Défense de la démocratie (et autres textes)

  • Vitalii Dudin : Défense de la démocratie
  • Union socialiste « opposition de gauche » : Kyiv, 2 mars 2014
  • Zbigniew Marcin Kowalewski : Le printemps des peuples est arrivé en Europe
  • Patrick Silberstein : Les contradictions d’un printemps des peuples
  • L’Euromaïdan, une action de désobéissance civique libératrice et non extrémiste
  • Volodymyr Ishchenko & Oleg Zhuravlev : Les révolutions de Maïdan et la crise politique post-soviétique

Défense de la démocratie

Le cauchemar de l’Ukraine est maintenant terminé. En faisant assassiner des centaines de personnes Victor Ianoukovytch a commis un suicide. Mais – et c’est le plus important – nous avons élaboré l’instrument le plus précieux de la transformation: la solidarité et l’entraide. Nous ne devons pas abandonner l’expérience de l’auto-organisation.

Lorsque Ioulia Timochenko a été libérée, le peuple a déjà affirmé avec force qu’il n’avait pas besoin d’une « main forte ». Si des oligarques, dont la seule différence avec ceux qui ont fui est d’avoir fait assassiner un peu moins de gens, tiraient les fruits de la mobilisation populaire, ce serait immoral. Et ce serait folie de confier la défense de la démocratie aux forces de l’extrême droite, pour lesquelles la liberté signifie la dictature contre ceux qui pensent autrement ou qui sont étrangers.

Synthèse
Pour que la victoire populaire puisse se développer il faut s’orienter vers le socialisme véritable et la démocratie directe. Il ne faut pas avoir peur du socialisme, de même qu’il ne faut pas craindre l’auto-organisation. Les oligarques ont déjà depuis longtemps leur confort – à nos frais.

Le temps n’est-il pas maintenant venu pour que les gens simples vivent aux frais des parasites ? Lorsque, fin novembre 2013, les militants de gauche ont lancé l’appel à l’auto-organisation, ils ne pouvaient imaginer à quel point le peuple prendrait rapidement ses responsabilités pour balayer la classe politique honnie.

Les politiciens voudraient imposer des organes dirigeants rénovés, mais en puisant dans la même classe politique. Même s’ils parviennent à se mettre d’accord sur la composition du gouvernement, cela ne va nullement améliorer notre vie.

Nous ne sommes pas capables d’influencer ces nominations, mais nous pouvons limiter leurs pouvoirs en construisant un réseau qui empêchera l’usurpation du pouvoir. Chaque citoyen paye les impôts et donc devrait être impliqué dans la mise en œuvre du gouvernement; tous ceux qui produisent la richesse sociale devraient participer à la gestion de l’entreprise.

Afin de vraiment démocratiser la société il faut mettre en œuvre les mesures suivantes :

1. Transférer la propriété des entreprises des mains de « la famille » et la mettre sous le contrôle des collectifs de travailleurs, qui la protégeront des vols, auront accès aux informations économiques et financières et choisiront les directeurs.

2. Auto-organiser les quartiers et les régions par la création des assemblées du peuple, afin d’assurer la légalité, de contrôler la terre et les ressources naturelles, de créer les centres de lutte contre la corruption, de garantir le bien-vivre.

3. Soumettre les nominations des dirigeants à l’approbation des conseils civiques auprès des ministères.

4. Obliger tous les établissements et toutes les entreprises publics à rendre des comptes en continu sur le web. Chaque école et chaque ministère doivent être transparents ! Les avancées technologiques doivent être au service du peuple.

5. Relancer l’Institut d’observation du respect des droits humains – par l’élection des représentants des associations civiques, qui doivent avoir le droit d’accès partout dans le ministère des affaires intérieures et le droit de suspendre tout responsable de secteur dans ce ministère – et garantir l’exterritorialité des universités.

6. Assurer l’arrestation des responsables régionaux là, où la force a été employée contre les manifestants.

7. Lancer le processus de formation des conseils de travailleurs – organes élus dans les entreprises, qui auront l’accès à toutes les informations commerciales, le droit de les divulguer, celui de distribuer les bénéfices de manière à satisfaire les besoins publics, d’élire les directions et de fixer le niveau des salaires.

De la part du Conseil suprême de l’Ukraine [le Parlement] il faut exiger:

1. La suppression du poste du président et de celui de « président par intérim ». Même dans la Constitution de 2004 trop de choses dépendent de la volonté d’un seul. Le poste « par intérim » n’est même pas prévu par la Constitution !

2. Réduire à 1% des suffrages la barrière d’éligibilité des candidats aux élections : si les bureaucrates parlementaires n’ont pas peur de la concurrence, qu’ils le montrent ! Les élus doivent pouvoir être révoqués. Les prochaines élections doivent avoir lieu après la « lustration[1] des millionnaires » : ceux qui ont plus d’un million de dollars et les managers qui sont à leur service n’ont pas le droit de participer aux élections.

3. Assurer l’éligibilité des juges des tribunaux et des chefs de la police locale.

Kyiv, 2 mars 2014

[1] Désigne le processus employé dans les années 1989-1991 pour empêcher des anciens responsables des services secrets et de polices des régimes « communistes » déchus de continuer à avoir des fonctions dans l’administration.

Vitalii Dudin
À l’époque où il écrivit ce texte, Vitalii Dudin était membre de l’organisation ukrainienne Opposition de gauche. Il est aujourd’hui membre de Sotsialnyi Rukh.

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Kyiv, 2 mars 2014

L’intervention armée russe a été rendue possible par les divisions dans la société ukrainienne. Son unité est impossible avec les oligarques et les chauvins au pouvoir. Seule la solidarité sauvera l’Ukraine.

1. Nous sommes pour l’autodétermination de la Crimée qui n’est possible que par le retrait des troupes russes. Nous sommes pour le droit des peuples à l’autodétermination, pas pour celui d’une élite mercenaire à « s’autodéterminer » sous la protection des armes automatiques russes. La logique d’un tel séparatisme en Crimée est la renaissance de l’empire russe, avec un danger de guerre mondiale.

2. Le prétexte de l’agression de Poutine a résidé dans l’hystérie nationaliste que les leaders de Maïdan ont ignorée. Les blagues xénophobes agressives sont considérées comme choses normales, et encore aujourd’hui nous avons, sur les piquets anti-guerre, des slogans provocateurs tels que « Gloire à la nation ! Mort aux ennemis ! ». La manipulation par le Kremlin de ces slogans a servi à effrayer les habitants de l’Est et du Sud. Mais l’agression initiée par la Fédération de Russie est clairement impérialiste et dirigée contre la république révolutionnaire, contre la vraie révolution, celle qui affronte les oligarques, celle qui ne fait que commencer, celle qui va mettre la question sociale à l’ordre du jour.

Une pseudo-guerre de libération sous la conduite des oligarques ukrainiens viserait à la fascisation de la société : à son unification autour d’intérêts nationaux mythiques, à la dictature et à des politiques sociales visant à concentrer les richesses dans les mains de l’oligarchie. Notre gouvernement ne peut pas prétendre à la légitimité populaire sans que soit engagé un règlement de compte social. L’intervention étrangère vient le légitimer de l’extérieur – nous serions forcés d’aimer ce régime, et pas seulement notre pays. Le pouvoir en Ukraine revient progressivement aux mains des oligarques (Kolomoisky et Taruta ont été nommés gouverneurs). Les oligarques ont pillé notre pays, et maintenant il faudrait que les gens affamés défendent leur État corrompu !

3. Maïdan est hétérogène – les nationalistes radicaux polluent le mouvement avec leur xénophobie, mais heureusement ils ne déterminent pas les exigences de Maïdan. Il faut que les habitants du Sud et de l’Est et les minorités ethniques sachent que se sont dressés sur le Maïdan de nombreux représentants des forces internationalistes, de gauche et démocratiques. Soutenir le mythe du « Maïdan fasciste », c’est en fait légitimer l’emploi de la force par les néonazis contre les citoyens qui les combattent. Nous sommes atter-és de voir les idées antifascistes manipulées pour justifier l’intervention. L’antifascisme passe par la solidarité, pas par l’intervention !

