Uniforme à l’école !

Le « débat » sur le port de l’uniforme à l’école, qui régulièrement remonte à la surface de l’actualité, me consterne chaque fois un peu plus. S’il ne se manifestait que dans une jobardise de plus en plus franche et recherchée, passe encore ! j’écouterais alors volontiers les commentateurs dits « politiques », à l’heure du dîner, pour me détendre et rigoler, et je mangerais ensuite mon dessert, en regrettant toutefois que ces modernes et comiques troupiers ne débitent plus leurs morceaux en alexandrins. Car, tant qu’à faire rire, n’est-ce pas, autant que ce soit dans la ciselure d’un beau vers…

Ce n’est pas à dire que je récuse ce débat, et mon propos n’est assurément pas de donner raison à ce journaliste qui, drapé de sérieux, après avoir discuté du sujet avec d’autres pendant un bon quart d’heure sur les ondes d’une grande radio publique, déclare plaisamment qu’il ne faut pas lui accorder tant d’importance, qu’il était insensé que les gens, parmi lesquels il semblait ne pas se compter, s’y arrêtent. Certes, je l’admets volontiers, de nombreux autres sujets, aujourd’hui, méritent toute notre attention : le travail dénué de sens et réduit à de l’occupation rémunérée, dont la durée est écrasante et destructrice sur la journée et sur la vie, l’anéantissement de toute communauté sociale et l’isolement des êtres par les prothèses technologiques, des êtres qui, sans socialité, deviennent alors de plus en plus abstraits, etc. Mais, las ! je finirai bien par croire, un de ces prochains jours, que ces commentateurs ne comprennent décidément rien, ou si peu, à la présente société, car s’il est une chose qui me paraît aujourd’hui tout à fait révélatrice du fonctionnement social et de l’infamie intellectuelle qui l’accompagne, pour le préserver, c’est bien le « débat » sur l’uniforme à l’école. Débat important, à ce titre, et qui mérite bien qu’on s’y arrête, même si le sujet est déjà englouti, avec d’autres, dans le flot sans cesse renouvelé de l’information. Car, comme disait un poète, « Les vagues sont chaque fois différentes, mais la mer est toujours la mer » : c’est en effet tout un monde qui s’installe dans notre tête par la présentation répétée et les discussions de ces ineptes sujets, – un monde que je n’aime pas. Du tout.

Sans doute en d’autres temps… Ach ! n’allez pas croire que je sois atteint de misonéisme ! Certes, je fais partie de ceux qui étaient enfants dans les années 60, et dont les parents allaient, en septembre, acheter la blouse d’école à la Toile d’avion, ce grand magasin à République qui devait sans doute vendre autre chose encore que des blouses. C’est vous dire que j’ai tout de même, ne serait-ce que dans l’intérêt des ethnologues futurs, quelque droit à la parole sur ce sujet, – une parole concrète qui ne se perdra pas en abstractions, en concepts généraux dénués de signification et qui ne permettent pas d’empoigner le réel et de trouver son chemin quand on les place en regard des événements qui nous malmènent.

Je garde de ce magasin, sur le souvenir duquel j’aime à m’attarder, quelques images tout à fait nettes : des têtes de gosses aux cheveux coupés courts et proprement peignés parce que c’était la rentrée des classes, et des mères inquiètes de retrouver sur les modèles que la vendeuse leur présentait, le col, les poches, la matière, la fermeture, toutes caractéristiques détaillées sur une feuille ronéotypée que l’école leur avait remise, et qu’elles tenaient à la main. Des mères inquiètes aussi, du prix qui n’était pas affiché en gros, et qu’il fallait découvrir en observant la blouse sous toutes ses coutures, pour éviter l’humiliation de devoir refuser un modèle à cause de sa cherté.

Aller à la Toile d’avion, ce n’était donc pas une mince affaire, mais cela permettait d’éviter les magasins de quartier qui, à l’occasion de la rentrée scolaire, vidaient des porte-monnaie que de modestes salaires avaient eu tant de mal, non pas à remplir mais à délicatement boursoufler, sans excès, dans ces temps économiques présentés comme fastes et glorieux. Pensez-y donc : les parents devaient racheter des vêtements et des « souliers » neufs, parce que c’est toujours pendant les vacances que les gosses grandissent : après deux mois de culottes courtes, le pantalon qu’ils doivent remettre est devenu trop étroit… Et il fallait aussi se procurer tant d’autres choses, des crayons, des plumes, de l’encre, et parfois un cartable parce que celui de l’an passé, bon marché mais de mauvaise qualité, avait lâché…

