Critiquer la politique d’un Etat est un droit fondamental et ne saurait constituer une apologie du terrorisme

Alors qu’Emmanuel Macron a remis le droit international au cœur de la question israélo-palestinienne, des citoyennes et citoyens sont poursuivis en justice lorsqu’ils s’y réfèrent dans des tracts, s’alarme un collectif de plusieurs personnalités, dont Patrick Baudouin, président de la LDH

Certains s’en féliciteront, tout en soupirant à bas bruit, « enfin ». D’autres peut-être s’en désoleront. Mais toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté ne penseront qu’une seule chose : peut-être que les massacres vont s’arrêter, peut-être que finalement l’humanité pourrait l’emporter dans toute cette horreur interminable.

Car la tribune du roi de Jordanie, Abdallah II, du président de la République égyptienne, Abdel Fattah Al-Sissi, et du président de la République française, Emmanuel Macron, publiée dans Le Monde du 10 avril 2024, remet le droit international au cœur de la question israélo-palestinienne, en réaffirmant le respect de toutes les vies et en condamnant toutes les violations du droit international humanitaire, qui jalonnent depuis le 7 octobre 2023 les massacres que tous ont connus et connaissent encore. Et ils rappellent que leur demande pour un cessez-le-feu immédiat à Gaza se fonde sur les résolutions 2720 et 2728 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui exigent précisément cela de toutes les parties.

La proclamation de ces trois chefs d’Etat de l’indispensable respect du droit humanitaire international s’accompagne de tout ce qui a été perdu de vue depuis des décennies dans cette région si déchirée   « Nous demandons instamment qu’il soit mis fin à toutes les mesures unilatérales, notamment les activités de colonisation et la confiscation de terres. Nous exhortons également Israël à empêcher la violence des colons. Nous soulignons la nécessité de respecter le statu quo historique et juridique des lieux saints musulmans et chrétiens de Jérusalem (…). »

Enfin, en prônant la solution de deux Etats conformément au droit international et aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, les chefs d’Etat ancrent définitivement le droit international comme seul remède à la haine et comme seule solution pour la paix.

Mais alors, que deviennent tous ces écrits, communiqués, tracts qui servent de fondement à toutes les procédures diligentées par les parquets pour apologie du terrorisme ? Et qui parfois maladroitement, ou de manière véhémente, mais toujours dans l’émotion légitime, n’ont eux aussi fait que se référer aux violations du droit international, droit que la France notamment a affirmé et soutenu depuis plusieurs décennies dans l’enceinte des Nations unies ? Fallait-il mettre à mal la liberté d’expression, fût-elle excessive ou provocatrice, à travers ces procédures ? Alors même que la Cour européenne des droits de l’homme, notre boussole juridique et judiciaire en Europe, a pourtant toujours rangé cette liberté parmi les socles indispensables à une société démocratique, rappelant, dans une décision du 11 juin 2020, que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique ».

Utilisation de mots consacrés
Alors où va la démocratie française ? Après de multiples atteintes portées aux libertés d’association et de manifestation, après le vote de lois dont le Rassemblement national s’enthousiasme d’en inspirer la philosophie, fallait-il attenter à celle des libertés fondamentales qui est le fondement même d’une société démocratique dont la seule limite est l’exclusion des détestables appels à la violence et à la haine ? Quelle est la valeur de la parole internationale de la France quand elle-même met en place une police de la pensée qui en incrimine le sens et les termes ?

En effet, une loi de 2014, en retirant l’apologie du terrorisme commise publiquement de la loi de 1881 sur la liberté de la presse pour l’intégrer à la procédure commune, laisse apparaître aujourd’hui sa fonction réelle : éviter les protections de la pensée mises en place depuis plus d’un siècle de débats républicains, et écarter les prescriptions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dont la Cour répète souvent – à la France notamment – que l’article 10 « ne laisse guère de place à des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des discours politiques ».

Ces procédures d’apologie du terrorisme se déroulent dans le cadre d’enquêtes préliminaires avec convocation en audition libre mentionnant seulement l’infraction visée. La personne entendue, avec présence possible de l’avocat, découvre les propos reprochés au travers des questions du policier, qui, outre de possibles dérapages sur les convictions religieuses ou l’appartenance politique, révèle l’objet des poursuites basé sur l’utilisation de mots consacrés par le droit international : colonialisme, appropriation des terres dans les territoires occupés, résistance à l’occupation, dénonciation de crimes commis. C’est au mépris des textes internationaux intégrés à la hiérarchie des normes françaises que des instructions ont pu être données par la chancellerie au parquet de poursuivre de tels propos.