4. Les citoyens de l’Ukraine orientale et centrale doivent faire pression sur le gouvernement pour refuser toute discrimination linguistique, destruction de monuments ou incitations à la haine. L’ukrainisation des oligarques ne peut être imposée que par des moyens réactionnaires. Le droit d’user de la langue maternelle dans toutes les régions doit être reconnu. La renaissance nationale-culturelle des Ukrainiens et des autres peuples de notre pays est inséparable de la résolution des questions sociales.

5. Nous sommes pour la défense d’une Ukraine unie, comme un ensemble culturel unifié. La coexistence de multiples identités est la condition d’une riche culture humaine universelle. Si le pays éclate, l’ordre chauvin s’imposerait de part et d’autre. Tous les conflits en Ukraine résultent de la dictature des oligarques. L’Ukraine doit être consolidée sur la base de la destruction du pouvoir des oligarques – les travailleurs de l’Est et du Sud eux aussi veulent le changement social et ils doivent comprendre qu’en étant entraînés dans le conflit toute perspective d’amélioration serait renvoyée à un futur improbable.

6. Le pouvoir dans la Fédération de Russie est aux mains des plus conservateurs des défenseurs des intérêts du capital. Ceux qui soutiendraient un référendum de « réunification » avec la Russie doivent donc s’attendre à un État policier et à une politique anti-sociale. Quoiqu’en disent les nationalistes bourgeois ukrainiens, il n’y a pas la moindre trace de socialisme en Russie. La population en Ukraine haïrait les Russes encore plus, tandis que les illusions impérialistes et revanchardes grandiraient dans les masses russes. Les promesses à la Hitler sur une vie meilleure éternelle aboutiraient à une catastrophe pour la nation agresseuse elle-même. Et nous ne devons pas oublier que cette guerre serait aussi une opportunité pour le capital occidental pour introduire ses forces armées et saisir une part du territoire ukrainien.

7. La population russophone d’Ukraine et les Russes qui ne veulent pas de la guerre ont un rôle clef à jouer. Ils doivent saboter la mobilisation et les mouvements des armées d’occupation, agir contre le gouvernement russe et le capital russe. L’impérialisme russe veut imposer sa domination à travers un référendum [en Crimée]. Nous en appelons à des brigades internationales pour maintenir l’État de droit, s’opposer aux chauvinismes mutuels, défendre les installations stratégiques, mener la propagande parmi les troupes, et s’opposer au désarmement des forces ukrainiennes. C’est l’autodéfense des travailleurs dans les entreprises qui repoussera l’agression, indépendamment des sales mains de leur « propriétaire » auxquels on ne peut pas faire confiance. Formez des groupes de combat sous votre contrôle, en qui vous ayez confiance ! L’armée ukrainienne doit être placée sous le contrôle des citoyens. Pourquoi mourir pour les nationalistes Parubyi ou Yaroch ? Ils ont sur leur conscience leur tactique inepte sur l’Euromaïdan et le fait d’avoir attisé les hostilités interethniques. Faut-il mourir pour les intérêts des Akhmetov- Kolomoisksy ? Les travailleurs de toutes les nations doivent s’unir contre les oligarques, sur la base de leurs communs intérêts de classe.

À bas les gangsters devenus séparatistes !
À bas l’impérialisme russe !
À bas les chauvins ukrainiens !
Longue vie à l’Ukraine ouvrière et indépendante !

Union socialiste « opposition de gauche »
Traduit et publié par Vincent Présumey sur Mediapart le 9 mars 2014, le texte est daté du 2 mars, juste après la mainmise militaire russe sur la Crimée. Vincent Présumey présentait l’Union socialiste comme un groupe présent sur le Maïdan qui proposait l’unification de ce que l’on appelait « la gauche du Maïdan »

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Le printemps des peuples est arrivé en Europe

Le Printemps arabe est arrivé en hiver 2010, dans le voisinage de l’Europe: dans les pays situés sur l’autre rive de la Méditerranée. Quatre ans plus tard, on voit que ce printemps des peuples n’est pas seulement arabe. Également en hiver, il fit irruption en Europe, bien que, pour l’instant, dans les périphéries extérieures de l’Union européenne. Nous ne nous rendions pas compte, probablement, à quel point le processus de l’intégration capitaliste de l’Europe contribuait à l’accumulation explosive des tensions dans ses périphéries proches mais extra-européennes. C’est encore plus vrai à présent, dans ses périphéries le plus proches, désormais européennes, comme nous l’indique l’Ukraine. Le lien fut cette fois-ci direct, clairement visible : au début, le conflit a éclaté autour de la question de l’adhésion à l’UE. Ce fut le premier mot d’ordre qui a commencé à rassembler les foules, qui fit naître un mouvement social de masse et qui déclencha une énorme tourmente, avec y compris la menace d’une guerre. Pas une guerre civile, contrairement à la Libye ou à la Syrie – bien qu’on y comptait et on y incitait en Russie et dans tous les réseaux de propagande qui lui sont rattachés à travers le monde –, mais une guerre internationale. Un printemps des peuples surprend toujours. Il arrive dans un pays de façon totalement inespérée, tel un coup de tonnerre dans un ciel serein. Cependant, il s’avère après coup qu’il n’y a rien de surprenant à qu’il soit arrivé précisément là, et pas ailleurs. Il en fut ainsi également maintenant. Sur la carte politique du monde, l’Ukraine est une gigantesque anomalie historique, une déviation par rapport à une certaine « valeur typique » très importante, tout au moins à l’échelle européenne. Voilà que le plus grand pays d’Europe par sa superficie, après la Russie, et un des plus grands par sa population, est un État indépendant depuis vingt-trois ans à peine. Ceci sur un continent où, depuis très longtemps, la « valeur typique » correspond à des États nationaux de toutes les grandes nations, même de celles qui sont infiniment plus petites que la nation ukrainienne. Les anomalies historiques ont ceci de particulier qu’autour d’elles s’accumulent, se déchaînent et s’entrelacent des contradictions les plus diverses, et qui se transforment en poudrières bien plus facilement qu’ailleurs.

Le poids d’une oppression séculaire
Sur l’Ukraine pèse un extraordinaire fardeau de plusieurs siècles d’oppression nationale, principalement polonaise et russe [1]. En Ukraine soviétique, après plusieurs années d’intense discrimination positive appelée ukrainisation, se produisit un retour à la politique de russification avec l’avènement du
régime stalinien, derrière lequel se cachait l’impérialisme russe. L’intelligentsia fut massacrée et plusieurs millions de paysans, c’est-à-dire la base de l’identité nationale, furent exterminés par la faim. Après la Deuxième Guerre mondiale, la russification a englobé toutes les terres ukrainiennes, désormais réunies ; bien qu’en Ukraine occidentale, qui vivait précédemment sous le joug colonial polonais, une vigoureuse résistance antisoviétique des nationalistes ukrainiens se soit maintenue jusqu’à la moitié des années 1950. Hormis la période du gouvernement de Petro Chelest (1963-1972), la russification fut poursuivie quasiment jusqu’à la chute de l’URSS. À la veille de la proclamation de l’indépendance par l’Ukraine, je signalais dans la revue Nouvelle Europe éditée par le Parlement européen :

Ce qui rend le processus ukrainien vulnérable, c’est le fait que, en tant que nation sans État, soumise à une oppression séculaire, elle n’a pas encore achevé sa formation nationale [2].

Et elle ne l’a pas encore fait à ce jour. Deux décennies à peine d’existence étatique, c’est trop court pour panser des plaies béantes, combler des brèches profondes et désamorcer les nombreuses mines que cette oppression a laissées derrière elle au sein de la société ukrainienne.

De là découlent ces grandes disparités dans le soulèvement des masses – le deuxième déjà, après la « révolution orange » – suivant les différentes régions du pays. Dirigé contre un régime dont les principales bases arrière se trouvent à l’est et au sud, il a pris de l’ampleur dans les régions de l’ouest et du centre, celles-là mêmes qui furent le berceau des mouvements indépendantistes après la Première Guerre mondiale.