L’encre… vous comprenez bien que mes souvenirs ne sont pas du tout hors-sujet car le port de la blouse prenait alors tout son sens sur des enfants qui apprenaient à écrire à la plume. Au bout de quelques lignes, les doigts étaient maculés de cette encre municipale presque violette, trop profondément puisée dans les encriers, jusqu’au début de la bague caoutchoutée du porte-plume… S’essuyer les doigts sur les fins buvards roses que l’on nous distribuait, et que nous ne devions pas gâcher, était impossible, et il ne restait plus que les vêtements, heureusement protégés par la blouse…

Notre destin, à nous enfants des quartiers alors rouges de la capitale ou de la couronne, était tout tracé, et nous n’avions qu’à suivre les panneaux qui nous indiquaient la direction, à respecter les suggestions que nous instillaient l’école car, à quoi bon abonder de fonds publics l’école, cette école d’un État de policiers et de patrons, si elle n’apprend pas aux enfants les rôles sociaux qu’ils devront, adultes, remplir ?… Cette blouse, obligatoire dans l’enseignement public, nous apprenait qu’il y avait alors deux sortes de vêtements : ceux que l’on met pour travailler, comme plus tard on enfilera obligatoirement le bleu ou une autre blouse, et ceux que l’on met « dehors », dans la rue, qui doivent rester propres et ne pas conserver de traces du travail de la journée, comme si on n’appartenait à l’entreprise et au système social qu’elle construit et entretient, que le moment du travail. À l’analyse, la blouse se révèle donc comme le fulgurant raccourci de ce système social, que l’on gravait ainsi dans notre tête, qui s’inscrivait sur notre corps, comme un moyen et presque l’obligation pour chacun de rester à sa place. Je peux bien le dire à présent, même si j’en ai honte : travailler en vêtement de ville paraissait à l’enfant que j’étais, le signe d’une grande réussite.

Comment donc, lorsqu’on évoque la blouse, peut-on oublier qu’elle était d’abord protection et inscription, gravure dans le social ?

Mais… mais j’ouvre la radio, et il est question de la femme du chef d’État qui, je ne comprends pas pourquoi, s’exprime publiquement, et en tant que telle, sur le sujet. À juste titre pour certains qui lui prêtent, bien qu’elle n’ait pas vu d’élèves depuis fort longtemps, une expertise du sujet qui l’obligerait quasiment à parler, expertise que ne doivent sans doute pas présenter les professeurs et instituteurs en exercice, à qui l’on ne demande rien… Mais peu importe ; ne raillons pas et écoutons-la ; elle déclare ne pas avoir été traumatisée dans son enfance, par l’uniforme qu’elle devait porter : jupe, chemisier, et peut-être chaussures vernies…

Mais il faut, décidément, avoir vécu très loin des réalités du monde, pour imaginer que dans le XVIIIe ou le XIXe arrondissement parisien des années 60 et 70, de telles dépenses étaient envisageables pour les écoliers qui n’avaient alors qu’un pantalon, pour les écolières qui n’avaient alors qu’une robe. Comment peut-on imaginer un seul instant que, même dans ces lointains temps qu’évoque la femme du chef de l’État, un établissement public exigeait jupe, chemisier et chaussures pour les petites filles, alors que leurs parents avaient déjà tant de mal à pourvoir aux frais de la rentrée, même si l’État prenait alors davantage en charge la scolarité des enfants. À vrai dire, je n’ai pas grand chose à faire des traumatismes auxquels aurait échappé madame Macron. D’autres enfants, même dans des institutions privées, se rebellaient en ces années pré-68 contre cette uniformisation qu’il jugeait attentatoire à leur personnalité. Pas elle, c’est tant pis ou tant mieux, je ne sais pas ; mais, de grâce, qu’elle se taise. Oui ! qu’elle se taise et qu’elle ait la décence, mot que j’utilise dans un sens orwellien, de ne pas proposer comme modèle de l’école publique, les institutions privées qu’elle a fréquentées, et qui marquaient leurs élèves comme un bétail.

Parmi les autres arguments du débat, je note cet autre : l’uniforme, réduit, il faut bien le préciser, à la blouse dans les établissements publics, permettrait aux enfants d’accéder à une certaine neutralité, et participerait à l’effacement des différences sociales.

Mais, – quelles différences sociales la blouse doit-elle dissimuler à l’école publique ? Nous prend-on pour des imbéciles ? Car nous n’ignorons pas l’existence d’une « carte scolaire », d’une sectorisation ; même si elle a été assouplie, tout mélange, de fait, des enfants de riches et de pauvres est impossible, dans un sens comme dans l’autre. C’est d’ailleurs si vrai que lorsqu’un gosse de pauvre « réussit », on en parle, et non sans une odieuse condescendance, comme quelque chose d’exceptionnel… et presque d’anormal. Sans rire, viendrait-il à l’idée d’un chirurgien de mettre son fils dans un établissement de la Seine-Saint-Denis ? ou d’un chocolatier de province d’inscrire sa fille dans un établissement des quartiers Nord de Paris ou de Marseille ? Quant au gamin de Seine-Saint-Denis, je ne suis vraiment pas sûr de le retrouver joyeux dans la cour de récréation d’un établissement du XVIe arrondissement…

Ah ! la bonne blague que la mixité sociale à l’école ! Chocolatier, chirurgien, ouvrier, aucun ne pourra sortir ses gosses du milieu dans lequel ils vivent. Plus tard, je veux bien, mais pas à l’école, pas au lycée. Enfant, la pauvreté et le gêne vous enferment dans un quartier, dont il est difficile de sortir, et vous claquent au nez les portes des établissements scolaires prestigieux. Les gosses et les adolescents des quartiers pauvres de la banlieue parisienne se connaissent depuis la crèche, ils se retrouvent tous dans une même école puis dans un même lycée ; ils n’ont rien à se dissimuler les uns aux autres.

Quand bien même y aurait-il des différences sociales dans une école ou un lycée, que toute annulation par la blouse ou l’uniforme serait bien la pire des choses : ce serait apprendre aux pauvres à cacher leur pauvreté, à en avoir honte, à la rendre honteuse en leur demandant de la dissimuler. C’est là creuser encore plus ces différences sociales, et les naturaliser dans l’esprit des enfants et adolescents, en leur demandant ainsi de s’en accommoder. Quant aux enfants de riches, qui insulteraient par leurs vêtements la pauvreté ambiante, revenez à la réalité : il n’y en a pas dans les écoles des quartiers pauvres. Il n’y a là que des pauvres qui miment l’aisance et se donnent parfois, sans vouloir tromper personne, l’apparence de la richesse parce qu’ils ont été assez habiles pour acquérir à moindre coût les fétiches et affiquets de la richesse…

Partisans de l’uniforme scolaire, savez-vous que des enfants, aujourd’hui, n’ont comme unique repas journalier, que celui de la cantine ? Et vous voudriez, honte à vous ! que leurs parents achètent un uniforme ? une tenue scolaire particulière ? Honte ! honte, oui, honte à vous ! Quelle absurdité… Quelle co… allez ! vous me dégoûtez parce que, sans doute pour préserver un monde qui ne vous déplaît pas, vous voulez apprendre aux enfants à faire d’une apparence que vous construisez, la réalité, parce que vous voulez leur faire croire que nous vivons dans un monde égalitaire. Eh quoi ? les différences sociales ne sont-elles donc qu’à l’école ? L’école ne reflète-t-elle pas plutôt l’état social ?

Au vrai, si elles vous gênent, et que vous ne voulez plus les voir, à l’école où ailleurs, supprimez les différences sociales elles-mêmes, plutôt que leur image, qui se donnerait à voir dans les écoles sectorisées. Oui ! travaillez à leur suppression, et cessez de nourrir l’espace public avec des discussions mensongères dans lesquelles vous étalez des représentations falsifiées du passé, dans lesquelles vous manipulez des abstractions parce que rien de ce que vous dites ne correspond à la réalité, dans lesquelles vous dissimulez les réalités concrètes de la vie, sous des concepts d’ordre psychologique comme le traumatisme. Et vous voulez nous enfermer dans des discours où les problèmes devraient se résoudre par la logique, par la discussion, et non par la pratique radicale. Foin de vos discours insultant la réalité de ce que nous vivons, et qui veulent nous empêcher d’empoigner le monde pour le transformer ! Mais nous saurons nous y prendre, je vous l’assure !

Allez, sectateurs de l’uniforme à l’école, vous êtes des farceurs, des menteurs et des manipulateurs. Et tant pis pour vous si c’est malgré vous…

Jean Pierre Lecercle

De l’auteur :
Communication du ministère des Solidarités et de la Vérité
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2020/05/17/communication-du-ministere-des-solidarites-et-de-la-verite/
Le covid-N-19, ou la dissociation des valeurs et du temps
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2020/05/03/le-covid-n-19-ou-la-dissociation-des-valeurs-et-du-temps/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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