Les élections en Ukraine occupée

Le Kremlin a récemment organisé des « élections » dans les quatre régions partiellement occupées de l’Ukraine – les autoproclamées « République popu- laire de Donetsk » (RPD) et « République populaire de Louhansk » (RPL), Kherson et Zaporijjia – en même temps que les élections régionales en Russie.

Les résultats des scrutins, qui se sont déroulés principalement le 10 septembre, ont été sans surprise. Le parti au pouvoir, Russie unie, a obtenu 75 à 80% des voix aux assemblées législatives des quatre régions, les partis d’opposition, tels que le parti libéral pro-occidental Iabloko, n’obtenant qu’un résultat minime. Les résultats des élections municipales dans 79 villes et districts sont encore en cours de dépouillement, mais ils ne devraient pas réserver de surprises.

Le Kremlin affirme que les habitants des « nouvelles régions » – nom donné aux territoires occupés en Russie – ont confirmé « leur choix » de faire partie de l’État russe ; de leurs côtés, les gouvernements occidentaux et les organisations internationales ont déclaré qu’ils ne reconnaîtraient jamais les résultats d’un vote illégal qui viole les règles internationales.

Un référendum sous la loi martiale
Dès le départ, les messages de la commission électorale centrale de Russie, l’organe gouvernemental chargé de superviser les élections, ont clairement indiqué que ce qui importait dans les territoires occupés n’était pas tant le résultat que l’acte même de voter dans le cadre du système politique russe.

« Dans sa forme la plus pure, il ne s’agit pas d’une élection, mais d’un référendum sous la loi martiale. C’est ainsi qu’il faut le comprendre », avait déclaré le politologue Oleg Bondarenko au journal russe Kommersant au début du mois d’août. « Nous votons pour la Russie, pour Poutine », déclaraient joyeusement les électeurs dans les reportages des médias.

En Russie, les assemblées régionales ont plus ou moins les mêmes pouvoirs qu’en Ukraine. Mais les régions occupées devront souscrire à un certain nombre de formalités nécessaires à leur intégration dans la Fédération de Russie : adoption de « constitutions », de chartes et de règles régionales, approbation des budgets, formation du pouvoir exécutif et judiciaire, etc.

Dès le printemps, le Kremlin avait promis que des élections seraient organisées pour la première fois dans le cadre de la législation russe (ce qui est le cas depuis neuf ans en Crimée annexée). Mais de nombreuses exceptions aux conditions habituelles de vote ont dû être faites.

La Russie distribue des passeports russes aux résidents de la RPD et de la RPL depuis 2019. À l’été 2022, le processus de « passportisation » s’est étendu dans les régions de Kherson et de Zaporijjia. Entre octobre 2022 et mai 2023, quelque 1,5 million de passeports ont été délivrés dans les quatre régions occupées, selon un haut responsable russe.

Mais il y a toujours plus d’électeurs potentiels que de détenteurs de passeports. À Zaporijjia, par exemple, si les autorités ont déclaré avoir délivré 300 000 passeports, la commission électorale a imprimé 500 000 bulletins de vote.

Pour résoudre ce problème, les résidents des régions occupées ont été autorisés à voter en utilisant des passeports ukrainiens, des cartes d’identité ou même des permis de conduire, à condition qu’ils puissent prouver qu’ils vivent dans la région. À Donetsk et à Louhansk, ils pouvaient présenter des passeports de la RPD et de la RPL (et non de la Russie), distribués depuis 2015, ainsi que des cartes d’identité militaires des paramilitaires pro-russes connus sous le nom de « milices populaires ».

Le Kremlin qualifie l’ensemble de la population des territoires occupés de « citoyens russes », qualificatif qui s’étend aux personnes évacuées ou déportées en Russie, qui ont pu voter dans 329 « bureaux de vote extraterritoriaux » à l’intérieur de la Russie.

Même les habitants des localités libérées par l’Ukraine ont pu voter, grâce au mécanisme de l’« électeur mobile » qui permet de voter dans n’importe quel bureau de vote en Russie ou dans les territoires ukrainiens occupés. Cette option s’adressait principalement aux personnes ayant fui avec l’armée russe lors de la libération des zones. Ainsi, une élection a été organisée pour la ville de Liman (Donetsk), bien qu’elle ait été libérée par l’Ukraine l’année dernière.

Au cours du mois ayant précédé les opérations électorales, les bureaux de vote installés dans les régions occupées ont été régulièrement la cible de tirs. Lors des pseudo-référendums dans les territoires occupés à l’automne 2022, les autorités ont mis en garde contre des « attaques terroristes » et les forces de sécurité russes ont arrêté des groupes de saboteurs ukrainiens dans presque toutes les villes.