D’où également une paradoxale contradiction entre ce mouvement national, très retardé historiquement, mais qui aspire à consolider un État indépendant, et sa volonté d’adhérer à l’UE, laquelle – étant l’instrument de la mondialisation capitaliste – affaiblit les États nationaux et restreint leur souveraineté.

Le fait de signaler cette contradiction ne signifie point que l’on soit d’accord avec ceux qui jouissent des privilèges liés à l’appartenance à cette Europe forteresse prospère et sélecte, et qui, chez eux, n’appellent nullement à la quitter, tout en déconseillant à l’Ukraine de vouloir y adhérer, y compris en la stigmatisant de ce fait. C’est une marque de chauvinisme de privilégiés. L’accès au marché du travail communautaire a sauvé des millions de Polonais de la misère et de la faim, et beaucoup d’Ukrainiens le savent bien. Dans les pays de l’UE, la gauche a le devoir d’être solidaire avec les peuples exclus de l’Est et du Sud, qui veulent y être aussi. L’argument disant que dans l’UE les attendent des réformes néolibérales socialement catastrophiques est totalement faux. Non seulement ils ne les éviteront pas en restant dehors, mais ils seront touchés encore plus durement du fait de ne pas pouvoir bénéficier des avantages que procure l’appartenance à une Europe intégrée. Par contre, au sein de l’UE, ils auront la possibilité de résister aux transformations capitalistes néolibérales ensemble avec d’autres peuples, et non séparés d’eux.

Il ne s’agit nullement d’ignorer les inquiétudes de tous ceux – nombreux aussi en Ukraine – qui craignent, à juste titre, que l’adhésion à une zone de libre-échange avec l’Union européenne aient des conséquences dramatiques pour leurs emplois et niveau de vie. Tout comme pour le droit des nations à l’autodétermination, il s’agit de défendre le droit démocratique de l’Ukraine d’adhérer à l’UE.

Un mouvement démocratique de masse
Non moins paradoxale est une autre contradiction du récent soulèvement des masses en Ukraine. C’est un mouvement démocratique dans son essence même, qui s’est dressé contre un régime représentant les intérêts de la puissante oligarchie de l’Ukraine orientale, connu pour ses fraudes électorales; un régime autoritaire, gangrené par la corruption et le pillage des richesses nationales. Ce mouvement a trouvé son deuxième souffle, a déclenché un puissant élan et fait preuve d’une extraordinaire détermination dans la lutte lorsque, le 16 janvier, le parlement docile a voté des restrictions radicales des libertés démocratiques. Tout au long du soulèvement, il a maintenu une indépendance très marquée par rap- port aux principaux partis d’opposition, dont il se méfiait et qu’il considérait même comme discrédités.

Les masses réunies dans le Maïdan de Kiev n’ont jamais reconnu le mémorable trio d’amuseurs et fanfarons comme leur direction. C’est eux qui se sont érigés en leaders, et c’est en cette qualité qu’ils furent vigoureusement lancés par les élites politiques de l’UE et les médias internationaux. Ils dirigeaient le mouvement vers nulle part ; ils n’auraient pu le conduire qu’à la défaite. Ils l’alléchaient avec des promesses de vagues « mesures qui cette fois-ci seront certainement efficaces », comme de faire voter au Parlement une limitation du pouvoir présidentiel. Tout cela pour maintenir le mouvement en état d’inertie, ou au moins pour le museler, afin que rien n’arrive qui puisse provoquer la chute de Ianoukovytch. Sans succès. Non seulement la population massée sur le Maïdan ne les suivait pas, mais ils se sont souvent ridiculisés et furent sifflés et désavoués à maintes reprises. Ce qui dominait sur le Maïdan, c’était l’auto-organisation et une volonté irréductible de lutter jusqu’à la victoire, c’est-à-dire jusqu’au renversement du régime.

Dans un passé pas si lointain, le cauchemar du mouvement altermondialiste et de nombreuses protestations de masse en Europe fut les groupes de combat qui agissaient sans leur accord, en dehors de tout contrôle démocratique, mais au compte de ces mouvements. Quels que soient les sigles sous lesquels ils agissent, ils reproduisent inconsciemment dans leurs pratiques les idéologies d’extrême droite qui prônent la violence. Rien de surprenant à ce qu’ils soient très perméables aux provocations, qu’ils provoquent souvent la répression policière contre les mouvements de masse ou fournissent au pouvoir d’État de précieux prétextes pour les réprimer. Face aux agressions policières très brutales, le Maïdan ne pouvait pas se passer des forces d’autodéfense; il en avait désespérément besoin. Il était toutefois trop faiblement structuré et consolidé pour pouvoir imposer à n’importe quelle organisation de combat la subordination à son pouvoir social souverain, et éviter ainsi l’apparition du phénomène de milices incontrôlées. Le résultat de cette faiblesse du mouvement fut l’apparition – autour de la barricade stratégique de la rue Hrouchevsky, près du Maïdan – d’une place d’armes dominée par une coalition des commandos d’extrême droite, appelée Secteur de droite.

Un certain nombre d’étranges affaires entourent cette coalition, dont sa perméabilité prouvée aux provocations. Prenons à titre d’exemple un seul fait, tout à fait stupéfiant: le jeudi 20 février, jour où beaucoup de sang a coulé sur le Maïdan, Dmytro Iaroch, commandant en chef du Secteur de droite, s’entretenait secrètement avec Ianoukovytch en per- sonne. La chose a été découverte par les journalistes après la chute de ce dernier. De quoi parlait-il ? Acculé, Iaroch expliquait :

Il s’agissait de l’accord, tel qu’il a été signé plus tard. J’ai refusé de signer. J’ai lui ait dit que nous ne sommes pas et ne serons pas des marionnettes. Et, Viktor Fedorovytch, retirez l’armée, sinon dans toute l’Ukraine commencera une guerre de guérilla. Il s’agissait de dire que nous ne renoncerons pas, que nous ne déposerons pas les armes, que nous tiendrons jusqu’au bout. […] On voyait qu’il était épuisé et apeuré [3].

On ne sait rien de plus de cette rencontre étonnante. Pourtant, c’est une bombe. Peut-être une bombe à retardement.

Une alliance paradoxale
Le rôle très important joué par cette formation ultranationaliste dans les combats avec la police a jeté une ombre brune sur le Maïdan. Tout comme la pré- sence parmi les trois fanfarons mentionnés plus haut du dirigeant de Svoboda, le parti de la droite nationaliste radicale. Le comportement de Svoboda pendant ces événements lui a valu, de la part d’un observateur ukrainien, le qualificatif de « maraudeur de la révolution [4] ». La propagande russe et ses porte-voix disséminés dans le monde entier ont fait l’impossible pour utiliser cette ombre afin de discréditer le Maïdan, présenté comme un mouvement fasciste ou néo-nazi [5]. L’efficacité de cette propagande fut telle que 40 historiens ukrainiens et étrangers, spécialistes du nationalisme ukrainien, ont jugé nécessaire de réagir. Le Maïdan, ont-ils déclaré, c’est « une action émancipatrice, et non extrémiste, de masse, une action de désobéissance citoyenne ». Conscients du « risque que représente pour l’Euromaïdan la participation de l’extrême droite », ils ont appelé les médias du monde entier à ne pas suggérer que celui-ci « soit dirigé ou dominé par des groupes de fanatiques radicaux ethnocentriques », leur demandant de tenir compte du fait que de telles suggestions ne font qu’apporter de l’eau au moulin de l’impérialisme russe. Cet impérialisme, ont-ils prévenu, représente « un danger beau- coup plus grand pour la justice sociale, les droits des minorités et l’égalité politique que tous les ethnocentristes ukrainiens réunis [6] ».