Pourtant, la critique de la politique d’un Etat, y compris celle de la France, qui paraît avoir oublié les principes qu’elle a défendus, est un droit fondamental reconnu aux citoyens dans un système démocratique. Elle ne saurait constituer une apologie du terrorisme pour l’évidente raison que, finalement, le chef de l’Etat français, et ceux qui signent avec lui la tribune, se réapproprient les fondements du droit international, que beaucoup n’ont fait que rappeler à l’occasion de ces procédures.

Et il est bon de se souvenir de la formule de Victor Hugo pendant les débats sur la loi sur la presse – « La souveraineté du peuple, le suffrage universel, la liberté de la presse sont trois choses identiques » – pour s’interroger sur ce qui est manifestement perdu aujourd’hui dans la démocratie française.

Signataires : Patrick Baudouin, président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Rony Brauman, médecin, ex-président de Médecins sans frontières ; Jean-Paul Chagnolaud, professeur émérite des universités ; Antoine Comte, avocat à la cour d’appel de Paris ; Evelyne Sire-Marin, magistrate honoraire, ex-présidente du Syndicat de la magistrature.

Tribune publiée initialement dans Le Monde, le 27 avril 2024
https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/04/27/critiquer-la-politique-d-un-etat-est-un-droit-fondamental-et-ne-saurait-constituer-une-apologie-du-terrorisme_6230186_3232.html
https://www.ldh-france.org/27-avril-2024-tribune-collective-critiquer-la-politique-dun-etat-est-un-droit-fondamental-et-ne-saurait-constituer-une-apologie-du-terrorisme-publiee-dans-le-monde/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

2 réflexions sur « Critiquer la politique d’un Etat est un droit fondamental et ne saurait constituer une apologie du terrorisme »

  1. L’apologie de terrorisme est le bâillon de la liberté

    À l’initiative de Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, et de Patrick Baudouin, président de la Ligue des droits de l’homme, 150 citoyen·nes s’alarment de l’utilisation de l’apologie de terrorisme pour bâillonner l’expression des protestations sociales, démocratiques et écologiques. Parmi les signataires, Étienne Balibar, Rony Brauman, Alain Damasio, Philippe Descola, Cécile Duflot, Didier Fassin, Antoine Garapon, Cédric Herrou, Nancy Huston, Eva Joly, Henri Leclerc et Elias Sanbar.

    « Apologie du terrorisme » : l’expression fait florès. À la fois couteau suisse et épée de Damoclès, elle sert à tout et menace de s’abattre sur la tête de tout un chacun.

    En son nom, on a, dans la dernière période, stigmatisé et réprimé le mouvement écologiste. En son nom, des responsables syndicaux ont été inquiétés, poursuivis, condamnés à des peines allant jusqu’à l’emprisonnement. En son nom, une élue nationale, présidente de son groupe parlementaire, se voit convoquée à la police pour être entendue. En son nom on tente d’instrumentaliser la justice pour en faire le lieu de règlement de débats politiques. En son nom, on interdit des manifestations, on annule des conférences, on tente d’étouffer la liberté de parole de personnalités engagées dans la vie publique du pays, on vise à criminaliser les voix qui, semble-il, dérangent ; on instaure une véritable police de la pensée.

    « L’apologie de terrorisme » semble bien concerner tout le monde, et ce constat nous inquiète. C’est une question trop grave pour être dévoyée. Comme celles et ceux contre qui cette expression est utilisée, nous partageons la conviction que la transition écologique ne se fera qu’au prix d’une rupture avec les groupes d’intérêts arc-boutés sur les vieux modes de production et de consommation. Comme eux, nous jugeons que les politiques publiques, dures aux faibles et faibles aux forts, légitiment la protestation sociale. Comme eux, face aux crimes et aux massacres commis au Moyen-Orient nous pensons que la violence entraine malheureusement la violence et que la vengeance se paye de toujours plus de sang. Comme eux, nous organisons la solidarité avec les populations civiles et réclamons l’application du droit international humanitaire, seule voie permettant d’échapper à cette spirale de violence mortifère.

    Nous aussi sommes engagés dans cette fameuse « apologie du terrorisme » dont on les menace, et plaidons coupables. C’est pourquoi nous demandons à être entendu·e·s, toutes et tous par la police.

    Vous pouvez signer en ligne cette pétition sur change.org en cliquant ici.
    Voir la liste des premiers signataires :
    https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/160524/l-apologie-de-terrorisme-est-le-baillon-de-la-liberte

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