La spéculation sur la mort

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Je commence par la note finale de l’auteur : « Du coté de la France et des Etats-Unis, il y eut en tout quatre cent mille morts, si l’on compte les tirailleurs, les supplétifs indochinois, troupes coloniales qui formaient l’essentiel de notre armée. Du côté vietnamien, la guerre fit au moins trois millions six cent mille morts. Dix fois plus. Cela fait autant que de Français et d’Allemands pendant la Première Guerre Mondiale ».

En marge du livre, et au delà de la caractérisation de la colonisation, il convient de souligner que les interventions françaises puis étasuniennes – contre le droit légitime des peuples à disposer d’eux-même – peuvent-être considérées comme un crime contre l’humanité, sans oublier les multiples crimes de guerre. Il ne saurait y avoir de prescription. Et il devrait y avoir réparations pour l’ensemble de la période de colonisation ; il y aurait une certaine justice à vider les poches bien remplies des héritier·es de la famille Michelin et des actionnaires de la Banque d’Indochine – « la banque par excellence, l’Idole » – (malgré les changements de dénomination au fils du temps).

Eric Vuillard construit une nouvelle fois un récit plein d’ironie. S’il s’appuie sur des recherches historiques documentées, la force de sa fiction, les moyens littéraires de son exposition, donnent à « Une sortie honorable » une dimension humaine dramatique derrière les faits mesquins de colonialistes industriels ou armés, de députés vêtus de costumes ministériels ou non.

Les mots du touriste français en Indochine, les années 1920, la forêt et les entailles dans l’écorce des arbres, le « lent goutte-à-goutte », l’autre monde du travail forcé, les sévices, les morts dans la plantation… et les bénéfices, « Cette année-là, l’entreprise Michelin fit un bénéfice record de quatre-vingt-treize millions de francs ».

Les noms de ces grands bourgeois, leurs surnoms, leur accointance avec la direction de la police et les groupes d’extrême-droites. Je souligne les présentations des arbres généalogiques de ces criminels aux mains blanches et en habits, des éléments de vie publique en « routine souveraine », de débats parlementaires peu troublés par quelque voix dissidente (Abderrahmane-Chérif Djemad), des valeurs réaffirmées et des faits prouvant le contraire, du charabia nébuleux dissolvant la liberté de parole des chantres de guerre.

Un discours, des mots, les pauvres mensonges mis à nus, le tâtonnement dans l’obscur, Pierre Mendès France, « L’autre solution, lança-t-il, d’un ton absolument dépourvu d’agressivité, consiste à chercher, un accord, évidemment, avec ceux qui nous combattent »…

Les puissances coloniales, hier comme aujourd’hui, nient l’existence même des autres comme peuples. Les luttes pour l’autodétermination ou pour l’indépendance ne peuvent être acceptées, ne peuvent même être énoncées. Vietnam ici, Algérie quelques années plus tard, Kanaky aujourd’hui ; sans oublier les palestinien·nes, les sahraoui, les populations des Comores dont celles de Mayotte ; ou au cœur de l’Europe, les basques, les catalan·es, les irlandais·es toujours séparé·es, les ukrainien·nes envahi·es ; je n’oublie pas dans cette liste incomplète les rroms, les kurdes, etc…

Je m’égare. Le récit d’Eric Vuillard a ouvert des fenêtres et des plaies au présent. Il parle des sociétés anonymes – le terme dit bien le refus de la transparence, l’irresponsabilité construite des actionnaires –, de la place du boulevard Haussmann dans cette géographie particulière des séparatistes masqués de l’intérêt commun, « Et voilà comment nos héroïques batailles se transforment les unes après les autres en sociétés anonymes ».

L’auteur dresse des portraits de ces hommes de bien(s), gardiens auto-proclamés de la « République ». il souligne leur furieuse continuité dans la nomenclature des gouvernements, une fumeuse communauté, un immense édifice de pouvoir, « c’est le stabilité même de l’édifice qui les prend pour porte-paroles »…

La civilisation c’est aussi les bombardements au napalm, le sable des mots, l’indépendance (pour la puissance coloniale) ; hier comme aujourd’hui la « guerre coloniale » n’existe pas.

