Le triomphe des pornographes

Le triomphe des pornographes est une victoire du pouvoir sur la justice, de la cruauté sur l’empathie, et des profits sur les droits humains. Je pourrais faire cet énoncé à propos de Walmart ou de McDonalds et les progressistes en conviendraient avec enthousiasme. Nous comprenons toutes et tous que Walmart détruit les économies locales, dans un processus d’appauvrissement implacable des communautés partout aux États-Unis, qui est maintenant presque achevé. Cette entreprise dépend aussi de conditions de quasi esclavage pour les travailleuses et travailleurs chinois qui produisent les montagnes de merde à vil prix que vend Walmart. En bout de ligne, le modèle de croissance sans fin du capitalisme est en train de détruire le monde. Pas une personne de gauche ne prétend que les merdes produites par Walmart équivalent à la liberté. Personne ne défend Walmart en disant que son personnel, américain ou chinois, choisit d’y travailler. Les gauchistes comprennent que les gens font ce qu’ils doivent faire pour survivre, que n’importe quel emploi est meilleur que le chômage, et que le travail au salaire minimum sans prestations sociales est un motif de révolution, pas une défense de ces conditions. Il en est de même chez McDonalds. Personne ne défend ce que McDonalds fait aux animaux, à la terre, aux travailleuses et aux travailleurs, à la santé et à la communauté humaine ; personne ne souligne que les personnes qui s’épuisent debout devant des bacs de graisse bouillante ont consenti à transpirer toute la journée ou que les éleveuses et éleveurs de porcs ont volontairement signé des contrats qui assurent à peine leur survie. La question en jeu n’est pas leur consentement, mais bien les impacts sociaux de l’injustice et de la hiérarchie, la façon dont les entreprises sont essentiellement des armes de destruction massive. Mettre l’accent sur le seul moment du choix individuel ne nous mènerait nulle part.

Le problème tient aux conditions matérielles qui font que perdre graduellement la vue dans une usine de puces de silicium à Taiwan constitue un pis-aller pour certaines personnes. Ces gens sont des êtres vivants. Les gauchistes revendiquent les droits humains comme assise politique et critère ultime : nous savons que cette femme taïwanaise ne diffère pas significativement de nous, et que si perdre la vue pour quelques centimes sans avoir droit à une pause pipi était notre meilleure option, nous serions dans des circonstances sinistres.

Alors qu’en est-il de la femme qui doit endurer une double sodomie? Il ne s’agit pas d’une exagération ou de « mettre l’accent sur le pire », comme on accuse souvent les féministes de faire. Le « double-anal » est maintenant monnaie courante dans le genre gonzo porn, le porno rendu possible par l’Internet, le porno sans prétention d’un scénario, celui que préfèrent les hommes et de loin. Cette femme, tout comme celle qui assemble des ordinateurs, en subira probablement des dommages physiques permanents. En fait, l’actrice typique de productions de gonzo porn n’arrive qu’à durer en moyenne trois mois avant de se retrouver démolie, tant les actes sexuels exigés sont éprouvants. Toute personne ayant une conscience plutôt qu’une érection le comprendrait au premier coup d’œil. Si vous passez quelques minutes à regarder de telles images – à les regarder vraiment plutôt que de vous y masturber – vous serez sans doute d’accord avec Robert Jensen, pour qui la pornographie est « ce à quoi ressemble la fin du monde » :

« Par cela, écrit-il, je ne veux pas dire que la pornographie va provoquer la fin du monde ; je n’ai pas de délires apocalyptiques. Je ne veux pas dire non plus que de tous les problèmes sociaux auxquels nous sommes confrontés, la pornographie est le plus menaçant. Je veux plutôt suggérer que si nous avons le courage de regarder honnêtement la pornographie contemporaine, nous obtenons un aperçu, particulièrement viscéral et puissant, des conséquences des systèmes oppressifs dans lesquels nous vivons. La pornographie est ce à quoi notre fin va ressembler si nous n’inversons pas l’orientation pathologique qu’a prise notre société corporatiste et capitaliste, patriarcale, raciste et prédatrice… Imaginez un monde dans lequel l’empathie, la compassion et la solidarité – les choses qui rendent possible une société humaine décente – sont finalement et entièrement submergées par une recherche du plaisir autocentré et émotionnellement détaché. Imaginez ces valeurs mises en œuvre dans une société structurée par de multiples hiérarchies dans lesquelles une dynamique de domination et de subordination façonne la plupart des relations et interactions… Mon sentiment de désespoir s’approfondit d’année en année à propos de la tendance actuelle de la pornographie et de notre culture pornographique. Ce désespoir ne tient pas à ce que beaucoup de gens peuvent être cruels, ou que certains d’entre eux prennent sciemment plaisir à cette cruauté. Les humains ont toujours dû faire face à cet aspect de notre psychologie. Mais que se passe-t-il quand les gens ne peuvent plus voir la cruauté, quand le plaisir pris à la cruauté est devenu si normalisé qu’il est rendu invisible pour autant de gens? Et que se passe-t-il quand, pour une partie considérable de la population masculine, cette cruauté devient une partie routinière de la sexualité, définissant les parties les plus intimes de nos vies? »

Tout ce que les gauchistes ont à faire est de conclure à partir de nos observations, comme nous le faisons face à tous les autres cas d’oppression. Les conditions matérielles que créent les hommes en tant que classe (ce qu’on appelle le patriarcat) signifient qu’aux États-Unis, la violence des hommes envers leurs partenaires intimes constitue le crime violent le plus fréquent. Les hommes violent une femme sur trois et agressent sexuellement une fille sur quatre avant l’âge de 14 ans. L’auteur numéro un des agressions sexuelles dans l’enfance a pour nom « Papa ». Andrea Dworkin, l’une des femmes les plus courageuses de tous les temps, a compris que ce problème était systématique et non personnel. Elle a vu que le viol, les raclées, l’inceste, la prostitution et l’exploitation de la reproduction s’alliaient pour créer une « barricade du terrorisme sexuel » à l’intérieur de laquelle doivent vivre toutes les femmes. Notre travail en tant que féministes et membres d’une culture de résistance n’est pas d’apprendre à érotiser ces actes; notre tâche est d’abattre cette barricade.

