Le choc de l’évènement

Un choc, un grand choc, plusieurs chocs emmêlés.

Le choc de l’évènement. Un évènement inattendu, même quand il est prévu et pressenti. Un évènement n’arrive pas par hasard. Mais, un évènement au sens fort du terme, ne se réduit pas à ses causes. Il rompt une séquence et ouvre une nouvelle situation avec ses nouveautés et ses incertitudes. Au-delà des outrances et des hystéries, comment penser un tourbillon quand on vit un tourbillon.

Passée l’incrédulité de son annonce, on se demande qu’est-ce qui a basculé et on s’interroge sur les nouveaux possibles. On additionne les informations et on les décompose. On mesure l’horreur, on la refuse et elle vous submerge. Un massacre de sang-froid ne peut pas se relativiser. Il ne se compte pas au nombre de morts, il ne se compare pas à d’autres nombres de morts dans tant de situations. Je pense aux milliers de morts des guerres en cours, des répressions sanglantes, des migrants disparus en mer. Tout cela est vrai, mais ne réduit pas l’horreur et le refuge dans le cynisme est insupportable.

Qu’est-ce qui se joue alors ? Un journal décapité, des dessinateurs et des journalistes, la liberté d’expression, le droit à l’humour bête et méchant, l’islamophobie, les conséquences, la peur d’un monde qui implose. Tout se mélange et rend ce cocktail explosif. Faire la part de ce qui me touche et de ce qui me dépasse, de la proximité et de ce mouvement d’ensemble qui a saisi de larges pans de la société et a été ressenti au-delà.

Le choc de la mémoire, d’une mémoire qui se réordonne. Charlie échappe à lui-même et à son histoire. Il devient emblématique mais de manière différente pour chacun. Nous ne sommes pas tous Charlie, et pas le même Charlie. Certes, nous voulons tous nous solidariser, nous fondre dans les victimes, refuser cet acte abject, exprimer notre émotion à leurs parents et leurs proches. Nous voulons crier l’insupportable et l’inacceptable. Mais le passé immédiat n’annule pas le temps long. Et ceux qui ont été assassinés ne se sont jamais réfugiés dans la fusion, ils ont crié haut et fort leurs pensées, leurs différences. Nous devons à leur mémoire de ne pas les ériger en maîtres à penser.

Je le dis d’autant que j’avais, pour ceux que je connaissais de l’amitié et de l’affection. Tous les morts devraient être égaux, mais je ne peux parler que de ceux que je connaissais. Et je suis saisi par l’émotion quand je me souviens de Wolinski, qui a su exprimer avec génie ce qu’a représenté mai 68. Nous étions ensemble à la table de lancement de « ça suffat comme ci », en 1989, côte à côte avec Siné, Renaud et Gilles Perrault et dans tant d’autres occasions. Je me souviens des mobilisations avec Cabu et de son amour de la non-violence. Je me souviens de ce dernier dîner chez Bob Siné avec Charb. Et de notre accord constant avec Oncle Bernard dans la construction du premier conseil scientifique d’Attac. Je me souviens aussi que les désaccords avec Charlie n’avaient jamais fait oublier ce qu’il avait été et ce que continuaient à être ces hommes exceptionnels. J’étais outré et triste quand Val avait renforcé sa nouvelle carrière en attaquant Siné au nom d’un fils Sarkozy et pour le plus grand plaisir du CRIF et en invitant dans le journal, dans ce qui était notre journal, des hérauts de l’islamophobie.

Le choc des conséquences constitue le fond du décor. Mais il n’est pas déterminant car l’avenir n’est pas écrit et les incertitudes sont grandes. L’événement force le trait des tendances à l’œuvre. Trois sont particulièrement fortes et graves pour moi. La tendance à l’islamophobie est un des plus grands dangers que rencontre aujourd’hui la société française. C’est une des formes principales des discriminations, des racismes et de la xénophobie. L’accentuation des peurs accompagne un déchaînement médiatique et va alimenter l’idéologie sécuritaire et l’instrumentalisation du terrorisme. La troisième tendance dépasse la société française. Elle montre la stratégie d’affrontement voulu, construit ; l’utilisation de l’islamophobie pour forcer les musulmans à s’agréger derrière ceux qui se prétendent leurs défenseurs et veulent leur imposer une stratégie de rupture avec les autres secteurs de la société. C’est une stratégie de la terreur et de la terre brûlée qui a des conséquences redoutables. Elles dépassent de loin les justifications avancées en prétendant répondre ainsi à la déstabilisation, réelle, des régions du monde par les puissances dominantes.