Parmi les galonnés, une place de choix est faite à Henri de Navarre – ancien cornichon (c.a.d. Élève aux classes préparatoires à Saint-Cyr) – son plan, les coûts et le rabotage des ailes « de sa grande chimère », la vallée de Diên Biên Phu ; un autre portrait plein d’ironie pour Christian Marie Ferdinand de La Croix de Castries et sa famille (un ou deux archevêques, un maréchal, les alliances matrimoniales, l’ordre de malte et autres fanfreluches), un colonel pour commander un camp retranché, « Au matin, le brouillard bouche la vallée. Dans sa casemate, le colonel s’ennuie »…

Diên Biên Phu, l’encerclement, l’attente, « Et comme d’habitude, c’est beaucoup moins drôle que dans les livres, beaucoup moins beau que sur des peintures, plus triste encore que dans les souvenirs », le mépris raciste pour ceux qui ne sont pas blancs, l’instant où « tout le dispositif du camp retranché se convulse », et à l’invraisemblable discussion avec John Foster Dulles (dont deux faits de gloire furent le renversement de Mohammad Mossadegh en Iran pour le grand bénéfice de l’Anglo-Persian Oil et celui de Jacobo Arbenz Guzman au Guatemala pour les intérêts bien compris de la United Fruit Company…).

Projection dans le futur proche de janvier 1961, assassinat de Patrice Lumumba, l’indépendance du Congo ne saurait signifier réellement l’indépendance pour ceux qui oublieraient la férocité des dominants pour conserver leur pouvoir.

Retour dans la cuvette, « on chie n’importe où, dans les tunnels, au bord des tranchées, on roule les morts le plus loin possible », « on recule de trou en trou, on empile des cadavres pour se protéger, et on sautille entre eux comme un moineau de haie », les Vietnamiens et leur victoire. « Le lendemain, à Paris le 8 mai, sous l’Arc de Triomphe, on célébrera la fin de la Seconde Guerre mondiale »…

Eric Vuillard revient au boulevard Haussmann, au conseil d’administration de la banque, à des hommes dont le rôle principal « consistait à cultiver les amitiés utiles, à organiser des parties de chasse, des réunions mondaines », aux fortes tendances endogamiques et à l’ingénieux système combinatoire de la bourgeoisie française, à la « monographie détaillée de la cour de récréation du lycée Janson de Sailly », à la structure de parenté dans 8ème ou 16ème arrondissement de Paris, « sa forme la plus essentielle, s’appelle l’inceste »…

Combinatoire et « démocratie réalisée » par les choix réservés à ceux qui savent, qui dirigent, bien nés, actionnaires, « Cela éviterait que la délibération politique parasite inutilement la prise de décision ». Combinaison de dividendes en forte hausse et de dégagement anticipé du terrain industrieux vietnamien, « On perdait en gagnant, et en gagnant prodigieusement ! ». Sans oublier ces mains si blanches, « Mais si les militaires avaient bel et bien pratiqué la torture, le bombardement des civils, l’emprisonnement arbitraire, si les parlementaires avaient encouragé la guerre, adoptant à la tribune le ton des grandes heures, en revanche, les administrateurs de la banque n’avaient officiellement rien dit »…

Une nouvelle fois, la force de la réalité pas si imaginaire, le choix des phrases et des mots, l’ironie comme encre sulfureuse, raniment la mémoire. Une histoire tant de fois répétée, jusqu’à quand ?

Eric Vuillard : Une sortie honorable
Actes Sud, Arles 2022, 204 pages, 18,50 euros

Didier Epsztajn

De l’auteur :
14 juillet
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/11/05/la-realite-depouilla-la-fiction-tout-devint-vrai/
La Bataille d’Occident
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La guerre des pauvres
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L’ordre du jour
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Auteur : entreleslignesentrelesmots

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