En prison pour dettes, des milliers de femmes sont doublement victimes de la pauvreté en Égypte

« – De quoi êtes-vous accusée ? 
– D’une dette de 35 000 livres égyptiennes ».
– Et votre peine est de trois ans de prison ? Le motif de l’endettement ? »
– Marier ma fille
. »

Voilà les réponses d’Iman*, femme au foyer divorcée et mère de 5 enfants lors de son accueil à la Sawaed Foundation, une ONG caritative dans la ville de « 10 du Ramadan » (Al-Ashir min Ramadān), au nord du Caire. Le 14 janvier 2023, cette femme de 48 ans s’est rendue à ce centre pour demander de l’aide, vêtue d’une vieille djellaba noire et d’un voile couvrant son visage pour cacher son identité. Iman est recherchée par la police depuis plus de six mois.

En juin 2022, un tribunal du gouvernorat de Charqiya, dans le Delta, a condamné cette mère par contumace, pour ne pas avoir réussi à rembourser, depuis plus d’un an, une dette de l’équivalent en livres (LE) de 1 100 euros. Depuis ce verdict, Iman se cache dans les maisons de ses voisins pour échapper aux descentes régulières de la police.

« Nous recevons chaque mois environ 50 cas comme celui d’Iman », explique à Equal Times, Rabab Mansour, secrétaire générale de Sawaed Foundation. Depuis cinq ans, cette ONG s’efforce notamment de collecter de l’argent pour aider celles qu’on appelle en Égypte les « Gharemat », les femmes endettées condamnées à la prison.

« Après la réception des cas, on essaye de leur offrir un soutien juridique grâce à notre avocat et lancer des cagnottes, notamment sur les réseaux sociaux, afin de rembourser les dettes de ces femmes et permettre leur libération », ajoute Mme Mansour.

Si Iman pourrait avoir la chance de voir son nom inscrit sur la liste des femmes aidées par cette petite ONG, c’est déjà trop tard pour des milliers d’autres qui se trouvent derrière les barreaux pour la même raison.

Selon les chiffres annoncés par l’État en mars 2021, il y aurait aujourd’hui près de 30 000 Gharemat en prison. Certaines ONG suggèrent quant à elles un nombre bien plus grand, vu la difficulté de faire un recensement complet dans tout le pays.

Toutefois, ces Gharemat représentent aujourd’hui, selon des estimations officielles, 25% des personnes emprisonnées en Égypte, soit la deuxième plus grande catégorie de prisonniers après les prisonniers politiques. La plupart de ces femmes sont condamnées à des peines qui s’élèvent entre 3 à 16 ans, d’après une étude publiée en mai 2021 par The Forum for Development and Human Rights Dialogue (FDHRD), une ONG indépendante égyptienne qui a estimé pour sa part à 35 000 le nombre de ces femmes emprisonnées.

« La plupart des femmes endettées viennent des villages et sont des femmes cheffes de familles qui empruntent de l’argent pour pouvoir marier leurs filles. D’autres s’endettent pour acheter des médicaments, payer des opérations chirurgicales ou se trouvent dans un besoin urgent d’argent », précise Rabab Mansour. « Parmi les cas venus pour demander de l’aide, il y a notamment celui d’une femme condamnée à deux ans pour ne pas avoir réussi à rembourser une dette de 6 000 LE (environ 380 euros) ».

Prisonnières de la pauvreté
Le phénomène des Gharemat démontre comment les femmes sont les premières victimes de la pauvreté en Égypte, ainsi que le grand fossé entre les hommes et les femmes dans le marché du travail et l’autonomisation financière. Selon les chiffres de l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS) publiés en mars 2021, seules 11,8% des femmes en âge de travailler ont un emploi.

« Les prisonnières de la pauvreté, comme je souhaite les décrire, constituent un phénomène préoccupant en Égypte, qui démontre les difficultés et les pressions économiques dont souffrent les femmes, particulièrement les cheffes de famille », explique à Equal Times, Noal Mostafa, directrice de l’ONG Les Enfants des femmes emprisonnées (Atfal al-Sagenat, en arabe).

En Égypte, être une femme cheffe de famille est une lutte quotidienne. Pour le centre égyptien des droits de la femme, un tiers des familles égyptiennes sont sous la responsabilité unique de la mère. L’écrasante majorité d’entre elles sont sans travail, sans éducation ni aucun soutien de l’État. La plupart sont obligées de nourrir une famille nombreuse et d’assumer seules les coûts exorbitants du mariage de leurs filles. Plus de 59% de ces femmes cheffe de familles sont illettrées. Les chiffres du CAPMAS publiés fin 2021 confirment leur misère. Une situation qui ne laisse d’autres choix à ces femmes que l’endettement.