Le choc de l’émotion recouvre tout pour l’instant et brouille l’horizon. Il inquiète avec la montée en puissance des appels à l’unité nationale. L’unité est certes nécessaire, mais pas n’importe laquelle. S’agit-il d’une unité nationale avec les islamophobes et l’extrême droite ? Ou s’agit-il de construire l’unité du peuple français dans ses diversités. Et pourtant dans cette émotion, il y a quelque chose qui se joue et qui n’est pas complètement formulé. L’envie de témoigner ensemble, de vivre ensemble, de ne pas se laisser entraîner, de rester maître de son destin. Rien n’est joué pour l’instant. Là est l’enjeu. La société française peut le gagner.

Gustave Massiah, 9 janvier 2015

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

2 réflexions sur « Le choc de l’évènement »

  1. Didier.. je ne sais pas, mais au cas où.. voici ce que j’ai écrit pour Presse-toi à Gauche et Le devoir de Montréal.. si ça peut intéresser entre les lignes.. bien à toi
    Pierre (Québec)

    Attaque meurtrière à Charlie Hebdo
    Je suis Charlie, oui mais…

    9 janvier 2015

    par Pierre Mouterde

    Comment n’aurait-on pas envie de joindre sa voix au concert d’appui et de solidarité qui déferle sur la France, depuis l’attaque de l’hebdomadaire français Charlie Hebdo et la mort de 12 personnes, dont 4 caricaturistes vedettes lâchement assassinés, Charb, Wolinski, Cabut, Tignous ?

    Et comment n’aurait-on pas envie de reprendre en choeur les invocations répétées par les chroniqueurs du monde entier sur le danger de vouloir s’en prendre à ce qui reste si vital pour un pays qui aspire à la démocratie authentique : la liberté d’expression ?

    Et surtout, quoi de plus barbare que de le faire comme on l’a fait ce 7 janvier dernier à Paris : en s’acharnant à décimer à grands coups de kalachnikovs, une équipe de journalistes et de caricaturistes, certes vitrioliques et irrévérencieux, mais dont la seule arme restait le crayon et le rire, aussi « bête et méchant » soit-il par ailleurs !

    Je suis donc Charlie… mais ce large consensus qui –à travers cette formule— s’est forgé devant l’ignominie ne doit pas faire illusion. Ni non plus cacher les signes d’un autre drame –autrement préoccupant— dont l’ombre portée est en train d’assombrir et de gagner l’Europe entière.

    Peu ont mis en évidence le contexte socio-politique de fond dans lequel cette tuerie a pris corps. Bien sûr on n’a pas manqué –et au premier chef, Marine Le Pen, dirigeante du Front national— de stigmatiser la montée de l’islamisme radical en montant en épingle les dangers qu’encouraient ainsi la république française et ses idéaux laïques et rationalistes hérités des conquêtes du siècle des lumières. Mais en jouant ad nauseam de ce registre, on ne fait que masquer l’essentiel.

    Car on ne comprendra rien de la résurgence du terrorisme contemporain sans la relier au terreau qui ces dernières années l’a rendu possible et n’a cessé de l’exacerber : le terrorisme d’État, les menées belliqueuses et impérialistes des puissances occidentales, USA en tête ; elles qui à grands renforts de bombardements indiscriminés, de drones terrifiants et de politiques pétrolières prédatrices et à courtes vues ont fini par participer à la déstabilisation de pays entiers, à la naissance de vastes zones de non droit ou la guerre le partage au chaos et à l’arbitraire le plus absolu, ne laissant bien souvent aux populations civiles locales que l’option des camps de réfugiés ou de l’exil, avec son lot de colères, de frustrations rentrées, de rages soulevées devant tant d’hypocrisie, de doubles-jeux et d’intérêts bien comptés des puissants de ce monde.

    Et à ce niveau, la France n’est pas en reste. Avec François Hollande, président soit disant « socialiste » elle est même plus interventionniste que jamais, devenue avec la Grande Bretagne le relais servile des politiques US au Moyen-orient, prête à faire le coup de feu, à envoyer ses soldats et ou ses avions de chasse en Afghanistan, au Mali, en Libye, en Irak…

    C’est ce qu’ont oublié les caricaturistes de Charlie Hebdo (et cela ressort d’un choix politique qu’on ne peut que questionner) : la France était en guerre, impliquée plus que jamais aux côtés des USA dans des interventions militaires et politiques qui loin d’éradiquer le sources premières du terrorisme n’ont fait –la réalité de l’Irak nous le montre tous le jours— que de l’alimenter de multiples façons. Dans un tel contexte, quand Charlie Hebdo fait de la religion musulmane, une de ses cibles privilégiées, on est plus qu’en droit de lui demander –lui qui se définit comme un hebdomadaire de gauche— si ce n’est pas pour le moins, politiquement, des plus contre-productifs.

