Holodomor : les trous d’un vieux manteau recouverts par des parcelles d’histoire

Je décrirais l’histoire de ma famille comme un vieux manteau d’hiver que vous pouvez avoir dans l’armoire de vos parents ou de vos grands-parents. En général, un tel manteau est d’un style ancien et dans une matière chaude qui réchauffe et donne de la force quand il fait froid. Son aspect vintage se combine facilement avec le monde moderne, lui ajoutant de nouvelles significations et de nouvelles formes. Vous pouvez vous envelopper dans un tel manteau et vous sentir protégé.

Mon manteau, comme celui de la plupart des Ukrainiens de ma génération, a des trous ici et là, des manches brûlées et décolorées, des initiales du propriétaire et du lieu de fabrication effacées. On ne sait pas qui l’a porté, quand et comment, si cette per- sonne était heureuse, à quoi elle rêvait et ce qu’elle raconterait. Avec le temps, nous recouvrons ces trous par des parcelles d’histoire, en retrouvant des motifs similaires dans les histoires des uns et des autres, en essayant de comprendre où et comment ce manteau est apparu, et donc comment il s’est retrouvé dans nos placards.

Dans l’histoire de ma famille, l’un de ces trous dans le manteau est l’Holodomor. Au début des années 2000, après la « révolution orange », nous avons commencé à allumer des bougies pour les personnes mortes de faim en 1932 et 1933. À l’école, on nous a raconté l’histoire des trois épis pour lesquels on pouvait être emprisonné. On nous a montré des photos avec des corps d’enfants gonflés qui ne ressemblaient en rien à mes amis ni à moi. Je n’ai pas compris qui étaient ces gens et pourquoi ils étaient morts de faim. Même le fantôme de la faim, qui se rappelait souvent à moi à travers le comportement de mes aînés, ne me permettait pas de réaliser que cela faisait partie de mon histoire.

Des cosses de graines de tournesol ont sauvé notre famille
Les parents de ma mère sont originaires de la région de Louhansk, dans le Donbass, en Ukraine. Mon grand-père, Mykola, est originaire de la ville de Svatove. D’après les souvenirs de ma mère, ni lui ni ses parents n’ont jamais parlé de la famine. C’était un sujet interdit. Une seule fois, lorsqu’elle a entendu le mot makukha et qu’elle a demandé à mon grand-père ce que cela signifiait, il a répondu que c’étaient les cosses de graines de tournesol moulues qui avaient sauvé la vie de notre famille pendant la famine. Plus tard, lorsque mon grand-père est décédé, nous avons appris que de nombreuses personnes dans la région de Louhansk avaient été sauvées par les champs de tournesols, où les villageois collectaient secrètement les cosses de tournesol et les mangeaient.

Ma grand-mère, Nila, adorait nous regarder manger, mon frère et moi. Elle finissait chaque miette et après nous, séchait le pain au cas où il n’y en aurait plus et buvait de l’eau sucrée pour prendre du poids. Elle est née à Popasna, dans la région de Louhansk. Son père, Mykhailo, y a déménagé de l’oblast de Poltava lorsqu’il était adolescent. Il était le fils d’un célèbre forgeron, Hryhoriy. Au début de la collectivisation, tous les paysans qui possédaient un lopin de terre ou une petite propriété ont subi la confiscation forcée de leurs biens, des milliers d’entre eux ont été déportés dans d’autres régions ou ont été envoyés au goulag. Pour échapper à cette menace, le forgeron a brûlé sa maison et son atelier, a laissé partir tous ses animaux, a rassemblé ses enfants et est parti pour le Donbass travailler dans une usine et commencer une nouvelle vie. L’industrialisation a eu lieu là-bas et des milliers de paysans ont tenté de s’y réfugier pour trouver du travail. Ils ont ainsi échappé à la mort car, pendant la famine, les autorités soviétiques ont confisqué aux paysans non seulement leurs terres, mais aussi tous leurs animaux, la nourriture et leurs équipements de cuisine. Au moins 3,9 millions de personnes sont mortes de faim.

Hryhoriy, le forgeron, interdisait à sa famille d’évoquer la vie à Poltava et de critiquer les autorités, et si cela se produisait, il devenait extrêmement anxieux, comme si une bête était au coin de la rue. Pendant l’Holodomor, la mère de ma grand-mère, Varvara, est également arrivée à Popasna depuis la région de Poltava alors qu’elle était adolescente. Elle était orpheline, toute sa famille étant morte à cette époque. Elle a fait semblant d’oublier tout ce qui lui était arrivé auparavant. Même son nom. Elle est arrivée à Popasna le jour de sainte Varvara, et a ainsi reçu une nouvelle vie et un nouveau prénom dans le Donbass.

Recoudre mon manteau et empêcher la Russie d’y faire d’autres trous
Ces noms, les souvenirs du Donbass et la peur panique de la faim dans la famille ont simplement existé autour de moi, sans être reliés d’aucune manière à une histoire unique. Ma grand-mère, Nila, est morte en mars 2020 et, lors de ses funérailles, mon oncle Oleksandr, qui était resté à Popasna avec sa famille, a commencé à parler de la guerre et des explosions dont il rêvait encore. Nous étions tous mal à l’aise et silencieux, car il n’y avait pas de guerre autour de nous. En 2021, mon oncle Sasha a construit un monument à la mémoire de notre ancêtre, le forgeron, à Popasna, et a promis de nous le montrer lorsque nous viendrions visiter le lieu où se trouve notre famille. Dans ces moments-là, il me semblait qu’un autre trou dans mon manteau était sur le point d’être réparé et qu’il ne serait plus si difficile de dire où je l’avais eu.

En mars 2022, la maison de Popasna a été détruite et l’oncle Sasha a promis à ma mère au téléphone de l’évacuer. Quelques jours plus tard, il a été tué dans sa cour par un bombardement russe, où ses voisins l’ont enterré. Nous ne savons pas ce qu’il est advenu du monument de notre arrière-grand-père, car les villes de Popasna et de Svatove sont sous occupation russe depuis mai 2022.

Depuis cette année, je fais tout ce que je peux pour recoudre mon manteau et empêcher la Russie d’y faire d’autres trous pour les prochaines générations de ma famille.

Alla Solod
Militante féministe ukrainienne, bénévole à ZNOvU, une association qui aide les enfants des territoires occupés, et au comité marseillais du RESU. 7 décembre 2023.

Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 26)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/12/18/zelensky-nest-pas-notre-ami-et-alors/
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante-n-deg-26-1-.pdf

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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