L’illettrisme et le manque d’éducation constituent une aubaine pour les créanciers voraces. « Pour financer le mariage de leurs filles ou emprunter de l’argent, ces femmes sont obligées de signer un chèque en blanc aux créanciers. Au cas où elles ne peuvent pas rembourser les dettes, certains créanciers écrivent des montants très élevés sur les chèques pour intimider et forcer les femmes à rembourser l’argent ou risquer la prison », explique Noel Mostafa.

« Ce phénomène est lié à la pauvreté, mais aussi aux traditions relatives au mariage, où les familles des filles doivent acheter des biens qui dépassent largement leurs moyens », ajoute cette activiste.

L’engagement de Noal Mostafa pour les femmes endettées a commencé durant les années 90. Journaliste à l’époque, elle s’est rendue pour un reportage à la prison pour femmes d’al-Qanatir, au nord du Caire. Noal Mostafa a été sous le choc en voyant des femmes emprisonnées, dont la plupart sont des Gharemat, obligées de garder leurs nouveau-nés. Une situation d’autant plus insoutenable qu’elle a réalisé que certaines d’entre elles étaient en prison pour une somme modique, dépassant à peine les 200 euros. Elle a alors décidé de lancer son ONG, pour fournir de l’aide aux femmes endettées, ainsi que leurs jeunes enfants, grâce aux dons.

Si grâce à l’initiative de Mme Mostafa des centaines de femmes endettées ont été libérées, selon l’activiste, ces femmes ne font que sortir d’une petite prison pour se retrouver dans une plus grande, à savoir la société. « Les femmes sortent de prison avec une forte stigmatisation. Personne n’accepte de leur fournir du travail, car dans le fichier judiciaire est écrit qu’elles ont commis un crime. Certaines n’ont alors d’autres solutions que de chercher des moyens illégaux, comme la prostitution ou la mendicité, pour nourrir leur famille », ajoute-t-elle.

Depuis lors, Noal Mostafa a décidé de ne pas attendre que les femmes se retrouvent en prison pour payer leurs dettes. Elle tente ainsi de lutter contre le phénomène à la racine. Grâce aux aides et partenariats, elle a créé en 2016 un premier atelier de vêtements pour permettre aux femmes endettées de travailler et rembourser leurs dettes. Cette initiative propose également des formations de couture pour leur offrir un nouveau départ après l’incarcération. Grâce à ces efforts, l’ONG qui a ouvert un second atelier, a réussi à fournir un travail ou une formation à plus de 6 000 femmes endettées.

Un problème légal
L’aggravation du phénomène des femmes endettées a commencé à attirer l’attention du pouvoir égyptien il y a peu. En 2018, le fonds Tahya Misr (appartenant à l’État) a lancé l’initiative « Égypte sans personnes endettées », destinée à trouver des solutions pour les femmes et des hommes endettés et emprisonnés. En outre, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a commencé récemment à gracier des petits débiteurs et débitrices lors des jours de fêtes nationales. Mais selon les ONG, les chiffres sont encore minimes, puisque l’État ne cherche pas à trouver une solution radicale au phénomène.

Pour Nader Eissa, le responsable de la communication de l’ONG Les enfants des femmes prisonnières, le phénomène des femmes endettées s’aggravent particulièrement en raison d’une loi datant de la fin des années 1940 qui permet d’emprisonner une personne qui n’a pas remboursé ses dettes.

« Les efforts de libération de certaines femmes endettées ne constituent pas une solution. Pour résoudre vraiment le problème, l’Etat doit avant tout revoir les lois applicables qui condamnent à l’emprisonnement des personnes endettées », dit-il à Equal Times.

Depuis 2018, l’ONG Les enfants des femmes emprisonnées a soutenu deux projets de loi au Parlement, pour demander de remplacer la peine d’emprisonnement pour les personnes endettées par une punition civile permettant à ces dernières de travailler pour l’État afin de rembourser les dettes. Mais ces projets restent « dans les tiroirs », commente Nader Eissa.

La crise économique que traverse l’Égypte depuis le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne a aggravé la situation des femmes en Égypte. En 2022, la livre égyptienne a perdu 50% de sa valeur et les prix ont presque doublé, aggravant encore les pressions sur les femmes cheffes de famille, selon Nader Eissa. « Aujourd’hui de plus en plus de femmes doivent contracter des dettes pour payer les besoins essentiels à la survie de leur famille. Cette situation est catastrophique pour elles. Maintenant, certaines femmes ne peuvent même plus rembourser une dette de 1 000 ou 2 000 LE (30 ou 60 euros) », explique-t-il.

