Prostitution: le consentement dissymétrique

Les prostitué.e.s ne sont pas les seules personnes concernées par la proposition de loi de la députée Maud Olivier actuellement en débat. Toute femme, et tout.e ado, pour peu qu’elle ou il tombe dans une situation de précarité économique ou de vulnérabilité psychique, peut se voir proposer de l’argent en échange d’actes sexuels. La menace prostitutionnelle fait partie de la « normalité » de la condition des femmes, et des pauvres. C’est à cette banalité de l’achat de « services sexuels » qu’il faut mettre fin.

Dans la prostitution, même « libre », le consentement n’est pas symétrique. L’acheteur consent à donner une somme d’argent en échange de quelques moments de plaisir. La vendeuse (ou le vendeur), si la prostitution est pour elle un moyen de subsistance, consent en fait à se livrer par nécessité économique à la répétition de rapports sexuels non désirés avec un nombre indéfini d’inconnus. Elle consent à une effraction répétée dans son vécu corporel le plus intime (sans compter le mépris de la majorité des clients, et des risques d’agression considérables).

Le sexe n’est pas une activité anodine, comme peut l’être un travail manuel ou intellectuel quand il est fait dans de bonnes conditions. Chez les humains, les rapports sexuels non désirés sont profondément perturbants, le plus souvent traumatisants ; ils provoquent souvent une impression d’étrangeté à soi-même. Si la loi caractérise le viol, même sans lésions physiques, comme une violence, ce n’est pas seulement au titre de l’absence de consentement de la victime, mais aussi parce que c’est une intrusion dans son intimité sexuelle qu’on lui impose.

A l’échelle de la société on peut comparer la prostitution à une immense « tournante » légitimée jusqu’à présent par la loi, avec cette différence qu’une partie des victimes ne sont pas contraintes par la force mais par la nécessité économique.

L’être humain, fort heureusement, est capable d’explorer toutes sortes d’activités sexuelles, y compris en prenant des risques psychiques pour soi-même, par exemple dans le libertinage avec des inconnus (dans l’amour aussi, d’ailleurs). C’est la liberté sexuelle, l’autonomie désirante, la capacité à construire son chemin de vie en écoutant ses désirs et en décidant soi-même comment on leur répond. Mais quand une personne est amenée par nécessité économique à mettre son intimité sexuelle au service d’autrui, son autonomie désirante est bafouée. Dire cela ne signifie pas qu’on « sacralise » la sexualité ni qu’on veut lui imposer des normes de bienséance. C’est simplement reconnaître la grande importance qu’a le sexe dans le vécu émotionnel de chacun.e, et dans l’autoconstruction de la personne. Si l’on place des feux rouges aux carrefours, ce n’est pas pour empêcher les gens d’aller où ils veulent, c’est au contraire pour mettre cette liberté en sécurité face aux dangers spécifiques de la circulation automobile. De même il y a dans les rapports sexuels des enjeux spécifiques d’épanouissement personnel, ou d’asservissement : les chauffards sont nombreux et il vaut mieux ne pas leur laisser le champ libre.

Le coup de génie de la loi suédoise a été de réaffirmer la non-pénalisation de la vendeuse ou du vendeur, tout en pénalisant l’acheteur ou l’acheteuse. Dispositif apparemment paradoxal, mais visant à la fois à mettre fin au privilège irresponsable des clients et à la stigmatisation des prostitué.e.s. Des deux côtés la loi affirme un même principe : le droit à la libre disposition de son propre corps, et la protection de ce droit contre le pouvoir d’autrui. La personne qui de son propre choix vend son consentement ne prend un risque psychique que pour elle-même, elle dispose (bien ou mal, c’est à elle d’en juger) de son propre corps ; à l’opposé, la personne qui profite du besoin économique d’autrui pour acheter son consentement sexuel commet ce qu’on peut appeler un abus de pouvoir d’achat vis-à-vis du vécu émotionnel d’autrui.

Il est vrai que quelques personnes peuvent s’accommoder de la répétition de rapports non désirés, au prix d’un clivage mental (souvent pathogène) vis-à-vis de leurs sensations sexuelles. Il est vrai aussi que d’autres peuvent se livrer à la prostitution comme à un jeu libertin où en plus on gagne de l’argent. Tant mieux pour elles. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. De même le fait que certains ouvriers soient prêts à accepter des travaux dangereux, y compris parce qu’ils réussissent à s’en accommoder en minimisant personnellement les risques, ne justifie pas qu’on autorise les employeurs à leur faire faire ces travaux.

La prostitution n’est pas un simple arrangement privé entre deux individus, c’est une institution sociale qui organise la marchandisation de l’intime, le pouvoir de l’argent sur le sexe d’autrui, et qui autorise les hommes à mépriser l’autonomie des femmes et des jeunes en tant que sujets désirants. Délégitimer l’achat du consentement sexuel est un enjeu de civilisation, humaniste et féministe.