C’est un fait que le Maïdan fut le théâtre d’une étonnante alliance du mouvement démocratique de masse avec les milices d’extrême droite. C’est en cela que consiste la deuxième grande contradiction du Maïdan. Pour ce mouvement, c’est un danger mortel. Mais les grands mouvements de masse ne sont jamais prémunis par l’Histoire contre des dangers de toute sorte. Même les mouvements déjà configurés du point de vue de classe, sans parler de ceux qui ne le sont pas encore, comme en Ukraine, apprennent essentiellement de leurs propres expériences accumulées à grand-peine. Ils cheminent sur la scène politique à tâtons, cristallisent leur nature sociale et se différencient politiquement dans des processus enchevêtrés, en suivant des routes où les guettent des culs-de-sac et des traquenards. Ils y sont condamnés au moins tant qu’ils ne créeront pas leurs propres forces politiques organiques, capables de proposer des programmes d’action et des stratégies de lutte cohérents.

Au sein d’un peuple qui – exposé à une oppression, pression ou agression impérialistes – n’arrive toujours pas à résoudre sa propre question natio-ale, de telles combinaisons paradoxales, comme ladite alliance, sont au fond inévitables. Les raisons en furent expliquées par Mykola Khvylovy – communiste, écrivain, et dirigeant de l’Académie libre de littérature prolétarienne –, lequel s’est suicidé en 1933 pour protester contre l’épouvantable massacre de son peuple perpétré par Staline; tout comme l’a fait quasiment au même moment le dirigeant historique des communistes ukrainiens, Mykola Skrypnik. Quelques années auparavant, Khvylovy a écrit ces paroles significatives :

Lorsqu’un peuple (comme cela fut écrit déjà à plusieurs reprises) manifeste durant des siècles sa volonté de constituer son organisme en entité étatique, alors toutes les tentatives d’arrêter d’une façon ou d’une autre ce processus naturel freinent la formation des forces de classe et, d’autre part, introduisent un élément de chaos dans le processus historique mondial. Nier l’aspiration à l’indépendance à l’aide d’un pseudo-marxisme stérile signifie ne pas comprendre que l’Ukraine sera un champ d’action de la contre-révolution aussi longtemps qu’elle ne passera pas par cette étape naturelle que l’Europe occidentale à traversée dans les temps où se formaient les États nationaux [7].

Il est très difficile de passer par cette étape lorsque la grande puissance voisine ne veut pas lâcher prise sur son ancienne possession, la menaçant de guerre et d’annexions ; et lorsque le nouveau gouvernement des néolibéraux et nationalistes radicaux de droite, non moins antipopulaire que le précédent, est en train de créer pour lui-même une nouvelle base oligarchique et est disposé à soumettre le pays à une mondialisation capitaliste rapace.

Une chose est sûre. La nouvelle lame de ce printemps des peuples a balayé un régime de plus, dans une longue lutte et au prix de sacrifices extrêmes. Pour la première fois, c’est en Europe. C’est un grand événement.

[1] Voir Z.M. Kowalewski, « L’Ukraine : réveil d’un peuple, reprise d’une mémoire», Hérodote, n°54-55, 1989; idem, «Miedzy wojna o historie a wyprawami kijowskimi [Entre une guerre d’histoire et les expéditions kieviennes] », Le Monde diplomatique – Edycja polska, n°1 (95), 2014. [2] Z.M.
[2] Kowalewski, « L’Ukraine entre la Russie soviétique et l’Europe orientale »,
Nouvelle Europe, n° 3, 1990, p. 5.
[3] R.Malko, « Dmytro Iaroch: Moïa zoustritch iz Ianoukovytchem spravdi boula [Mon entretien avec Ianoukovytch a réellement eu lieu] »,
Oukraïins ́kyi Tyjden ́, n°9 (329), 2014, p. 12.
[4] W. Rasewycz, « Swoboda, maruderzy rewolucji [Svoboda, les maraudeurs de la révolution] »,
Le Monde Diplomatique – Edycja polska, n°3 (97), 2014.
[5] Sur le web, le
Anton Shekhovtsov’s blog est primordial pour comprendre l’ultranationalisme en Ukraine, également dans le contexte du Maïdan.
Voir aussi A. Umland (éd.), « Post-Soviet Ukrainian Right-Wing Extremism »,
Russian Politics and Law, vol. 51, n°5, 2013.
[6] A. Umland et col., « Kyiv’s Euromaïdan is a Liberationist and not Extremist Mass Action of Civic Disobedience »,
http://krytyka.com/ua/articles/kyyivskyy-evromaydan-tse-vyzvolna-ne-ekstremistska-ma-sova-aktsiya-hromadyanskoyi-nepokory
[7] M. Khvylovy, The Cultural Renaissance in Ukraine : Polemical Pamphlets, 1925-1926, Edmonton, Canadian Institute of Ukrainian Studies, 1986, p. 227.

Zbigniew Marcin Kowalewski
Zbigniew Marcin Kowalewski, rédacteur en chef adjoint de l’édition polonaise du Monde diplomatique, auteur de plusieurs travaux sur l’histoire de la question nationale ukrainienne, publiés entre autres par l’Académie nationale des sciences de l’Ukraine. Cet article a d’abord paru dans Le Monde diplomatique – Edycja polska, mars 2014. Traduit du polonais par Stefan Bekier.

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Les contradictions d’un printemps des peuples

Plutôt que de livrer un point de vue sur les événements ukrainiens – point de vue qui, de toutes façons, n’aurait pu être élaboré qu’à partir de la lecture de la presse et des productions militantes –, j’ai pensé plus productif pour la réflexion commune, française et internationale, de tenter de dresser un panorama – non exhaustif, loin s’en faut – des appréciations que portent les gauches russes, ukrainiennes et polonaises sur les événements révolutionnaires qui ont secoué l’Ukraine [1].

Traiter des récents événements ukrainiens, c’est-à- dire de la révolution ukrainienne – disons d’emblée que qualifier ces évènements de « révolution » est déjà une prise de position –, est un exercice délicat, tant sont prégnantes la question nationale ukrainienne – et donc la puissance du nationalisme, y compris avec son visage le plus repoussant – et la place géostratégique particulière occupée par le pays. Aborder « Maïdan » ne peut, selon nous, se faire qu’à partir de son histoire nationale, de sa formation sociale et de l’aspiration générale des peuples à la maîtrise de leur destin et de leur capacité à mettre à bas les dictatures, tant l’aspiration démocratique (politique, économique et sociale) est puissante, ainsi que nous l’observons depuis quelques années avec les nombreux printemps qui se succèdent [2].

Comme l’écrit Zbigniew Marcin Kowalewski [3] dans l’édition polonaise du Monde diplomatique de mars 2014, quand un printemps des peuples éclot, il « surprend toujours [car] il arrive dans un pays de façon totalement inespérée, tel un coup de tonnerre dans un ciel serein ». Et, pourrait-on ajouter, les printemps des peuples prennent des formes inattendues, inédites, déconcertantes, déroutantes. Ceux qui observent les mouvements populaires du point de vue de Sirius, les amateurs de révolution imaginée qui confondent révolution et coup d’État, les adeptes des théories du complot et ceux qui sont encore englués dans un « campisme » géostratégique aussi désuet que politiquement inepte restent évidemment perplexes devant un tel soulèvement. Ou alors, après avoir chaussé leurs lunettes fabriquées pendant la Guerre froide, ils n’en aperçoivent que les éléments, au demeurant bien réels, dérangeants et péjoratifs. « C’est un fait, écrit encore Kowalewski, que le Maïdan fut le théâtre d’une étonnante alliance du mouvement démocratique de masse avec les milices d’extrême droite. […] C’est un danger mortel. Mais les grands mouvements de masse ne sont jamais prémunis par l’Histoire contre des dangers de toutes sortes. Même les mouvements déjà configurés du point de vue de classe, sans parler de ceux qui ne le sont pas encore, comme celui en Ukraine, apprennent essentiellement de leurs propres expériences accumulées à grand-peine. Ils cheminent sur la scène politique à tâtons, cristallisent leur nature sociale et se différencient politiquement dans des processus enchevêtrés, en suivant des routes où les guettent des culs-de-sac et des traquenards. Ils y sont condamnés au moins tant qu’ils ne créeront pas leurs propres forces politiques organiques, capables de proposer des programmes d’action et des stratégies de lutte cohérents. »