Cette situation a également fait chuter les dons offerts aux ONG qui dépendent entièrement de cet argent. « Il est devenu difficile de collecter des dons pour rembourser les dettes des femmes par rapport au passé. Une collecte de 10 000 LE peut désormais prendre plus de 10 jours, comparé à trois jours avant. Malheureusement, notre capacité d’aider est fortement affectée », regrette Rabab Mansour.

* Son nom de famille n’est pas donné pour préserver son anonymat.

Hossam Rabie, 20 mars 2023
https://www.equaltimes.org/en-prison-pour-dettes-des-milliers
https://www.cetri.be/En-prison-pour-dettes-des-milliers

******
Soixante pour cent de la population est considérée comme pauvre ou vulnérable. L’armée et les « privatisations » requises par le FMI

Devant le magasin de bicyclettes du Caire où il travaille comme mécanicien, Ahmed déplore la flambée des prix et l’absence de clients dans le contexte d’une économie égyptienne frappée par la crise. « Les gens ont arrêté d’acheter et il n’y a pas autant de travail de réparation des bicyclettes », a déclaré ce père de trois adolescents, qui n’a pas voulu donner son nom de famille [la crainte face au régime dictatorial est plus que diffuse – réd.]. « Donc nous achetons moins de viande – c’est une ou deux fois par mois tout au plus », a-t-il ajouté, précisant que son modeste salaire n’avait pas réussi à faire face à la flambée du coût des produits de base. « Regardez le prix des œufs. Si je donnais un œuf à chaque enfant pour le petit-déjeuner, combien cela coûterait-il ?»

Après trois dévaluations en 2022, la Banque centrale d’Egypte a laissé flotter la livre en janvier 2023 afin de satisfaire à une condition du FMI pour un prêt de 3 milliards de dollars, le quatrième « renflouement» depuis 2016 du pays par le Fonds. Cette mesure, associée à une pénurie de devises étrangères provoquant des carences de produits importés, a fait grimper l’inflation en flèche et infligé des difficultés encore plus grandes à des millions de familles pauvres.

La livre égyptienne a vu sa valeur divisée par deux par rapport au dollar, passant de 15,8 livres égyptiennes pour la devise américaine en mars 2022 à 30,50 livres cette semaine. L’inflation annuelle dans les zones urbaines a atteint 25,8% en janvier 2023, son niveau le plus élevé depuis cinq ans. L’inflation annuelle des prix alimentaires dans les zones urbaines a bondi de 48% en janvier.

La pénurie de dollars a été en partie provoquée par l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, ce qui a conduit les investisseurs financiers à retirer 20 milliards de dollars du pays. Cette situation s’est légèrement atténuée à la suite de la dévaluation [apparence de stabilisation de la devise], mais la crise du coût de la vie touche les Egyptiens et Egyptiennes de toutes les classes et pas seulement les pauvres comme le mécanicien Ahmed.

Inji, une homéopathe vivant dans un quartier huppé du Caire, qui n’a pas donné son nom de famille, évite de se rendre chez le dentiste pour économiser de l’argent et attend plutôt que son mal de dents disparaisse. « Si j’y vais, je devrai payer une radiographie et 400 livres pour le voyage aller-retour. Maintenant, je calcule chaque transport que je fais. »

Pour les Egyptiens, c’est un sinistre rappel de la dévaluation de 2016 [qui a marqué une certaine relance de mobilisation sociale] qui a été assortie à un programme de prêt de 12 milliards de dollars du FMI. L’inflation a grimpé en flèche jusqu’à 30% et des millions de personnes ont sombré dans la pauvreté. Sept ans plus tard, 60% des 105 millions d’Egyptiens et d’Egyptiennes peuvent être classés comme pauvres ou vulnérables, selon la Banque mondiale.

Les ramifications de la guerre en Ukraine ont mis en relief la faiblesse du modèle économique du pays depuis l’accord de 2016, selon des analystes. Les afflux d’« argent chaud » d’investisseurs financiers attirés par l’un des taux d’intérêt les plus élevés au monde pour la dette à court terme ont assuré, momentanément, la disponibilité de devises étrangères. Mais la sortie de ces fonds a créé une crise monétaire dans un pays qui dépend de manière vitale des importations de denrées alimentaires et d’autres biens.

Malgré les éloges de la communauté internationale pour les «réformes» qui faisaient partie de l’accord avec le FMI, comme la réduction des subventions à l’énergie, le secteur privé égyptien a stagné alors que le gouvernement a injecté des milliards dans des projets d’infrastructure, généralement supervisés par l’armée [plus exactement contrôlés en termes d’appropriation par elle – réd.].