C’est aussi un moyen indispensable pour engager l’éradication de la contrainte proxénète, car celle-ci est un corollaire du fonctionnement du marché. Du fait de la répugnance de la plupart des humains à subir des rapports sexuels non désirés, le nombre de personnes souhaitant se prostituer par désir ou par choix de vie est toujours insuffisant par rapport à la demande … car la demande masculine est sans limite tant que les acheteurs potentiels sont encouragés et déresponsabilisés par la complaisance de la loi et la culture consumériste. La disproportion entre la demande solvable et l’offre de plein gré suscite immanquablement une sorte de « marché des esclaves » : le proxénétisme et la traite. Aux Pays-Bas et en Catalogne espagnole, où l’on a cru assurer la sécurité des prostitué.e.s en leur offrant un statut professionnel, cela a surtout boosté la demande, et de fait l’approvisionnement du marché est assuré en grande partie par les réseaux de traite. La prostitution hors statut fleurit derrière la vitrine des tenanciers de bordel légaux. C’est ce mécanisme maquereau-économique qu’ignorent ceux qui croient qu’on peut lutter contre le proxénétisme organisé sans mettre en cause culturellement et juridiquement le droit des consommateurs à acheter du sexe.

Certes la baisse du marché va supprimer des emplois. Ce n’est pas une atteinte à la liberté, c’est un problème de reconversion professionnelle comme en connaissent par exemple les milliers de travailleurs de l’industrie automobile dont le poste de travail est menacé par la baisse des ventes (par ailleurs souhaitable). Les prostitué.e.s ont donc toute légitimité à s’organiser dans les syndicats pour obtenir une reconversion avec des garanties de revenu, une formation professionnelle, et le respect de leur dignité avant comme après. La société le leur doit pour les avoir trop longtemps laissé.e.s en situation de non-droit.

La proposition de loi de Maud Olivier comporte un ensemble de mesures d’accompagnement social pour l’accès aux droits, ainsi que des aides financières visant à rendre possible le choix de sortir de la prostitution.

Mais elle propose peu de choses contre la cause principale de l’entrée en prostitution, l’insuffisance du revenu. La plupart des prostitué.e.s sont, à l’origine, des économiquement précaires, ou des migrant.e.s qui ont fui la pauvreté et la discrimination dans leur pays. Se prostituer est souvent un choix de moindre mal, « économiquement rationnel », comparé à la mendicité, au vol à la tire, ou à des emplois au noir sans sécurité et sous- payés. A cet égard, ce n’est pas en considérant les prostitué.e.s comme une catégorie particulière (avec le risque de rester dans la stigmatisation) que l’on peut faire reculer réellement la menace prostitutionnelle, mais par des mesures protégeant l’ensemble de la population contre la précarité. Au minimum, il faudrait que la loi améliore les conditions d’accès au RSA, tellement restrictives pour les moins de 25 ans que la plupart des jeunes précaires en sont exclu.e.s … à l’âge précisément où la menace prostitutionnelle est la plus forte. Pour ce public le rapport Olivier mentionne le dispositif « garantie jeunes » (environ 450€ mensuels) actuellement en début d’expérimentation auprès des plus précaires…

Le projet de loi comporte aussi des mesures autorisant l’attribution d’un titre de séjour aux étrangèr.e.s sans papiers victimes de traite ou de proxénétisme (on appelle traite le transport illégal de personnes en vue de leur exploitation – avec ou sans leur consentement). Or si la situation de prostitué.e est facile à constater, les faits de traite et de proxénétisme sont plus difficiles à établir (entre autres parce que les victimes n’osent pas témoigner par peur des représailles). Si l’on en reste là une grande partie des prostitué.e.s resteront sans droits, dans la peur de la police donc dans la dépendance de « protecteurs » mafieux.

Si en Suède il n’y a pas eu une augmentation de la clandestinité et de l’isolement des prostitué.e.s, c’est notamment parce qu’elles/ils n’ont personnellement rien à craindre de la police. Il n’y a pas une traque systématique des clients de la part de la police (mais plutôt des coups de filet ciblés visant à casser les affaires des proxénètes et à recueillir des témoignages permettant de les inculper). Qu’en sera-t-il en France, où nous avons coutume de proclamer les grands principes et de faire le contraire de façon subliminale ? La plus humaniste des lois risque d’être lettre morte si les policiers persistent à harceler les prostitué.e.s au prétexte de chasse aux sans-papiers ou de contrôles d’identité plus ou moins justifiés. Le projet de loi prévoit une formation des personnels de police et de justice à leur mission vis-à-vis des prostitué.e.s qui est d’abord de protéger leur sécurité et de les aider à défendre leurs droits. Certaines unités de police le font déjà.

L’objectif de la loi n’est pas d’accentuer la répression mais de changer les mentalités. Il faudra que son application soit à la hauteur de cette ambition.

Joël MARTINEphilosophe, publié sur le site Médiapart 

http://blogs.mediapart.fr/blog/joel-martine/261013/prostitution-le-consentement-dissymetrique

A écrit une argumentation plus nuancée sous le titre

LE VIOL-LOCATION, liberté sexuelle et prostitutionéd. L’Harmattan, juin 2013, 150 pages, voir note de lecture : Acheter le consentement à un rapport sexuel non désiré est un abus de position dominante

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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