Ilya Budraitskis avait, dès le mois de décembre, qualifié la crise ukrainienne de « situation révolutionnaire [4] ». Certes, on peut discuter à perte de vue de ce qu’est une situation révolutionnaire, mais il est tout à fait intéressant de relever dans son argumentation le filigrane des polémiques qu’une telle analyse a pu susciter :

L’emploi du concept de « révolution » dans le contexte ukrainien a été condamné comme une sorte de sacrilège, car les événements de Kiev paraissaient totalement incomparables à la grandeur des révolutions passées. Il n’y avait ni proclamations sur le début d’un monde nouveau, ni débat sur la socialisation de la propriété, tandis que l’ordre social établi au cours des deux dernières décennies de régime post-soviétique n’était même pas remis en question. Mais le contenu politique d’une révolution peut ne pas correspondre tout à fait à sa dynamique : l’expérience réelle des masses, leur détermination et leur capacité à s’organiser elles-mêmes peuvent être en avance sur leur « imagination politique ». Et si une révolution échoue simplement du fait de l’absence de projets politiques indépendants, elle ne cesse pas pour autant d’être une révolution [5].

« Indubitablement, poursuit-il, ce qui définit une révolution, c’est l’apparition des masses insurgées […]. Ceux qui continuent à caractériser les événements en Ukraine comme un « conflit des élites » ou un « affrontement entre clans bourgeois » oublient ce qui est le plus important : le collectif du Maïdan (qui inclut des militants qui contestent l’administration dans la moitié des régions de l’Ukraine) est devenu un facteur politique indépendant, que ni les autorités ni les chefs de l’opposition parlementaire ne pouvaient manipuler aisément. Sans leur persévérance et leurs sacrifices au cours des mois passés, il y aurait probablement eu des douzaines de scénarios d’ « apaisement ». »

Denis, membre du Syndicat autonome des travail- leurs de Kiev [6], avance une comparaison :

On peut aussi rapprocher les événements ukrainiens de ceux d’Égypte où Moubarak a été renversé par une mobilisation révolutionnaire progressiste avant que la révolution ne soit confisquée, divisée, jetée dans les mains de l’ancien régime. […] D’une certaine façon, le processus est semblable à la vague de conservatisme et d’islamisme qui s’est développée au Moyen-Orient après l’échec de la modernisation bourgeoise et des perspectives socialistes.

Svoboda et les fascistes ukrainiens, ajoute-t-il, sont par bien des aspects « comparables aux Frères musulmans. Opposé à un régime haï, ils ne peuvent pas (heureusement) unifier la protestation sous leur drapeau ». « Les protestataires sont très en colère, mais comme il leur manque un langage propre ils sont obligés d’emprunter le langage du plus important des groupes. Ils ne sont pas encore prêts à s’auto-organiser sur des bases de classe et se considèrent comme une nation, une oumma en Égypte. » Il faut évidemment du temps pour que les forces populaires se recomposent, qu’elles construisent les outils de leur indépendance, qu’elles s’extraient des pesanteurs de la nuit stalinienne et qu’elles se libèrent, écrit Denis, de la « domination idéologique bourgeoise ». C’est là, dit-il encore, « un des principaux problèmes auxquels nous serons confrontés dans les années, voire les décennies, à venir ». Et y a-t-il meilleur moment pour construire les outils et les programmes de l’émancipation qu’un mouvement populaire qui chasse un dictateur capitaliste et son parti, quand bien même ce mouvement serait-il « contradictoire » ?

Faisant état des divisions des gauches russes et ukrainiennes sur l’appréciation de Maïdan et rappelant les précédents polonais et hongrois, Alexei Gusev remarque que ceux qui, à gauche, ont refusé de s’intégrer au mouvement « semblent oublier ou refuser de voir que tout au long de l’histoire, les nationalistes ont toujours été impliqués dans les révolutions survenues à la périphérie de l’Empire [7] ». La gauche radicale s’est effectivement profondément divisée face aux événements révolutionnaires qui ont secoué le pays. Denis le note en ces termes :

Une minorité a qualifié le mouvement comme étant totalement réactionnaire et s’est refusée au moindre soutien. Une telle position n’est pas sans poser des difficultés puisqu’elle les a fait apparaître comme étant dans le camp gouvernemental. La logique d’une telle position a ainsi conduit à Odessa des membres de Borotba à défendre les bâtiments officiels contre leur occupation par l’opposition. Il est vrai qu’il y avait des néonazis dans ceux qui voulaient occuper le bâtiment, mais il y en avait également de l’autre côté, à savoir les « Cosaques » et les unités paramilitaires russes.

Au contraire de Denis pour qui « la stratégie la plus adéquate pour la gauche est d’essayer de construire un « second front » […] de l’extérieur de Maïdan et non de l’intérieur », Ilya Budraitskis observe que « dans cette révolution, personne n’a réservé une place pour les militants de gauche, les seuls qui auraient réellement pu proposer une alternative à l’ordre établi […] qui a donné naissance à la pauvreté, à la corruption, l’absence de transparence et à la brutalité de l’État. […] La crise actuelle en Ukraine est réellement une crise de cette société que nous voulons changer. Une société dégradée, aigrie, qui se désintègre. » Si une partie de la gauche a tenté de s’intégrer au mouvement [8], Ilya Budraitskis remarque qu’elle « a regardé les protestations naissantes avec scepticisme, se résignant à un rôle passif ou marginal.

Ceux de ses militant-es, qui ont décidé de soutenir le mouvement et d’y participer, l’ont fait de manière individuelle, sans se coordonner. […] Imposer un espace pour l’aile gauche aurait été crucial non seulement pour la situation actuelle, en rassemblant un courant parmi les centaines de milliers de manifestants. Cela aurait aussi permis de construire des forces de la gauche radicale dans la situation qui suit la révolution – probablement dans le futur proche […] Une aile gauche, qui aurait été présente dès le départ dans le mouvement de protestation, aurait eu la légitimité pour contester la confusion, qui domine maintenant, entre les alternatives socialistes et le bâtard Parti communiste. Une telle aile gauche aurait non seulement pu renforcer le mouvement de l’intérieur, mais aussi lui offrir une orientation en développant son vecteur démocratique radical et en soutenant, en lui donnant une dimension politique consciente, la création de « conseils populaires » dans les administrations régionales occupées. »

Entre Russie et Union européenne
Pays écartelé et dépecé, nation opprimée pendant des siècles par la Russie et la Pologne (pour l’essentiel), nul ne peut feindre d’ignorer que « russe » est synonyme d’« oppresseur [9] ». Nul ne peut non plus feindre d’oublier qu’il n’y a pas si longtemps, la Russie stalinienne a persécuté, déporté et fusillé les élites intellectuelles ukrainiennes et affamé à mort des millions de paysans ukrainiens, « c’est-à-dire la base de l’identité nationale », selon Kowalewski, qui rappelle que la russification du pays s’est poursuivie pratiquement jusqu’à la chute de l’URSS. Denis évoque les conséquences de cette histoire récente en ces termes :

L’effondrement du « socialisme réel » a également provoqué l’effondrement de toutes les valeurs progressistes qui étaient officiellement mises en valeur dans la société soviétique […]. Le gouffre a été rapidement comblé par ce mélange explosif de nationalisme et de conservatisme […] avec l’appui de l’appareil idéologique d’État. […] L’Ukraine a de tout temps été divisée en deux parties différentes, sur le plan culturel, politique et linguistique. Le Sud et l’Est sont les plus peuplés, c’est là où est installé l’essentiel de l’industrie, les gens parlent russe et sont largement inscrits dans l’agenda politique et culturel de la Russie. Ils sont d’une certaine façon quelque peu nostalgiques de l’État soviétique. Les régions centrale et occidentale sont plus agraires et moins peuplées, on y parle plus souvent l’ukrainien et les regards sont plus tournés vers l’Occident et non pas vers la Russie. Au cours de la décennie écoulée, Kiev est politiquement passée de la première partie à la seconde catégorie. Cette division est d’ailleurs parfois exagérée au point que certains nient l’existence d’une nation ukrainienne, ce qui est une erreur […]. Il n’en reste pas moins que cette division existe et c’est elle qui explique pour l’essentiel que la classe dirigeante n’a pas réussi à établir un régime autoritaire sur le modèle russe ou biélorusse […]. Elle a donc dû maintenir un équilibre et faire des concessions à la faible classe travailleuse, des éléments de la démocratie bourgeoise et de l’État-providence ont été préservés. Bien plus qu’en Russie.