Certaines de ces entreprises étaient nécessaires, mais d’autres ont été critiquées comme des projets de pur prestige, tels que la construction d’une nouvelle capitale en dehors du Caire. Les entreprises ont fait valoir que le rôle croissant de l’armée dans l’économie avait effrayé les investissements privés et étrangers, qui craignaient de concurrencer l’institution la plus puissante du pays.

Dans le cadre de son dernier accord avec le FMI, Le Caire mettra en œuvre des réformes visant à stimuler la participation du secteur privé. Une politique de propriété de l’Etat approuvée par le président Abdel Fattah al-Sissi définit les secteurs qui ne sont pas considérés comme stratégiques et dont l’Etat a entrepris de se retirer. La semaine dernière, le gouvernement a annoncé son intention de proposer des participations dans des dizaines d’entreprises publiques devant « subir » un processus de privatisation. Le FMI a également exigé une plus grande transparence et des rapports réguliers sur les finances et les paiements d’impôts des entreprises publiques et militaires.

Ce mois-ci, Sissi a déclaré que les entreprises appartenant à l’armée payaient leurs impôts et leurs redevances aux services publics et ne faisaient pas de concurrence déloyale au secteur privé. Il a également réitéré une affirmation antérieure selon laquelle toutes les entreprises pourraient être ouvertes à la participation du secteur privé.

« Nous soutenons depuis un certain temps qu’une étape cruciale pour débloquer une croissance plus rapide de la productivité et une croissance économique plus forte à long terme consistera à réduire l’empreinte de l’Etat et de l’armée dans l’économie », a déclaré James Swanston, économiste chez Capital Economics, une société de conseil basée à Londres. « Cela permettra une plus grande concurrence et attirera les investisseurs étrangers en Egypte, ce qui devrait permettre un transfert de technologies et de connaissances pour stimuler la croissance économique à plus long terme. » A court terme, cependant, l’inflation devrait encore augmenter, pour « culminer à environ 26 à 27% en glissement annuel, car l’impact des dévaluations antérieures de la livre continue de faire grimper l’inflation non alimentaire », a-t-il ajouté.

Pour atténuer les effets de l’inflation, le gouvernement a reporté la hausse des prix de l’électricité et étendu les programmes de protection sociale pour couvrir près d’un quart de la population.

Mais les Egyptiens et Egyptiennes déjà malmenés par les prix élevés craignent de faire face à une inflation encore plus forte. « Tous les prix ont augmenté, mais pas les revenus », a déclaré Robert Botros, un thérapeute familial, qui a ajouté que ses clients réduisaient leurs visites pour économiser de l’argent. Les frais de scolarité de ses enfants ont augmenté de 50% depuis le début de l’année scolaire en septembre. La famille a cessé de fréquenter les fast-foods pour limiter ses dépenses. « Je crains maintenant qu’ils augmentent le prix du carburant, ce qui va se répercuter sur tous les prix, à commencer par les fruits et légumes», a déclaré Robert Botros. «Je ne vois rien qui puisse me rassurer. »

Heba Saleh 
Article publié par le Financial Times, le 16 février 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre
http://alencontre.org/moyenorient/egypte/egypte-soixante-pour-cent-de-la-population-est-consideree-comme-pauvre-ou-vulnerable-larmee-et-les-privatisations-requises-par-le-fmi.html

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « En prison pour dettes, des milliers de femmes sont doublement victimes de la pauvreté en Égypte »

  1. Egypte: Solidarité avec les travailleurs du textile de Mahalla

    Depuis le 22 février 2024, El Mahala Textile en Egypte est en pleine tourmente. L’action a commencé lorsque près de 3,700 femmes se sont rassemblées pour protester contre les bas salaires. Ensuite, tous les travailleurs de l’entreprise ont annoncé une grève exigeant du gouvernement le minimum promis de 6,000 EGP (120 $). Ils ont réclamé des ajustements de salaire et une indemnité de repas, une augmentation à 900 EGP. Malgré des manifestations pacifiques, la direction et le gouvernement ont refusé de négocier. Le ministre du Secteur public a augmenté le revenu minimum à 6,000 EGP, mais d’autres demandes ont été ignorées. Les travailleurs ont mis fin à leur grève le 29 février, mais risquent d’être menacés et arrêtés. Treize travailleurs ont été arrêtés par la Sûreté nationale, deux sont toujours détenus. Certains ont même été menacés de licenciement pour absence, alors qu’ils étaient en détention. Cela met en évidence les actions illégales potentielles de l’entreprise.

    https://www.labourstartcampaigns.net/show_campaign.cgi?c=5409

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture