Produire une théorisation d’ensemble de notre présent mutant, ouverte mais cohérente

Marx politiqueEn introduction, Jean-Numa Ducange et Isabelle Garo indiquent : « C’est pourquoi le titre de cet ouvrage est avant tout une question, aujourd’hui plus que jamais ouverte et pertinente et qu’explore à sa manière chacun des chapitres : à nous qui considérons qu’elle est essentielle à la compréhension théorique du capitalisme et à la lutte politique pour son abolition, que nous apprend aujourd’hui la pensée de Marx ? »

Question ouverte, mais trop vite réduite par certain-e-s, (comme, par exemple, la notion de pouvoir extra-économique pour ne pas analyser les fondements matériels des rapports sociaux de sexe, j’y reviendrai). D’autant que le capitalisme comme mode de production, d’organisation globale et dominant, ne saurait être abordé par le seul « marxisme ». Sans oublier qu’il ne peut y avoir une lecture marxiste des textes de Marx, hors mise en perspective historique, hors dispute politique, à moins de refuser d’appliquer aux théorisations de Marx sa méthode même

Quoiqu’il en soit, la et le préfacier-e soulignent, entre autres, la place de « la question démocratique et la nécessaire extension de l’intervention politique » sur l’ensemble du terrain économique et social, le dépassement nécessaire des « frontières disciplinaires pour envisager tout autrement la rencontre de la critique théorique et des combats politiques », la question du temps libre…

Jean-Numa Ducange et Isabelle Garo nous rappellent que « la visée centrale de Marx est l’abolition du capitalisme », que « la politique est coextensive à la théorie ». Je ne suis pas sûr que le terme coextensif soit le plus adéquat. J’aurai préféré plus d’insistance sur l’épaisseur propre de la politique et des institutions (comme, penser les institutions « comme des médiations actives et nécessaires, qui sont les formes mêmes de l’intervention individuelle et collective »). Il y a, me semble-t-il, dans certains articles, une tendance à l’absorption du politique par le social, et dans d’autres, une réduction du politique à l’économique.

Les liens entre politique et théorie doivent, me semble-t-il toujours être interrogés (« Il s’agit de rénover l’alliance entre réflexion théorique et activité politique, sans rapport de subordination, et sans que cette division du travail stérilise la recherche ni aveugle initiative politique »), la théorie elle-même remise « en cause » aux éclairages nouveaux apportés par d’autres théorisations. Ainsi, un pan des théories marxiennes doivent être questionnées, voir repensées en regard, entre autres, des apports théoriques du féminisme matérialiste.

Les préfacier-e-s parlent aussi de la crise, des décompositions des structures, des organisations et des projet du mouvement ouvrier, du néolibéralisme, de la mondialisation, des inégalités… Elle et il soulignent la confiscation de la politique par les (savoirs des) experts auto-proclamés qui « abolit le débat autant que sa nature historiquement inventive, sa portée démocratique au sens fort, sa définition comme intervention dans des circonstances qui en réorientent le cours tout en étant en partie déterminé par lui », que le sens de la « critique de l’économie politique » reste d’une portée signifiante pour penser le dépassement du capitalisme…

Je ne reviens pas ici sur les analyses de Kevin B. Anderson, sous le juste titre «  Capital et classe, mais pas seulement ». Voir ma récente note de lecture de son ouvrage Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et sociétés non occidentales : contre-le-determinisme-prendre-en-compte-les-contradictions-presentes-au-sein-de-chaque-structure-sociale/

Dans la limite de mes connaissances, je n’aborde que certains sujets traités. Je commencerai par l’article d’Antoine Artous puis « remonterai » sur certaines analyses, à partir d’éléments forts, présents dans son article. C’est, je le reconnais,une lecture très subjective…

Antoine Artous fait une critique de certaines analyses développées par Moïshe Postone « Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la critique de Marx », Mille et une nuits, Paris 2009. Il insiste particulièrement sur le « lien entre la valeur et la généralisation des rapports marchands », la division capitaliste du travail « la séparation entre les tâches de conception et d’organisation et celles d’exécution », la « subsomption » réelle du travail par le capital. Il parle d’un « travail qui se cristallise à travers des formes sociales abstraites extérieures aux travailleurs et les dominants »,