Il y a un an, les services de sécurité ukrainiens avaient désavoué ce type d’opérations […], mais ils semblent désormais considérer ces cibles comme légitimes. Le Service de sécurité de l’Ukraine (SBU) a reconnu avoir été à l’origine d’attaques contre des bureaux de vote.

Le 31 août, les médias ukrainiens, citant des sources du SBU, ont fait état d’un grand nombre de blessés après un raid de drones sur une réunion de membres du comité électoral à Kamianka-Dniprovska, une ville proche de la centrale nucléaire de Zaporijjia. De leur côté, les autorités d’occupation ont affirmé qu’il n’y avait eu qu’un seul blessé: le gardien du centre culturel pour enfants, qui était vide au moment de l’attaque, mais que « 80 enfants auraient pu être présents ». Les frappes de drones ukrainiens sur les bureaux de vote de Skadovsk et de Nova Zbourivka auraient également échoué.

Les élections et les référendums en Ukraine sont un crime
Début septembre, avant le scrutin, le porte-parole du SBU, Artem Dekhtyarenko, s’adressant à openDemocracy avait appelé les citoyens ukrainiens des territoires occupés à ne pas « prendre part à des élections bidon car, ce faisant, on agissait en faveur de l’agresseur ». Il a toutefois promis de ne pas sanctionner le simple fait de voter, étant donné que les soldats russes armés forcent les gens à voter en se rendant à leurs domiciles et sur leurs lieux de travail.

En revanche, il a précisé que la participation active – comme le fait de travailler dans une commission électorale, d’être observateur électoral ou de se porter candidat – serait considérée comme un délit grave. Jusqu’à présent, seules six personnes ont été accusées de ce délit. Le SBU a ainsi accusé de collaboration la présidente de la commission électorale de Kherson, Marina Zakharova, son adjoint Sergueï Vysotine et sa secrétaire Irina Kravtchenko, et affirmé qu’ils risquaient une condamnation à dix ans de prison. La présidente de la commission électorale centrale de Russie, Ella Pamfilova, son adjoint Nikolaï Boulaev et sa secrétaire Natalia Boudarina risquent quant à eux la prison à perpétuité pour une action considérée comme « portant atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine » […].

Fin août, le SBU avait réussi à identifier plus de 3 500 « participants actifs » aux élections dans les quatre régions occupées. Cependant, à en juger par les données publiées, jusqu’à dix fois plus de personnes étaient réellement impliquées (mais pas encore nommées).

Par exemple, dans la région de Luhansk, 5 260 membres de commissions territoriales et de circonscriptions ont organisé le vote. Selon la commission électorale locale, 336 candidats se sont présentés à l’assemblée législative de la LPR, et 3 241 autres aux 28 conseils municipaux. Par conséquent, dans une seule région, il y a 8 800 « participants actifs », sans compter les observateurs électoraux.

Cela signifie que les élections illégales dans les territoires occupés constituent le crime le plus répandu commis par la Russie depuis l’invasion totale. […]

Les organisateurs des pseudo-référendums russes organisés en 2022 dans l’Ukraine occupée sont mis en cause en vertu d’une nouvelle loi sur la collabo- ration en temps de guerre […] Onze mois plus tard, moins de 80 verdicts de culpabilité ont été prononcés à l’encontre des organisateurs russes, selon les données fournies par les tribunaux ukrainiens. Cela ne représenterait que le dixième des condamnations pour collaboration. Près de la moitié des accusés ont été condamnés par contumace. (En temps de guerre, les affaires de collaboration peuvent être jugées en l’absence de l’accusé; dans ce cas, les tribunaux imposent une peine maximale de dix ans de prison et la confiscation des biens.)

Les personnes qui ont comparu devant les tribunaux sont pour la plupart des résidents de la rive occidentale de la région de Kherson, qui a été libérée un mois après les référendums illégaux. Depuis lors, une vingtaine de membres des commissions électorales, pour la plupart des retraités des villages du nord-ouest de la région, ont reconnu leur culpabilité et ont été condamnés à une peine minimale – néanmoins sévère – de cinq ans de prison.

Les référendums de l’année dernière avaient été organisés à la hâte et les commissions électorales comportaient beaucoup moins de membres que celles des élections de cet été. Cette année, les commissions avaient d’ailleurs décidé de ne pas publier les noms de leurs membres pour leur propre sécurité.