En fait, la droite et la gauche entretiennent à elles deux un petit monde confortable qui ensevelit les femmes dans des conditions de soumission et de violence. Toute critique de la sexualité machiste suscite des accusations de censure ou de puritanisme de droite anti-fun. Mais du point de vue des femmes, la droite et la gauche créent une hégémonie sans faille.

L’autrice Gail Dines (PORNLAND) écrit : « Quand je critique McDonalds, personne ne me qualifie d’anti-nourriture. » Les gens comprennent que ce qui est critiqué est un ensemble de relations sociales inéquitables, avec des composantes économiques, politiques et idéologiques, qui reproduisent l’inégalité. McDonalds ne fabrique pas de la nourriture générique : elle fabrique un produit capitaliste industriel, à des fins lucratives. Les pornographes ne sont pas différents : ils ont bâti une industrie qui accumule 100 milliards par année, en vendant non seulement le sexe comme une marchandise, ce qui serait déjà assez horrible pour notre humanité collective, mais également la cruauté sexuelle. Cette cruauté est l’âme même du patriarcat, le marasme que les gauchistes se refusent à reconnaître : la suprématie masculine prend des actes d’oppression et les transforme en sexualité. Peut-il exister une validation plus puissante que l’orgasme?

Et comme cette récompense est ressentie de façon aussi viscérale, de telles pratiques sont défendues (dans les rares cas où une féministe est en mesure d’exiger qu’on les justifie) comme « naturelles ». Même lorsqu’elle est enveloppée de racisme, beaucoup de gens de gauche refusent de reconnaître l’oppression inhérente à la pornographie. Des productions comme Little Latina Sluts ou Pimp My Black Teen ne provoquent pas l’indignation, mais le plaisir sexuel chez les hommes qui consomment un tel matériel. Une sexualité qui consiste à érotiser la déshumanisation, la domination et la hiérarchie s’étendra facilement à d’autres types d’hiérarchies et s’alimentera facilement à des représentations racistes. Ce qu’elle ne fera jamais est construire un monde égalitaire de soin et de respect, le monde que la gauche prétend revendiquer.

À l’échelle mondiale, le corps féminin dénudé – trop mince pour porter des enfants viables et souvent trop jeune à tous égards – est en vente partout, comme image définissant notre culture et comme réalité brute : les femmes et les filles sont maintenant le principal produit vendu sur le marché noir mondial. En effet, des pays entiers équilibrent leur budget en misant sur la vente de femmes. L’esclavage est-il une violation des droits de l’homme ou un simple frisson sexuel? Quelle est l’utilité d’un mouvement de changement social qui se refuse à traiter cette question?

Nous devons nous affirmer comme personnes ayant à cœur la liberté, non pas la liberté d’agresser, d’exploiter et de déshumaniser, mais la liberté de ne pas être avilie et violée, et celle de ne pas subir la célébration culturelle de cette violation.

La situation actuelle illustre la faillite morale d’une culture fondée sur la violation et les privilèges qui l’autorisent. C’est une légère variation de l’idéologie des Romantiques, où le désir sexuel a remplacé l’émotion comme état non médiatisé, naturel et privilégié. Sa version sexuelle est un héritage direct de la Bohème, qui se délectait de l’étalage public de « transgressions, excès et outrages sexuels ». Une bonne part de cette éthique peut être attribuée au marquis de Sade, tortionnaire historique de femmes et d’enfants. Pourtant, Sade a été revendiqué comme source d’inspiration et fondement par des écrivains aussi connus que Baudelaire, Flaubert, Swinburne, Lautréamont, Dostoïevski, Cocteau et Apollinaire, ainsi que par Camus et Barthes. Camus a écrit, dans L’homme révolté, « deux siècles à l’avance… Sade a exalté les sociétés totalitaires au nom de la liberté frénétique ». Sade présente également une première formulation de la volonté de pouvoir propre à Nietzsche. Son éthique fournit en fin de compte « les racines érotiques du fascisme ».

Une fois de plus, l’heure est venue de choisir. Les signes avant-coureurs sont publics, et il est temps d’en tenir compte. Les étudiants universitaires manifestent aujourd’hui 40 pour cent moins d’empathie qu’ils et elles n’en avaient il y a vingt ans. Si la gauche veut assembler une véritable résistance, une résistance contre le pouvoir qui brise les cœurs et les os, détruit les rivières et les espèces, elle devra entendre, et enfin comprendre, cette phrase courageuse de la poétesse Adrienne Rich : « Sans tendresse, nous sommes en enfer. »

Lierre Keith publié sur Feminist Current le 26 juillet 2016

Lierre Keith est écrivaine, féministe radicale et activiste alimentaire. Elle est l’autrice de deux romans, ainsi que de l’essai The Vegetarian Myth: Food, Justice, and Sustainability. Elle vit dans le comté de Humboldt, en Californie.

Cet essai est extrait du chapitre 4 de l’essai Culture of Resistance de l’organisation Deep Green Resistance.

Son site internet est http://www.lierrekeith.com/

Version originale : http://www.feministcurrent.com/2016/07/26/the-triumph-of-the-pornographers/

Traduction : Martin Dufresne

https://ressourcesprostitution.wordpress.com/2016/09/05/lierre-keith-le-triomphe-des-pornographes/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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