Il critique les analyses sur la « socialisation immanente des individus » par le travail sous le capitalisme, souligne que Moïshe Postone « ne traite pas de la place structurante de ces rapports (marchands) dans le procès de valorisation », ne prends pas en compte « l’objectivité sociale des rapports marchands et ses effets ». Antoine Artous insiste sur le fétichise de marchandise (accord avec Moïshe Postone), montre que cette notion n’est pas la « poursuite de la thématique de l’aliénation ». Il écrit : « Le fétichisme consiste à faire d’une caractérisation sociale une propriété naturelle d’une chose, alors qu’elle ne la possède que comme représentation de rapports sociaux déterminés », et poursuit sur les contradictions portées par la figure du « travailleur libre ». Je rappelle ici , une réflexion, en réponse à l’auteur dans une autre note de lecture, « Les êtres humains, socialement construits comme femmes ou hommes, « entrent » dans le rapports salarié, « libres » des moyens de production dont elles/ils ont été dépossédé-e-s mais, pour les uns, auto-dégagés du travail domestique (et de son souci) au sens le plus large, et pour les unes assignées à effectuer gratuitement ce travail pour les compte des uns ». (comme-si-les-lendemains-qui-chantent-imposeraient-un-present-qui-dechante/)

Antoine Artous poursuit sur la critique de l’économie politique, l’objectivité « réelle » mais « toujours spécifiée historiquement », les catégories de l’économie « bourgeoise », comme « un élément structurant du social ».

Je souligne notamment ses développements sur « la spécification historique du social », le travail abstrait, « rapport social spécifique », la valeur comme « forme sociale des produits du travail », le caractère spécifique de l’exploitation capitaliste et « la soumission réelle du travail par le capital se traduit par un système spécifique de domination ». Antoine Artous en conclut « il s’agit de libérer le travail, mais également de se libérer du travail ». Je pense que l’on devrait suivre le même type de démarche pour le travail domestique.

L’auteur revient sur la figure du « travailleur libre ». Il indique « comment le rapport salarial saisissait l’individu à travers un procès d’individuation contradictoire : d’une part comme individu libre et égal ; d’autre part comme travailleur « parcellaire soumis au despotisme d’entreprise ». Il faudrait ici aussi prendre en compte le caractère genré du procès individuation. D’une part et d’autre part. Il y a bien là des espaces contradictoires : salari-é-e-s comme sujet de droit (l’auteur parle d’égalité et de liberté) et salarié-e-s exploité-e-s. Les formes de socialisation « contredisent la logique de soumission réelle du travail au capital ». Ou pour le dire autrement « Les rapports d’exploitation capitaliste (donc les luttes de classe) produisent bien une série de contradictions prenant racine, justement,dans la spécificité de ce système d’exploitation. La figure du travailleur libre, qui fait la spécificité de l’exploitation capitaliste, produit des dynamiques irréductibles à la domination capitaliste ».

Je me suis attardé longuement sur ces passages car ils ouvrent de nombreuses réflexions, à la fois sur contradictions portées par les procès sociaux et à la fois sur les dimensions stratégiques ou sur les politiques d’émancipation possibles… Comme par exemple la transformation du travail et l’émancipation du travail, le temps de travail et le temps libre, la démocratisation radicale de l’Etat (son dépérissement ne me semble pas à l’horizon du pensable), la non dissolution de la politique dans le social et les formes de démocratie et leurs institutions. Et j’y ajoute, la non dissolution de la démocratie des citoyen-ne-s dans la nécessaire démocratie des producteurs et des productrices…

Stathis Kouvélakis insiste, entre autres, sur la spécificité de la politique, sur l’émancipation du travail, le passage à une société sans classe, la « rupture inouïe de la Commune ». Il parle du moment de 1848, de la spécificité des formes d’existence de la politique ouvrière, de forme d’Etat et de domination socio-économique de classe (la formule « pas de concordance univoque » me semble gommer l’épaisseur évoquée plus haut de la politique et de ses formes institutionnelles), de machinerie d’Etat et sa destruction, de la critique de l’économie politique, des crises et de leur multi-causalité…