Denis rappelle également que, depuis l’indépendance, les divisions de l’Ukraine « ont été exacerbées à dessein par les manœuvres des politiciens ». Il fait ainsi référence au Parti des régions qui, en 2009, alors qu’il était dans l’opposition, avait lancé une grande vague de protestation contre les manœuvres navales américano-ukrainiennes au large de la Crimée et qui, une fois arrivé au pouvoir en 2010, avait accepté que ces mêmes manœuvres aient lieu. Il en est de même pour la promesse de faire du russe une langue nationale, qui a été abandonnée… jusqu’aux législatives de 2012 où il a joué avec la question linguistique pour espérer obtenir une majorité au Parlement à la veille de l’élection présidentielle de 2009 :

Une loi fut donc adoptée pour défendre les langues régionales et minoritaires, mesure qui a soulevé les deux parties de la population. Se « souvenant » qu’ils avaient été discriminés, les russophones ont soutenu le Parti des régions en croyant que cette loi allait les « sauver », tandis que de leur côté, les ukrainophones se sont mobilisés contre ce qu’ils pensaient être un « génocide linguistique ». Les deux camps ont été manipulés et radicalisés au point que les gens ne se supportaient plus.

Et, comme pour souligner la continuité relative entre l’avant et l’après Maïdan, la nouvelle équipe qui s’est installée aux commandes, donnant un tour de vis nationaliste, s’est empressée d’abroger la loi sur les langues régionales – « maladresse » au demeurant rapidement bloquée –, jetant les russophones de Crimée et de l’Est du pays dans les bras de Poutine, ainsi que l’écrit la rédaction d’Oktritaya Levaya :

Les dizaines de milliers de personnes qui sortent dans les rues de Sébastopol ont simplement perçu le signal hostile de Kiev, où la majorité [du Parlement] a voté pour l’abrogation de la loi sur les langues régionales, […] vote [qui revêt] une importance symbolique [10].

Zbigniew Kowalewski relève la contradiction entre un « mouvement national, très attardé historiquement, mais qui aspire à consolider un État indépendant, et sa volonté d’adhérer à l’Union européenne, laquelle « étant l’instrument de la mondialisation capitaliste » affaiblit les États nationaux et retreint leur souveraineté ». Denis nous fournit quelques éléments d’explication de cette contradiction :

Les Ukrainiens engagés dans le mouvement de Maïdan ont toujours eu une idée très particulière de l’ « Europe ». Ils ont en tête une Europe idéalisée, utopique, une société sans corruption, avec de bons salaires et une protection sociale, des politiciens honnêtes aux visages souriants, des rues bien entre- tenues, un État de droit. […] Quand on leur disait que l’Union européenne véritable n’avait pas grand chose à voir avec cette image, qu’on y brûlait des drapeaux européens et qu’on y manifestait contre l’austérité, ils nous rétorquaient : « Tu préfères la Russie alors ? » À ses débuts, le mouvement était sous l’influence [de cette] fausse conscience.

N’ignorant pas les « inquiétudes de tous ceux – nombreux aussi en Ukraine – qui craignent, à juste titre, que l’adhésion à une zone de libre échange avec l’Union européenne [ait] des conséquences dramatiques pour leurs emplois et niveau de vie », Zbigniew Kowalewski avance cependant une double revendication démocratique : le « droit des nations à l’autodétermination » et le « droit démocratique de l’Ukraine d’adhérer à l’Union européenne ». C’est un avis que semble ne pas partager l’Union socialiste « Opposition de gauche » (Golovnyï Analititchnyï Sait Livoï Opozitsii) qui pense qu’il serait « néfaste d’ajouter notre voix à la demande de l’intégration dans l’Europe [11] » tout en signifiant que, même si elle refusait de signer l’accord sur la zone de libre-échange – « la libre circulation des marchandises européennes sur le territoire ukrainien aurait des effets encore pires que celles des plus dures réformes néolibérales : ce serait la ruine de l’économie ukrainienne », l’Ukraine pourrait signer un « accord d’association ». Quant à Denis, il souligne que lorsque l’axe politique de Maïdan s’est déplacé vers la lutte contre le régime, l’entrée dans l’Union européenne était toujours considérée «c omme un pas que devrait naturellement franchir un “bon” gouvernement de l’après-Yanoukovitch » :

Objectivement, le meilleur des scénarios pour l’économie du pays serait de poursuivre la vieille politique de « neutralité géopolitique », sans intégration majeure dans les structures de l’Est ou de l’Ouest. « Choisir » l’une ou l’autre de ces options aboutirait à frapper sévèrement les exportations ukrainiennes et les conditions de vie des gens. Mais de combien de temps disposons-nous pour maintenir une telle neutralité ? Il semble qu’aussi bien l’Europe que la Russie veulent que l’Ukraine cesse de tergiverser et qu’elle se décide un franchir un pas.

C’est, comme chacun le sait, la question de l’Union européenne qui a déclenché le mouvement de masse qui a provoqué la chute de Yanoukovitch et l’annexion brutale de la Crimée par la Russie de Poutine :

Pendant toute l’année passée, le gouvernement a agité l’accord qui allait être signé avec l’Union européenne, soulevant ainsi les attentes de la partie pro-européenne de la population, avant de faire un tournant à 180°, ce qui a provoqué la frustration et la colère.

C’est en effet progressivement, notamment après le 16 janvier, quand le Parlement a voté des mesures liberticides, que le mouvement s’est orienté vers un seul et unique objectif : se débarrasser de Yanoukovitch et du « régime représentant les intérêts de la puissante oligarchie de l’Ukraine orientale, connu pour ses fraudes électorales ; un régime autoritaire, gangrené par la corruption et le pillage des richesses nationales » (Kowalewski). Denis rappelle quelques-unes des causes sociales du mécontentement : « Quand Yanoukovitch a été élu président en 2010, il a mis en œuvre des mesures néolibérales très impopulaires : augmentation du prix du gaz, réforme de la protection sociale qui devait aboutir à la fermeture de nombreux établissements de soins et à l’introduction de l’assurance privée à la place de la Sécurité sociale, réforme du système des retraites – avec notamment l’allongement de l’âge de départ à la retraite pour les femmes –, réforme du code du travail, privatisation des chemins de fer, réforme fiscale frappant les petites entreprises… » Face aux résistances qui se sont levées, le gouvernement avait alors dû faire partielle- ment marche arrière :

Les prix du gaz, de l’électricité, de l’eau et du chauffage ont été gelés […], la réforme du code du travail a été enterrée et celle des retraites a été stoppée […]. Le gouvernement avait compris qu’il ne pouvait pas aller plus loin, faute de soutien suffisamment important.

Un mouvement démocratique de masse aux étranges alliances
Évoquant, le 21 février, les « buts de guerre » des couches sociales et politiques assemblées sur Maïdan, Denis relèvent que se débarrasser de Yanoukovitch était pour celles-ci un « objectif central et commun ». Alors même que l’Union européenne tentait une « médiation » en négociant avec le dictateur dans le but d’endiguer ce que les élites politiques néolibérales européennes percevaient comme une déstabilisation sociale et politique lourde de risques, Denis souligne que « les gens ne veulent pas s’arrêter à cela et qu’ils attendent une purge totale de toutes les structures gouvernementales pour que celles-ci soient occupées par des “hommes nouveaux” ». « Tout cela est très contradictoire ! », note-t-il. Zbigniew Kowalewsksi va dans le même sens : « Non moins paradoxale est une autre contradiction du récent soulèvement des masses en Ukraine. C’est un mouvement démocratique dans son essence même, qui s’est dressé contre un régime représentant les intérêts de la puissante oligarchie de l’Ukraine orientale. » « Contradictoire », « paradoxal »… « dialectique », ce sont bien les mots qui conviennent et qui nous donnent quelques-unes des clés de la compréhension de Maïdan.