Toutefois, les activistes clandestins locaux, comme le mouvement de résistance Ruban jaune (actif dans la ville occupée de Kherson), ont réagi en recourant à la haute technologie. Les opposants à l’occupation ont été invités à envoyer des photographies des membres des commissions à un chatbot, pour que ceux-ci soient identifiés à l’aide de l’intelligence artificielle. Avant même la fin du scrutin, ces données avaient été transférées au SBU.

Le pouvoir ne change pas de mains
L’anonymat des organisateurs est loin d’être l’élément le plus absurde des dernières élections: même les candidats sont restés anonymes.

Au début du mois d’août, il avait été décidé que les listes des candidats aux élections régionales et municipales ne seraient pas publiées, pour des raisons de sécurité. En revanche, les commissions électorales de chacune des quatre régions avaient promis qu’il serait possible de prendre connaissance de ces listes dans les bureaux de vote le jour du scrutin. En fait, elles ont demandé aux « citoyens des nouvelles région  » de voter au hasard, car seuls les trois premiers candidats de chaque parti figuraient sur les bulletins de vote. Les autres candidats n’étaient pas mentionnés sur le bulletin de vote.

Alors que la commission électorale centrale russe rassurait la population sur la « concurrence » lors des élections, 600 personnes ont décidé de se battre pour les 100 sièges de la Douma régionale du Donetsk, 336 dans la région de Louhansk, 220 dans la région de Zaporijjia et 191 dans la région de Kherson. Environ 9 000 autres candidats se sont présentés à des postes de conseillers de niveau inférieur.

En fait, les listes complètes des candidats pouvaient être trouvées dans les profondeurs du site web de la commission électorale centrale. En y regardant de plus près, il apparaît clairement qu’aucune surprise n’était à attendre de cette prétendue « compétition démocratique » ; le vote n’a fait, pour l’essentiel, que légitimer les détenteurs actuels du pouvoir dans le système de pouvoir politique panrusse.

Un sondage russe du mois d’août prévoyait que, selon les régions, entre 68% et 89% des voix iraient à Russie unie. Les autres partis parlementaires n’étaient pas d’accord, bien sûr. Sergueï Oboukhov, un responsable du Parti communiste de Russie – qui, selon les résultats du sondage, a frôlé le seuil minimal de 5% des voix – a déclaré que les élections ne reflétaient pas les véritables sentiments politiques.

Alors que d’autres partis ont affirmé avoir des « centaines de milliers » de partisans dans les territoires occupés, en pratique, ils n’ont pas fait campagne du tout. Il est notable de relever que ce qu’on pourrait appeler le « consensus du Donbass » – à savoir un accord entre partis russes pour ne pas critiquer la guerre en Ukraine et l’action du gouvernement russe dans les territoires occupés – a joué pleinement son rôle : les branches locales de ces partis dans les régions occupées se sont essentiellement focalisés sur l’aide humanitaire et juridique tout en promouvant un avenir heureux avec la Russie. Personne n’avait vraiment l’intention de changer la composition des autorités d’occupation. […]

Si l’avenir politique est clair dans le Donetsk et le Louhansk – qui ont organisé deux « élections » au cours des neuf dernières années –, il reste à voir comment se comporteront Kherson et Zaporijjia occupées. Donetsk et Luhansk ont leurs propres élites locales qui contribuent à faire nombre politiquement : des directeurs d’hôpitaux, des directeurs de théâtres et des responsables de syndicats locaux sont députés.

En revanche, dans les régions de Zaporijjia et de Kherson, il n’y a pas assez de personnel de ce type. Pour compléter les listes de candidats, des fonctionnaires de Crimée et de Russie ont été recrutés – qu’il s’agisse d’un haut responsable de la société nucléaire d’État russe, d’un fonctionnaire du Kremlin ou d’un député russe. Certains candidats russes ont également été présentés, notamment le kickboxeur Vladimir Mineev et un député du conseil municipal de Rostov-sur-le-Don. […]

Igor Burdyga
Publié dans openDemocracy
, le 20 septembre 2023. Igor Burdyga est journaliste à I Kommersant-Ukraine.
Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 24)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/10/04/la-guerre-va-durer-la-solidarite-aussi/

Cliquer pour accéder à soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-24_compressed.pdf

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

2 réflexions sur « Les élections en Ukraine occupée »

  1. Désolé, le lien ne fonctionne pas et l’URL non plus… Dommage.

    Jean Sadoux 06 22 01 75 26

    Un RÊVE écrit avec une date devient un OBJECTIF.

    Un OBJECTIF décomposé en plusieurs étapes devient un PLAN.

    Un Plan soutenu par des actions devient REALITE.

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