En regard des éléments évoqués dans le texte d’Antoine Artous, je trouve insuffisantes les caractérisations proposées : la Commune comme « forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail », la domination politique du prolétariat, etc… (Une fois encore, la non évocation des rapports sociaux de sexe). Justement pour approfondir le débordement « abstrait » de la démocratie, il aurait fallu confronter le « pouvoir du prolétariat » aux débats plus actuels, (ou aux bilans encore à tirer des dictatures bureaucratiques), débats sur la double chambre en Pologne avant le coup d’Etat militaire de 1981, débats sur les élections libres au Nicaragua, rejet de la notion de dictature du prolétariat, spécificité des périodes de transition et des compromis dynamiques, auto-activité et auto-organisation des dominé-e-s, etc… Oui la Commune est un événement inouï, mais il ne peut être abordé seulement dans le fil de l’histoire, sans un regard rétrospectif (ce qui n’est pas la même chose qu’un regard anachronique).

Pourtant l’auteur ne contourne pas le suffrage universel, les « indispensables médiations », la question de la souveraineté, l’invention de « mode de fonctionnement des instances souveraines élues qui les empêche de se constituer en double imaginaire représentatif se substituant à l’activité populaire, et la neutralisant ». Reste que la formule « une forme politique post-étatique », non seulement ne garantit ni les transformations anti-bureaucratiques, ni l’érosion du despotisme d’entreprise et de la division du travail, ni la transformation de tous les rapports sociaux, mais contourne les contradictions liées aux sujets de droits à la fois « libres » et exploités. La démocratie « socialiste » ne sera pas simplement celle des « producteurs associés » (en oubli des productrices qui ne sont pas des producteurs au féminin, voir Danielle Kergoat : Se battre disent-elles…, Travailleuse n’est pas le féminin de travailleur), les sujets « libres » n’étant pas réductibles à leur place dans les processus productif…

Toujours sous cet angle, j’aborde certains éléments du texte d’Ellen Meiksins Wood, malgré une certaine sidération. L’auteure parle de projet d’émancipation de classe, de biens extra-économiques pour l’émancipation de genre ou l’égalité raciale qui ne poseraient pas la question des politiques classes (que les « politiques de classe » puissent faire l’impasse sur le système de genre, les processus de racialisation ne semble pas être une préoccupation de l’auteure), elle écrit « il n’est pas évident que l’égalité raciale et l’égalité de genre soient contraires (antagonistic) au capitalisme », en insistant de manière très abstraite et a-historique sur « les individus formellement libre et égaux » et en oubliant l’épaisseur et l’autonomie de la politique, sans oublier une conception très économiciste du socialisme. Les seuls points semblant déterminants, à ses yeux, sont l’extraction de survaleur et la futur subordination de l’économie réintégrée dans la vie politique à « l’auto-détermination démocratique des producteurs directs » !!!

Une fantasmagorique vision, peu politique, sur des « frontières » internes au capitalisme. Une invitation à regarder au delà des frontières du capitalisme (ce qu’il n’est jamais inutile de rappeler), mais des frontières singulièrement réductrices et l’oubli que les classes sociales sont genrées et racisées… Bref, encore une fois, une histoire de front principal !!!

Je rappelle que l’angle d’attaque choisi ne permet pas de rendre compte de l’ensemble des contributions et analyses. Il me semble cependant important comme mise à jour de difficultés, de chemins de traverse, de contournements de contradictions… Se confronter à Marx politique c’est aussi se confronter aux limites historiques des expériences et des savoirs… sans oublier les apports des mouvements féministes, anticoloniaux, etc… Ces débats politiques sont plus que jamais d’actualité pour celles et ceux qui espèrent participer à la construction d’un mouvement d’émancipation démocratique et majoritaire, cela en est même une condition…

Table des matières

Introduction, par Jean-Numa Ducange et Isabelle Garo

Chapitre premier. La forme politique de l’émancipation, par Stathis Kouvélakis

Chapitre 2. Capital et classe, mais pas seulement, par Kevin B. Anderson

Chapitre 3. Capitalisme et émancipation humaine, par Ellen Meiksins Wood

Chapitre 4. Hétérodoxie et critique de l’économie politique, par Guillaume

Chapitre 5. L’actualité de la théorie de la valeur de Marx, par Antoine Artous

En complément possible, quelques livres Du coté de chez Marx

coup-de-coeurs/du-cote-de-chez-marx/

Sous la direction de Jean-Numa Ducange et Isabelle Garo : Marx politique

La Dispute, Paris 2015, 222 pages, 18 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

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