Plaies ouvertes d’un article en lambeaux

Les plaies sont la plupart du temps silencieuses, mais quand elles parlent, effrayantes sont leurs voix… « Tu veux que je te raconte », dit chaque plaie dans sa propre langue étrange et atroce, « En vérité, tu veux comprendre une chose que tu n’as pas entendue, une chose que tu n’es pas prêt à entendre ». Que peuvent raconter les mots ?…

Terreur, destruction, perte… L’ire des dieux telluriques chitoniens. La destruction d’un monde entier, de tout ce que vous pensiez être le monde, en l’espace de quelques minutes. Ou, cette culpabilité infinie d’être à une distance sûre, d’y avoir échappé de justesse. Et une impuissance écrasante, le souhait de pouvoir saisir une pioche et une pelle et de courir vers les décombres les plus proches, mais comme dans les cauchemars, de ne pouvoir jamais jamais y parvenir…

Nous n’avons que des mots, qui, dans un monde complètement détruit, s’adressent à un ciel plein d’étoiles…

Lundi, vers midi. C’est au téléphone que j’apprends le premier tremblement de terre. Je suis loin, en exil. J’ai un ami d’Elbistan à Maraş, j’hésite à l’appeler. La nouvelle du deuxième tremblement de terre tombe sur Internet… Témoin du tremblement de terre de Marmara, je sens que le double tremblement de terre est le plus effrayant que nous n’ayons jamais vu.…

« Mon cousin est sous les décombres avec sa famille. Nous attendons de l’aide. »
« 
Six membres de ma famille ont disparu. »
« Les routes sont fermées, aucune aide ne vient. »
« Nous avons enterré les corps de 18 proches. »
« Je n’ai de nouvelles de personne. »

Nous parlons à voix froides, brièvement.

Il faut poursuivre avec le même sang froid : cette destruction, comme les précédentes, est produite par la main de l’homme. Elle ne peut être décrite comme une “catastrophe naturelle”, elle ne peut être dépolitisée. Sur les villes rasées, les charniers, les corbillards, roulant sur des routes misérables, est apposée la même étiquette rouge sang : « Made in Turkey ».

Nous, chacun.e d’entre nous, sommes des statistiques. Par exemple moi, je ne suis qu’une des treize millions de personnes “touchées” par le tremblement de terre de Marmara (chiffres de 1999 : 20 000 morts, 130 000 bâtiments endommagés, chiffres d’aujourd’hui : au moins deux, peut-être trois fois plus). Je me suis réveillée au son des cris de mes perruches, leur cage se cognait contre un mur, puis sur l’autre. J’ai poussé un seul petit cri. Le courant fut coupé. Dans la ville noyée dans l’obscurité, des dizaines de milliers de personnes, certaines pieds nus, errant comme des fantômes… Nous apprenions l’épicentre du tremblement de terre par la radio d’un taxi autour duquel nous nous étions blottis. Le souffle d’un instant se transforma en douleur, en peur et en culpabilité, et, vingt-quatre ans plus tard, en exil, ce souffle se transforme en un profond sentiment d’impuissance… 

Une de mes perruches est morte et une autre a survécu.

La Turquie s’était rappelée qu’elle est un pays sismique, en 1999, avec deux tremblements de terre (Marmara et Düzce) qui ont fait environ vingt-cinq mille victimes. Les lignes de faille furent étudiées, les normes de construction revues, des zones de rassemblement définies, des chiens de sauvetage élevés. Le prix à payer du vol du fer à béton et du découpage des colonnes a été enseigné. Chaque citoyen turc en âge scolaire apprit ce qu’il fallait faire en cas de tremblement de terre. Nous préparâmes nos sifflets et nos sacs antisismiques, et nous devinrent des sismologues amateurs, tout comme nous sommes devenus des virologues amateurs pendant l’épidémie de Covid. Il y eût même un exercice pour un tremblement de terre dont l’épicentre était prévu à Maraş ! Lorsque le séisme que tout le monde attendait arriva, nous nous rendîmes soudain compte que les bâtiments s’étaient encore plus dégradés pendant toutes ces années, que les normes avaient été mises au placard, et que les précautions n’avaient été que des mots.

Ma tante ne m’a jamais parlé des jours qu’elle a passés parmi les ruines. Elle ne se souvenait probablement pas de la façon dont elle était sortie du seul bâtiment resté debout, par chance, dans un lotissement en ruine. “Tous mes amis sont morts, disait-elle, partout ça sent le cadavre”. Elle faisait partie des survivants statistiques, elle n’a pas survécu à une opération chirurgicale de routine qu’elle a subie par la suite.