    Car c’est là l’autre versant du drame, son revers et sa part sombre : pendant que d’un côté la France se lance dans des équipées militaires hasardeuses à l’extérieur de ses frontières, sur son territoire et en Europe même, voilà que dans le sillage de la crise financière de 2008 et d’un glissement à droite de tout le corps social, n’ont cessé de se renforcer et se banaliser de forts sentiments xénophobes, bien souvent teintés de relents racistes, et qui tout naturellement dans le contexte actuel sont en train de se transformer en islamophobie rampante. Avec tous les dangers que cela peut représenter en termes social et politique.

    L’histoire nous l’a tragiquement appris dans le passé. Dans les périodes de crise et d’incertitudes, de désorientation idéologique –et c’est ce que connait l’Europe actuellement— il suffit que des forces d’extrême droite organisées soient capables de pointer du doigt un bouc émissaire et d’en faire le responsable de tous les maux ressentis pour que des populations entières finissent par céder aux sirènes pseudo-rassurantes d’un populisme autoritaire.

    Et pour lutter contre cette peste, il faut bien plus que de l’indignation partagée autour des valeurs de la liberté de presse ou de la laïcité !

    N’est-ce pas ce à quoi nous invite d’abord à réfléchir cette terrible attaque contre Charlie Hebdo ?

    Pierre Mouterde
    Sociologue essayiste

    Québec, le 9 janvier 2015

    Pierre Mouterde

    Je suis Charlie ! Na !, Jean-Yves Bernard
    10 janvier 2015

    Cher Pierre

    Je t’ai lu sur Presse-toi à gauche et ça m’a frustré. Tu as raison de rappeler le contexte géo-socio-politique de ces terribles événements qui, comparés aux morts en Syrie (pour ne prendre que cet exemple tragique), génèrent pourtant une émotion profonde partout dans le monde. Il y a quelque chose de touché dans notre humanité meurtrie et affaiblie par le capitalisme sauvage qui demande le respect. Et qui est nouveau dans son expression.
    Et je trouve qu’il ressort du ton de ton article un pessimisme culpabilisant déplacé dans les circonstances. J’ai l’impression qu’en gauchiste militant tu refuses de sentir cette vague émotive et d’y reconnaître l’indice d’un espoir, confus, certes, (je le suis moi-même, je cherche à comprendre pourquoi je suis autant bouleversé) mais porteur de changements d’attitudes.
    Les staliniens, comme les islamistes n’ont jamais ouvert de portes aux peuples. Nous sommes à un moment de l’humanité où la recherche de nouvelles formes de lutte politique requiert de l’ouverture et de saisir les opportunités fragiles qui rassemblent. Même dans l’émotion et à chaud.
    Le pourrissement de la politique française et le terrorisme d’état qu’elle partage avec les USA et d’autres ne doivent pas masquer les indices de réveil citoyens qui peuvent émerger de leur aliénation, même si cela commence par le partage de JE SUIS CHARLIE ou de la page du Monde d’aujourd’hui achetée par des centaines de musulmans indignés et solidaires.

    Fraternellement,
    Jean-Yves Bernard

    Cher Jean-Yves…
    Je comprends tes réactions… mais justement la liberté d’expression c’est à ça qu’elle doit servir : nous tenir en alerte et nous aider, à travers le débat pluriel et contradictoire, à faire apparaître ce qui peut faire problème dans ces consensus sociaux qui soudain se construisent et ne sont parfois que des miroirs aux alouettes. Je cherche comme toi des alternatives politiques qui ouvrent sur d’autres possibles ; je ne suis pas sûr cependant qu’elles puissent se trouver dans une unité de façade englobant Hollande, Sarko et tout l’establishment politico-médiatique français…
    Ce que j’ai oublié de dire dans cet article, c’est comment aujourd’hui la France est dans les faits divisée coupée en deux : la France blanche et aisée du centre des villes d’un côté, et de l’autre celle de couleurs, marginalisée et méprisée des banlieux. Cette unité et ce renouveau dont nous avons tant besoin aujourd’hui ne pourra se reconstituer —me semble-t-il— que sur la prise en compte de cette indéniable réalité (d’où l’importance de véritables politiques sociales anti-austérité, seule manière de lutter sur le long terme contre le racisme).
    Et si —pour rester vivant— il est important d’être porté par les émotions et les enthousiames qu’elles génèrent, on peut aussi —sans rien gâter de la sauce, tout au contraire— y ajouter un brin de ce « pessimisme de l’intelligence » qui aide à avoir le regard qui porte au loin…
    À très bientôt
    Pierre

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