« La mobilisation face au pouvoir théocratique et la mutation de l’expression du sentiment national iranien » (+ autres textes)

Par une froide journée de l’hiver 1987, une de mes camarades de classe, Fatemeh, a appris que son frère aîné de 17 ans – un combattant volontaire de l’armée iranienne – avait été « martyrisé » [obtenu le statut de martyr] pendant la guerre avec l’Irak. Fatemeh était dévastée. C’est le deuxième frère qu’elle a perdu dans une guerre qui a duré huit ans.

Des dizaines d’élèves et d’enseignants l’ont escortée jusqu’à la maison. Devant la porte, sa mère se tient debout, forte et grande. « Pas de condoléances », a-t-elle insisté, un enregistrement du Coran jouant en fond sonore. « Vous pouvez nous féliciter pour son martyre. »

A l’époque, moins d’une décennie après la révolution islamique [de 1979], la position de la famille n’était pas exceptionnelle. De nombreux Iraniens s’étaient ralliés à l’idéologie de l’islam politique et pensaient que de tels décès contribueraient à créer une utopie. Se battre contre la tyrannie présumée des Etats-Unis et de leurs alliés [Irak ici] dans la région – et mourir pour cette cause – était le rêve de nombreux garçons.

Cette armée loyale s’est réduite au cours de plus de quatre décennies d’existence de la République islamique, mais les dirigeants iraniens comptent toujours sur les inconditionnels pour faire face aux menaces intérieures et internationales qui ne cessent de croître. Les politiciens de la ligne dure estiment que des politiques telles que le port obligatoire du voile islamique pour les femmes permettent de satisfaire ces partisans. Mais ils ont ignoré les revendications des jeunes manifestant·e·s, supposant que ces mécontents ne risqueraient jamais leur vie.

Mais les dernières manifestations en Iran suggèrent un changement : une idéologie moderne et laïque a émergé. Les jeunes ont juré de remplacer la théocratie par une démocratie laïque, quel qu’en soit le prix. Les sociologues iraniens affirment que depuis l’époque de Zoroastre jusqu’à aujourd’hui, il est sans précédent d’assister à un mouvement sans lien avec la religion.

Les familles de ceux qui ont perdu leurs proches lors des récentes manifestations contre la répression de l’Etat ont exprimé leur satisfaction quant à la portée de la mort de leurs enfants. « Quand je réfléchis profondément, je suis même heureuse que ma fille ait perdu la vie pour ses causes », a déclaré la mère de Nika Shakarami, 16 ans, au quotidien Etemad après la mort de son enfant lors des manifestations. Elle a déclaré que sa fille voulait être libre et qu’elle détestait le code vestimentaire islamique. D’autres parents ont fait preuve d’un courage similaire.

Les protestations ont été déclenchées à la mi-septembre 2022 et se sont poursuivies pendant plusieurs mois après la mort de Mahsa (Jina) Amini, 22 ans, en garde à vue. Elle avait été arrêtée pour ne pas avoir respecté correctement le code vestimentaire islamique. La répression a coûté la vie à plus de 300 personnes, dont 44 enfants, selon Amnesty International. Quatre manifestants ont été exécutés.

Pour l’instant, les manifestations de rue ont presque cessé, mais pratiquement aucun politicien « pro-réforme » ne pense que c’est la fin. Ni le régime ni les dissidents ne montrent d’appétit pour le compromis: c’est une impasse instable. Mais les médias sociaux restent un champ de bataille. Des vidéos de ceux qui sont morts, qui ont été pendus ou arrêtés circulent. Elles les montrent en train de danser, de chanter, de faire du sport et de profiter d’une vie normale.

Peu avant d’être conduit à la potence le mois dernier, Majidreza Rahnavard, un manifestant de 23 ans condamné pour avoir tué deux membres des forces de sécurité, a été montré à la télévision d’Etat. Les yeux bandés, il a calmement formulé sa requête funéraire « Pas de larmes, pas de récitation du Coran, pas de prières. Faites la fête ! », a-t-il lancé aux gens.

Mohsen Shahrnazdar, anthropologue, affirme que les valeurs et les objectifs de ce mouvement construisent une idéologie fondée sur la « dignité humaine » et les « libertés individuelles et sociales» . Les droits des femmes ont été le catalyseur, mais d’autres questions, comme les droits des minorités ethniques et religieuses, ont été englobés [les revendications sociales s’expriment, sous diverses formes, avec plus de force. Réd.].