Au début, explique Denis, « les manifestants étaient essentiellement des étudiants ou des gens de la « classe moyenne » urbaine. Ensuite, la composition de classe du mouvement s’est élargie. [Il] ne fait aucun doute qu’il est devenu plus « prolétarien » ». Cependant, ajoute-t-il, « les travailleurs qui y participent le font en tant qu’« Ukrainiens » ou en tant que « citoyens », et non pas en tant que travailleurs. Il n’y avait d’ailleurs pas de mouvement gréviste, en tout cas à Kiev [12]. Le mouvement est donc interclassiste, on y trouve d’ailleurs aussi bien des chômeurs que des gens de la filiale ukrainienne de Microsoft. »

Faisant écho à Zbigniew Kowalewski, Denis affirme que « les travailleurs qui participent à Maïdan ne se considèrent pas comme appartenant à une classe, car ils considèrent que c’est une catégorie qui n’a pas de sens ». À Maïdan, il n’y a donc pas, dit-il encore, de « classe pour soi ».

Toutefois, ainsi que l’observe Ilya Budraitslis, « le seul problème, imprévisible et incompréhensible », qui a gêné la négociation d’un accord où l’Europe et les diverses fractions oligarchiques auraient pu trouver un accord avec Yanoukovitch, ce sont « les protestataires déterminés [qui] ont refusé de quitter Maïdan ». « Leur détermination, écrit-il, relève sans aucun doute de quelque chose de plus que d’un instinct démocratique: les citoyens restent des citoyens tant qu’ils sont ensemble et qu’ils peuvent répondre avec violence à quiconque qui tente de briser leur unité armée. »

Pourtant, les observateurs auront noté « l’instinct démocratique » et l’auto-organisation du mouvement de protestation qui était largement auto-organisé. « Les premiers moments de Maïdan, écrit encore Ilya Budraitslis, font penser à une sorte d’un monde merveilleux de la politique : il y a les combattants des rues qui affrontent la police, des campings autogérés, des centres d’information, des points d’entraide, des « services d’urgence » auto-organisés et des repas chauds. C’est l’exemple même d’un soulèvement urbain, dont chaque élément respire la conscience révolutionnaire authentique. » Mais, ajoute-t-il immédiatement comme un contre-point paradoxal, cet ensemble extraordinaire, si proche des coalitions altermondialistes ou du mouvement Occupy, est « peint dans des couleurs étranges, inhabituelles : un kaléidoscope de propagande de tous les partis et sectes possibles de la droite la plus extrême, avec d’innombrables symboles celtiques et des signes runiques sur les murs ». Pour les rédacteurs d’Otkritaya Levaya, le soulèvement kiévien « a produit à la fois la revanche des clans oligarchiques réprimés par Yanoukovitch et une victoire d’un mouvement populaire spontané, incroyable dans l’espace post-soviétique. Maïdan a ouvert les vannes de l’activité des voyous d’extrême droite et, en même temps, a éveillé les masses à la vie politique, qui ont acquis pour la première fois le sentiment qu’elles peuvent déterminer leur propre destin [13] ». Ilya Budraitslis souligne « la dissonance incroyablement nauséabonde entre le contenu révolutionnaire du processus et sa forme réactionnaire » et ajoute : « C’est une situation qui exige d’agir en vue de modifier cette équation terrible et non une évaluation éthique, marquée par le dégoût. »

Il y a donc bel et bien une ombre dans le tableau de la révolution ukrainienne. Zbigniew Kowalewki cite un observateur ukrainien qui emploie le qualificatif de « maraudeur de la révolution » pour parler de l’extrême droite et souligne que, se saisissant de ce problème, « la propagande russe et ses porte-voix disséminés dans le monde entier ont fait l’impossible pour utiliser cette ombre afin de discréditer le Maïdan, présenté comme un mouvement fasciste ou néonazi ». Préoccupés par ce qu’ils considèrent comme une manœuvre des agences de l’ultra-nationalisme impérial russe visant à discréditer «l ’un des plus formidables mouvements de masse de désobéissance civile de l’histoire européenne », et non comme une manifestation d’antifascisme, des spécialistes du nationalisme ukrainien ont voulu alerter l’opinion, notamment progressiste :

Tant la résistance violente que non-violente sont le fait de citoyens appartenant à l’ensemble du spectre idéologique et de citoyens n’ayant aucune appartenance. […] La violence des protestataires n’a été qu’une réponse à la brutalité policière et à la radicalisation de Yanoukovitch [14].

Kowaleswki rappelle que face aux exactions des forces de répression, « le Maïdan ne pouvait pas se passer des forces d’autodéfense » dont il avait « désespérément besoin» . Selon lui, le mouvement était toutefois « trop faiblement structuré et consolidé pour pouvoir imposer à n’importe quelle organisation de combat la subordination à son pouvoir social souverain, et éviter ainsi l’apparition du phénomène de milices incontrôlées. » La conséquence en a été l’installation « autour de la barricade stratégique de la rue Hrouchevsky […] d’une coalition des commandos d’extrême droite, appelée Secteur de droite ».

Ylia Budraitskis a la même perception de cette insupportable contradiction entre les aspirations démocratiques portées par le soulèvement et les « troupes de choc organisées qui ont aidé la majorité des protestataires à tenir à distance l’État et la police » et qui sont une « force fondamentalement antidémocratique. » Paradoxalement, écrit-il, « sans les militants d’extrême droite favorables à une « dictature nationale », il n’y aurait jamais eu ne serait-ce qu’une seule barricade sur le boulevard Khrouchtchev, pas plus que de ministères occupés et transformés en « quartier général de la révolution ». » On ne peut qu’être terrifié, écrit-il enfin, en réalisant que « le mécontentement des masses envers le gouvernement en place » ait pu rencontrer « la volonté de l’extrême droite de renverser ce gouvernement pour établir le sien ».

La présence du nationalisme radical préoccupe évidemment les gauches ukrainiennes. Denis se livre à une longue analyse de la montée de l’extrême droite en Ukraine :

La présence de l’extrême droite dans le mouvement n’est pas aussi omniprésente qu’on pourrait le penser, même s’il est vrai que son discours est devenu plus acceptable pour les courant dominants de la droite. […] Bien entendu, dans leur immense majorité, les manifestants aspirent au pluralisme politique, à la démocratie parlementaire en lieu et place de la monopolisation rampante du pouvoir par un seul parti. Mais, en même temps, la foule rassemblée est imprégnée profondément de pratiques sociales pré-modernes, médiévales, profondément enfouies, telles que la cravache, le lynchage ou le retour à la séparation genrée des rôles sociaux. Cette aptitude effrayante à pouvoir glisser vers la barbarie est la conséquence de la désaffection générale envers la politique parlementaire et de la prégnance de la mythologie nationaliste d’un Âge d’or qui a été véhiculée par les médias et le système scolaire. Mais il faut avoir à l’esprit que les mêmes horreurs sont présentes dans les deux camps.

