre à ce que l’État résolve le problème de la violence contre les femmes alors qu’il répète constamment sa propre histoire de colonialisme, de racisme et de guerre ? Comment peut-on demander à l’État d’intervenir quand en fait ses forces armées ont toujours pratiqué le viol et les coups et blessures contre les femmes “ennemies” ? En fait, la violence sexuelle et intime contre les femmes a toujours été au cœur des tactiques militaires de guerre et de domination ».

L’État sud-africain perpétue ainsi une domination masculine héritée de son histoire coloniale. Cette domination et les relations sociales qu’elle engendre sont aujourd’hui ponctuées d’un rapport de force constant entre pouvoir masculin et population, empreintes de violences de genre dont les féminicides représentent l’expression la plus explicite. Cette domination est sexuée, au sens où elle reste masculine, identifiée et revendiquée comme telle, ce qui procède d’une dialectique de plus en plus publique, comme donnée en pâture.

Le terrain expansionniste d’autrefois n’est plus tant le territoire minier ou agricole mais bien le corps des femmes, objet de la sexualité et de la sécurité masculine, corps qui se retrouve en position défensive. La violence rencontre alors ici les racines de sa légitimité et de son expression : les hommes, de par leur rôle social de genre, sont acculés à leur besoin de reconnaissance de leur force, virile, et sont en recherche de repères institutionnels pour l’asseoir. Les soumis de l’apartheid et de la colonisation deviennent alors les agents/sujets d’un impérialisme sexuel, qu’il est possible de définir comme auto-destructeur.

 

Le choc entre patriarcat et État de droits

En légitimant les violences au plus haut niveau, l’État sud-africain les institutionnalise. Concomitamment, l’institutionnalisation des violences, et en particulier des violences sexuelles, révèle l’impuissance de l’État. Helen Moffett, chercheuse à l’Institut africain du genre, parle de « choc » du chevauchement entre patriarcat et État de droits, basé sur la Constitution. Ce choc aurait élargi le fossé entre sphères publique et privée, en créant « un marché de dupes où les femmes sont autant considérées comme égales que subordonnées, les violences sexuelles servant de rupture entre l’égalité dans les royaumes publics et soumission dans les espaces domestiques et privés ».

Cette schizophrénie entre État de droits et État tolérant les violences sexuelles caractérise et fragilise ce même État. Elle fait écho aux croyances de certains militants antiracistes locaux qui considèrent que « l’émasculation et la castration des hommes noirs », en tant que résultat des politiques de la « suprématie blanche », ont fait des hommes sud-africains noirs des victimes. Ces considérations, largement reprises dans la rhétorique du président en exercice Jabob Zuma, ont pour effet de placer les revendications du retour aux traditions et à une représentation forte, au sens de la puissance, des citoyens (mâles), aux niveaux de la sphère publique et de l’État. Elles justifient institutionnellement les actes de viol et accroissent le nombre de féminicides. Ce discours entérine ce que l’écrivaine britannique Crista Baiada qualifie d’« amnésie culturelle », qui constitue une « menace palpable d’autant que les voix et histoires contradictoires sont réconciliées au sein d’une vérité unique ». Replacée dans son contexte de crise aggravée, d’augmentation de la pauvreté et des écarts de richesse, de déploiement de la pandémie du sida, cette vérité crée des repères philosophiques, culturels ou religieux qui tendent à devenir des repères politiques. Cette vérité ignore la violence.

 

Joelle Palmieri, décembre 2011

http://joellepalmieri.wordpress.com/2013/02/11/afrique-du-sud-le-traditionalisme-et-le-masculinisme-au-secours-du-pouvoir/

 

1 Le traditionalisme décrit une idéologie conservatrice qui s’attache à transmettre les traditions, les croyances et les valeurs existantes de génération en génération, supposément parce qu’elles sont consacrées par le passé et donc « sûres ». Plus concrètement le traditionalisme reconstruit en permanence une tradition mythique pour se maintenir au pouvoir. Il bâtit lui-même les traditions comme figées – alors que les traditions peuvent évoluer – mais en interdit la transformation afin de soutenir l’argumentaire du pouvoir de ceux qui s’en servent.

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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