Dans les années 70, quelques années après que Maraş ait reçu le titre de “Kahraman” (Héros) et soit devenu Kahramanmaraş, un atroce massacre  d’Alévis s’y déroula. (Les villes, leurs noms, leurs titres comme “Vétéran”, “Héros” et “Glorieux” feraient l’objet d’un article entier). Mon ami d’Elbistan survécût au massacre, à l’âge de quatre ans, mais les ossements de son cousin furent retrouvés dans un chaudron. Maraş, dont le nom vient probablement du hittite, remonte au 11e siècle avant Jésus-Christ. Cette importante cité du royaume arménien de Cilicie, appelée “Germanicia” à l’époque romaine, a connu de nombreuses guerres et destructions. En 1114, elle fut détruite par un violent tremblement de terre, et Matthieu d’Edessa (près de l’actuelle Urfa) enregistra plus de quarante mille morts. En 1915, les habitants arméniens de la ville furent brûlés dans les églises où ils s’étaient réfugiés.

Les historiens s’interrogent sur l’impact du tremblement de terre qui a frappé Santorin et détruit les civilisations cycladiques de l’âge des ténèbres. Nous, les malheureux citoyens des lignes de faille du nord et de l’est de l’Anatolie, ne pouvons même pas nous demander si nous sommes sortis de l’« Age des ténèbres » après tant de séismes et tant de destructions… Le premier jour du double tremblement de terre, alors que des dizaines de milliers de personnes sous les décombres envoyaient des appels à l’aide, comment aurions-nous pu espérer qu’un gouvernement qui restreint l’internet respecterait la vie humaine ? Croyons-nous les rapports d’une mentalité qui réduit au silence les scientifiques, emprisonne les médecins et frappe les journalistes, ou faisons-nous confiance aux municipalités pour lesquelles des administrateurs furent nommés et des appels d’offres alors attribués à des amis et des parents ?

Lors des tremblements de terre attendus à Istanbul et en Anatolie orientale, et ce dans un avenir proche, je crains que nos vies ne soient confiées à des sifflets de chevet, et à des équipes de secours et à leurs chiens habiles.

« Les écoles ont réouvert. J’ai regardé ma classe, il y avait six enfants de moins, je n’ai même pas pu aller aux funérailles de mes élèves » (Souvenirs d’un instituteur victime du tremblement de terre).

Un terrain de football. Pendant des minutes, des ours en peluche, des chiens en peluche, des poupées, pleuvent… En souvenir des enfants morts dans le tremblement de terre, les spectateurs jettent sur le terrain tout ce qu’ils pensent pouvoir rendre un enfant heureux…

Ces enfants sont restés sans souffle sous le béton qu’ils considéraient comme leur maison, et ils pensaient que la mort était réservée aux personnes âgées. Certains, dont le père n’a pas pu lâcher la main, d’autres, dont le chiot a été sauvé vivant des décombres. Les enfants de la ligne de faille de l’Anatolie orientale n’ont pas pu voir les jouets accumulés sur les terrains de football. Ils sont devenus, selon une croyance remontant à l’Antiquité, des étoiles dans le ciel, et les statistiques d’aujourd’hui.

Je ne sais pas si un chien-chien jouet, envoyé de loin, parviendra jusque là.

Aslı Erdoğan
https://www.kedistan.net/2023/03/05/asli-erdogan-plaies-ouvertes/

De et sur l’autrice
A propos de la catastrophe
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/02/23/scenes-de-vie-infernale-dans-la-turquie-du-poste-seisme-scandales-catastrophes-chaos-autres-textes/
Aslı Erdoğan, à nouveau jugée, à nouveau acquittée / Aslı Erdoğan, on trial again, acquitted again
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/03/03/asli-erdogan-a-nouveau-jugee-a-nouveau-acquittee-asli-erdogan-on-trial-again-acquitted-again/
Une lettre d’Asli Erdogan (28 janvier 2020)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2020/02/02/une-lettre-dasli-erdogan-28-janvier-2020/
« La liberté est un mot qui ne peut être réduit au silence »
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2017/12/07/asli-erdogan-la-liberte-est-un-mot-qui-ne-peut-etre-reduit-au-silence/
Le silence même n’est plus à toi
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2017/01/02/sobrement-personnellement-simplement-je-ne-veux-pas-etre-complice/
Le bâtiment de pierre
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2013/08/21/une-force-arrachee-a-lavenir/
Nicolas Béniès : Une écrivaine est-elle par définition une terroriste ?
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2017/04/07/une-ecrivaine-est-elle-par-definition-une-terroriste/
Actes Sud : Communiqué – Aslı Erdoğan
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2016/11/22/actes-sud-communique-asli-erdogan/
Non, ne laissons pas Aslı Erdoğan isolée, menacée et réduite au silence
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2016/11/18/non-ne-laissons-pas-asli-erdogan-isolee-menacee-et-reduite-au-silence/
Asli Erdogan – Communiqué de presse Actes Sud
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2016/08/22/asli-erdogan-communique-de-presse-actes-sud/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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