Masha (Jina) Amini était issue d’une minorité ethnique et religieuse : une Kurde et une musulmane sunnite. Or, une nation dominée par les musulmans chiites et les Perses a pleuré sa mort. D’autres personnes qui ont perdu la vie appartenaient aux ethnies turque et baloutche. L’un des symboles des protestations a été la danse de Khodanour Lajei, de la province du Sistan et Baloutchistan, abattu en septembre.

Le nationalisme iranien a évolué, selon les analystes. La mère de Kian Pirfalak, un enfant de neuf ans abattu alors que sa famille passait en voiture devant les manifestations, a interdit les enregistrements du Coran lors des funérailles de son fils. De sa voix posée, elle s’est adressée à une foule de milliers de personnes : « Il m’a dit une fois, lorsque je l’ai puni pour avoir ignoré ses leçons de Coran à l’école : “Suis-je un Arabe ? Je suis Iranien.” » 

Najmeh Bozorgmehr
Article publié dans le Financial Times, le 30 janvier 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre
http://alencontre.org/moyenorient/iran/iran-debat-la-mobilisation-face-au-pouvoir-theocratique-et-la-mutation-de-lexpression-du-sentiment-national-iranien.html

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2023-01-27 Communiqué Rassemblement Iran 8 février

Journée de mobilisation transnationale en soutien au peuple iranien

La répression en Iran franchit encore un cap avec la multiplication des condamnations à mort.

Depuis la mort de Jina-Mahsa Amini, la colère gronde en Iran parmi les étudiant.es, les femmes (qui se déplacent désormais à visage découvert), les salarié.es, etc. avec le soutien de la grande majorité de la population.

La répression envers les manifestant·e·s est sanglante. En Iran, vouloir constituer des syndicats, manifester, faire grève ou exprimer des opinions ou des convictions déplaisant au gouvernement sont considérés comme des crimes, que le régime iranien réprime par l’application généralisée de sévices et de la torture, de très lourdes peines, ou encore des exécutions arbitraires. Ces méthodes répressives sont inacceptables.

La répression, qui s’est accrue, vise à créer une atmosphère de peur pour dissuader toutes celles et ceux qui voudraient lutter pour de justes revendications. Mais cela n’entame pas la détermination du peuple iranien qui continue à manifester en appelant à la chute du régime tout en refusant un éventuel retour de la monarchie.

A travers différents pays (Royaume-Uni, Danemark, Norvège, Suède, Canada, etc.), des mouvements de soutien se sont formés. Des collectifs et des organisations syndicales organisent régulièrement des évènements de soutien dont des manifestations.

Face à l’amplification de la répression, des syndicats, collectifs et autres mouvements de ces pays ont décidé d’appeler ensemble à une journée transnationale de mobilisation le mercredi 8 février.

A Paris, le collectif intersyndical appelle à un rassemblement à proximité de l’ambassade d’Iran,

Place du Trocadéro
mercredi 8 février à 18h

En soutien à la mobilisation des iraniennes et iraniens, le collectif intersyndical souhaite égalementinterpeller l’ambassade iranienne, notamment sur le sort des syndicalistes emprisonné.es.

Le collectif intersyndical reste mobilisé aux côtés des iraniennes et des iraniens pour que leurs aspirations légitimes de liberté et de démocratie deviennent une réalité.

Paris, le 27 janvier 2023

2023-02-06 Iran rassemblement TROCADERO 8 février

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Emprisonné, le cinéaste iranien Jafar Panahi commence une grève de la faim

Dans un communiqué diffusé par des proches, le réalisateur de 62 ans annonce qu’il refusera de boire et de s’alimenter tant qu’il n’aura pas recouvré la liberté. Il est sous les verrous depuis juillet dernier.
https://www.courrierinternational.com/article/dissident-emprisonne-le-cineaste-iranien-jafar-panahi-commence-une-greve-de-la-faim

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Entretien avec l’Union syndicale Solidaires, réalisé par radio Zamaneh

Pouvez-vous présenter le collectif intersyndical formé pour la solidarité avec les travailleurs et les travailleuses en Iran ? Quand et comment a-t-il été créé ? et comment fonctionne-t-il ?

Notre collectif a été créé en 2010 par les centrales syndicales CGT, CFDT, FSU, Union syndicale Solidaires, et UNSA. Il s’est inspiré d’un collectif comparable fondé à l’époque de la dictature de Ben Ali par ces mêmes organisations syndicales à la demande d’associations de l’immigration tunisienne .

Le collectif syndical s’appuie sur des informations provenant de la diaspora iranienne et en premier lieu l’association SSTI [1]. Cette collaboration a permis aux syndicats français d’agir en solidarité avec des syndicats iraniens indépendants du pouvoir. Leurs membres sont fréquemment réprimés, plusieurs d’entre eux sont actuellement en prison depuis plusieurs mois.

Depuis 12 ans, le collectif cherche à faire connaître la situation en Iran, et à organiser des mobilisations concernant les luttes et la défense des droits humains et syndicaux.

Nous adressons régulièrement des communiqués, déclarations et lettres de protestation à l’opinion publique, aux responsables et autorités politiques d’Iran et de France, à des associations françaises et étrangères, ainsi qu’à diverses structures internationales, etc.

Il nous arrive d’organiser des rassemblements près de l’ambassade iranienne en France, à l’occasion de visites officielles ou d’événements importants.

Nous cherchons également à agir avec des syndicats d’autres pays, comme l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, la Suède, la Norvège, etc. 

Nous exigeons notamment le respect du droit à constituer des syndicats en toute liberté. Nous nous appuyons à cet effet sur les Conventions internationales de l’OIT que le pouvoir iranien ne respecte pas alors que certains de ses responsables siègent dans des instances de cet organisme.

Régulièrement, le collectif organise un rassemblement devant le lieu où se tient l’Assemblée annuelle de l’OIT. En 2018, nous étions accompagnés de syndicalistes iraniens des transports et de l’enseignement avec qui nous avons rencontré des responsables de la CSI et l’Internationale syndicale de transports (ITF).

A trois reprises, des syndicalistes iraniens que nous avions invité ont participé à des réunions publiques à Paris et divers pays européens, ainsi qu’à des congrès de nos centrales syndicales respectives.

D’après les syndicalistes venus d’Iran nos diverses actions ont eu des conséquences positives sur leur sort.

Le fonctionnement de notre collectif repose sur la recherche d’un consensus entre les cinq organisations syndicale qui le composent. Nous écartons donc toute prise de position ou action sur lesquelles des désaccords pourraient exister entre nous. Chaque organisation conserve simultanément sa totale liberté sur les points sur lesquels nous divergeons.

Ces derniers mois et à la suite du soulèvement révolutionnaire en Iran, les militants syndicaux, les journalistes et les défenseurs des droits des travailleurs, même ceux et celles qui sont déjà en prison, ont subi une pression énorme de la part des forces de sécurité ; Qu’avez-vous fait par rapport à cette nouvelle situation ?

Nous avons cherché simultanément à : 

  • rassembler des informations fiables sur la situation en Iran et au sein de la diaspora, 
  • maintenir les liens que nous avons depuis des années avec une série de militant.es ouvrier.es sur place, 
  • informer les exploité.es opprimé.es de France et d’autres pays, 
  • appeler aux mobilisations de solidarité n’émanant pas de forces de droite, 
  • développer des liens avec des militant.es iranien.nes des nouvelles générations militant.es, notamment lors de la manifestation parisienne du 9 octobre.

Dans ce cadre le collectif syndical a par exemple organisé le 2 décembre à Paris un meeting où ont notamment pris la parole des représentant.es de SSTI [1] et de ROJA [2]

Nous nous inscrivons également dans la journée syndicale internationale d’action du 8 février, proposée par des syndicats britanniques. Un rassemblement aura notamment lieu à Paris à proximité de l’ambassade d’Iran.

Plusieurs occidentaux/tales sont aujourd’hui en prison et risquent d’être condamné.es à de lourdes peines d’emprisonnement, comme cela a été le cas pour l’humanitaire belge Olivier Vandecasteele, qui fut condamné à 40 ans de prison et 74 coups de fouet. Concernant ces affaires, qu’avez-vous fait et que faut-il faire ?

Nous demandons aux autorité iraniennes : 

  • leur libération immédiate, ainsi que celle de toute personne emprisonnée pour ses opinions ou pour des activités liées à des mobilisations politiques et sociales ; 
  • la levée des poursuites judiciaires à leur encontre ; 
  • l’arrêt immédiat des tortures et des condamnations à mort.

Ce positionnement concerne les personnes de toutes nationalité, dont bien entendu les syndicalistes enseignant.es et ceux des autobus de la région de Téhéran comme Réza Shahabi et Davood Razavi.

D’après votre expérience, quels sont les défis et les obstacles sur le chemin de la solidarité internationale parmi les travailleurs et les travailleuses aujourd’hui ?

Depuis la mi-septembre, aucune personne de bonne foi ne peut prétendre ignorer que le régime iranien islamique est une dictature sanguinaire.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant des années un écran de fumée avait été mis en place par le régime au travers notamment de sa chaîne télévisuelle Press TV, ainsi que par nombre de gouvernements, ainsi que de « personnalités » du monde des affaires, de la politique, voire de la presse ou de la recherche universitaire.

Les associations d’exilé.es comme SSTI, ainsi que notre collectif syndical et des associations de défense des droits humains avaient beaucoup de mal à faire entendre leur voix. 

Grâce au courage et à la détermination du peuple iranien, ce premier obstacle à la solidarité internationale a été levé.

Mais il reste beaucoup à faire. Et cela d’autant plus que des courants restés généralement silencieux face aux exactions du régime des mollahs (comme certains d’entre eux l’avaient souvent été lors de la dictature du Chah) deviennent aujourd’hui très bavards. Ils tentent notamment d’imposer des « solutions » propulsées de l’extérieur du pays, incluant le plus souvent le retour au pouvoir des descendant.es de l’ancien Chah.

Face à ces manœuvres, notre collectif a repris à son compte le slogan « Ni Mollahs, ni Chah » scandé en Iran par les manifestant.es

27 janvier 2023

Notes :
[1] Solidarité socialiste avec les travailleurs en Iran (SSTI) http://www.iran-echo.com
[2] ROJA : https://www.facebook.com/events/1031564361135183
https://www.instagram.com/p/Cnjm-Elt_At/
  https://twitter.com/roja_paris

http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article65555

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « « La mobilisation face au pouvoir théocratique et la mutation de l’expression du sentiment national iranien » (+ autres textes) »

  1. Liberté pour Jafar Panahi
    Mardi 1er février 2023, le cinéaste iranien Jafar Panahi a entamé une grève de la faim à la prison d’Evin, à Téhéran, où il était incarcéré depuis le 11 juillet 2022.
    Il s’était rendu lui-même sur place pour exiger la libération des cinéastes Mohammad Rasoulof et Mostafa Al-Ahmad, incarcérés trois jours plus tôt, et a été condamné sur le champ à purger une peine datant de 2010 : 6 ans de prison, 20 ans d’interdiction d’écrire, de réaliser des films et de voyager.
    Malgré l’illégalité de cette peine et l’annonce de sa libération prochaine au début du mois de janvier, il est toujours en prison.
    Jafar Panahi est le cinéaste iranien le plus honoré dans le monde. Dissident de l’intérieur, il a toujours refusé l’exil et a choisi de se battre contre un pouvoir liberticide avec comme seule arme ses films. Le dernier en date, Aucun Ours, a obtenu le Grand Prix spécial du jury à la dernière Mostra de Venise.
    Sa décision d’arrêter de s’alimenter, de boire et de se soigner est, selon ses propres termes, « irrévocable ». Il déclare : « Peut-être que mon corps sans vie sortira de cette prison ».
    L’Observatoire de la liberté de création lui réaffirme son soutien inconditionnel et demande que tout soit mis en œuvre pour qu’il soit libéré au plus vite.

    Liste des membres de l’Observatoire de la liberté de création :
    Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion (Acid) ; Association des cinéastes documentaristes (Addoc) ; Section française de l’Association internationale des critiques d’art (Aica France) ; Fédération des lieux de musiques actuelles (Fedelima) ; Fédération nationale des syndicats du spectacle, du cinéma, de l’audiovisuel et de l’action culturelle (FNSAC-CGT) ; Fédération nationale des arts de la rue ; LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Ligue de l’enseignement ; Les Forces musicales ; Scénaristes de Cinéma Associés (SCA) ; Syndicat français des artistes interprètes (SFA-CGT) ; Syndicat national des artistes plasticiens (Snap-CGT) ; Syndicat national des scènes publiques (SNSP) ; Société des réalisateurs de films (SRF) ; Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac).

    Paris, le 3 février 2023
    https://www.ldh-france.org/liberte-pour-jafar-panahi/

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