Évoquant la composition sociale de Maïdan, Denis estime que si, à partir du 16 janvier, l’élargissement du mouvement a provoqué un « affaiblissement temporaire des nazis », l’hégémonie politique de la droite allait se renforcer, alors même que la place des « nazis purs et durs » avait été réduite. Dans la partie occidentale du pays, dit-il, Svoboda a une base plébéienne et passe pour « le parti qui porte la parole des travailleurs », alors que dans la partie orientale, le « parti prolétarien » est représenté par le Parti communiste d’Ukraine, qui a « inextricablement lié son destin aux clans oligarchiques et au lobby pro-russe réactionnaire » (Ylia Budraitskis) [15]. Selon Denis, « le soutien au fascisme apporté par les étudiants et les couches éduquées et à l’ultra-nationalisme coïncide avec les analyses marxistes classiques du fascisme ». Ainsi, à Kiev, aux élections de 2012, le parti a regroupé « l’intelligentsia sur son nom du fait de la désaffection générale et systémique à l’égard de l’opposition parlementaire et de la soif d’une solution plus « radicale ». […] L’ultra-droite par ailleurs n’est pas tombée du ciel, elle est le produit naturel de facteurs historiques objectifs et de la politique de la classe dirigeante au sens large du terme. Actuellement, elle s’est développée au point d’être un sujet politique autonome, capable de dicter son ordre du jour et d’élargir son hégémonie culturelle ».

Denis poursuit son analyse en rappelant que « c’est ce qui arrive quand on n’a pas construit de gauche et que les libéraux sont trop corrompus et repoussants ». Dans ces conditions, dit-il, ceux qui haïssent le gouvernement « confient » à une « avant-garde » prête à en découdre le soin de l’affrontement, et ceci d’autant plus aisément si « cette avant-garde partage avec lui de « bonnes » valeurs patriotiques ».

Denis fait le pronostic suivant : « Si les libéraux de droite l’emportent, ils imposeront des mesures d’austérité qui seront alors probablement critiquées par Svoboda. On aboutira au vieux dilemme qui avait opposé Hitler à Strasser, et il ne fait aucun doute que ces derniers seront battus. À Kiev, il y a déjà une aile strassérienne qui a été exclue de Svoboda. Si ce parti devait dans certaines circonstances historiques diriger le pays, l’exemple de ses prédécesseurs serait alors suivi. »

Pour ce qui est de l’avenir à court terme, Ilya Budraitskis évoque les dangers qui planent sur une « démocratie directe, née d’une expérience directe [qui] n’a aucune suite politique ». Pour lui, de toute évidence « les forces de la stabilité l’emportent [et] l’Ukraine revient vers le fragile modèle de consensus oligarchique entre les clans concurrents et les partis électoralistes ». Selon Denis, « la classe dirigeante va poursuivre sa politique “bonapartiste” si le contexte économique global le permet ». « Déjà en 2009, alors que l’économie s’effondrait et que le pouvoir d’achat diminuait, le gouvernement avait pris des mesures pour tenter de le maintenir – à cause de l’élection présidentielle qui arrivait. […] Il lui a fallu rogner les profits au point qu’[il] a dû prendre des mesures pour maîtriser l’exportation de leurs profits par les grandes entreprises et qu’il a dû aussi lourdement emprunter, notamment auprès du FMI, tout en refusant d’appliquer les exigences impopulaires de celui-ci. […] La bourgeoisie ukrainienne sera-t-elle assez forte – dans le contexte mondial – pour ne pas devoir se plier aux exigences de ses homologues russe ou européen ? C’est une question à laquelle on ne peut pas répondre aujourd’hui. »

« En même temps, écrit Ilya Budraitskis, rien ne sera plus comme avant : la peur devant les forces du gouvernement a été détruite et le goût de la résistance va marquer politiquement une génération active, qui a expérimenté la construction des barricades sur le Maïdan. »

Nous laisserons la conclusion à Zbigniew Kowalewski qui replace la chute de Yanoukovitch et la révolution de Maïdan dans un contexte historique :

Sur la carte politique du monde, l’Ukraine est une gigantesque anomalie historique, une déviation par rapport à une certaine « valeur typique » très importante, tout au moins à l’échelle européenne. Voilà que le plus grand pays d’Europe par sa superficie, après la Russie, et un des plus grands par sa population, est un État indépendant depuis vingt-trois ans à peine. Ceci sur un continent où, depuis très longtemps, la « valeur typique » correspond à des États nationaux de toutes les grandes nations, même de celles qui sont infiniment plus petites que la nation ukrainienne. Les anomalies historiques ont ceci de particulier qu’autour d’elles s’accumulent, se déchaînent et s’entrelacent des contradictions les plus diverses, et qui se transforment en poudrières bien plus facilement qu’ailleurs.

[1] N’étant ni russophone ni ukrainophone, les sources utilisées ici sont soit issues des traductions françaises publiées par différentes publications soit traduites par moi de l’anglais à partir d’autres publications militantes, américaines pour l’essentiel, qui les avaient elles-mêmes traduites du russe ou de l’ukrainien. J’espère qu’au fil des passages successifs d’une langue à l’autre, les dires et les pensées de nos interlocuteurs n’ont pas été trahis. Que tous et toutes soient remerciés pour leurs contributions
[2] Il est vrai que les printemps sont parfois suivis par l’automne, sans passer par la case « été » et parfois même par la glaciation hivernale…

[3] Zbigniew Kowalewki est rédacteur en chef adjoint de l’édition polonaise du Monde diplomatique.
[4] Ilya Budraitskis est journaliste et membre de la 4e Internationale en Russie. Les citations sont extraites de son article paru dansInprecor, n° 601-602, février 2014 sous le titre « Le mouvement de protestation : une “aile gauche” est-elle possible ? ».
[5] Ibid.
[6] Entretien publié sur Roarmag.org, 21 février 2014.
[7 Alexis Gusev est un socialiste russe
[8] Des groupes sont arrivés sur Maïdan en brandissant des drapeaux bleus de l’Union européenne colorisés en rouge, des banderoles réclamant la gratuité de la santé et de l’éducation et mettant en avant des slogans féministes
.
[9] Trotsky rappelle qu’en 1923, il lui avait fallu taper du poing sur la table pour obliger les fonctionnaires du nouveau régime à apprendre à parler ukrainien.
[10] Otkritaya Levaya (Gauche ouverte) est un site web russe, article publié sous le titre « Dix thèses pour l’Opposition de gauche pour le changement social », https://inprecor.fr, mars 2014.
[11] Inprecor, n° 601-602, février 2012.
[12] Un membre du Syndicat indépendant de l’automobile signalait en janvier qu’en dehors de Maïdan « la vie continuait comme d’habitude » en qu’un appel à la grève générale avait échoué : « Les gens travaillent et étudient comme d’habitude et vont ensuite sur les barricades. » Il signale néanmoins des initiatives comme l’automaïdan par laquelle les automobilistes bloquent la circulation, soit dans leur quartier, soit dans les quartiers où résident des hommes proches du pouvoir. Sans que l’on sache l’ampleur prise par ces initiatives, il signale également des tentatives de boycott des marchandises produites par des entreprises appartenant à des oligarques du parti des régions, des occupations d’établissements d’enseignement… Un conseil civique de Maïdan a été créé et des tentatives d’unifier la gauche seraient également en cours.
[13] Otkritaya Levaya, éditorial, 1er mars 2014,http://openleft.ru/?p=1994, tr. française sur https://inprecor.fr .
[14] A. Umlan et col., « Kyiv’s Euromaidan is a Liberationist and not Extremist Mass Action of Civic Disobedience »,https://krytyka.com/ua/articles/kyyivskyy-evromaydan-tse-vyzvolna-ne-ekstremistska-masova-aktsiya-hromadyanskoyi-nepokory. Pour le nationalisme radical ukrainien, voir également le blog d’Anton Shekhovtsov.
[15] Rappelons que ce parti, opposé au mouvement démocratique, a appelé à la répression policière et a soutenu les lois liberticides du 16 janvier.

Patrick Silberstein
Article publié dans ContreTemps, n° 21, 2e trimestre 2014.

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L’Euromaïdan, une action de désobéissance civique libératrice
et non extrémiste

Nous sommes un groupe de chercheurs comprenant des spécialistes dans le domaine des études sur le nationalisme ukrainien et la plupart des rares experts mondiaux sur la droite radicale ukrainienne post-soviétique. […] Nous sommes conscients des problèmes, des dangers et du potentiel de l’implication de certains groupes d’extrême droite dans les manifestations ukrainiennes. […]

Si nous critiquons les activités de l’extrême droite lors de l’Euromaïdan, nous sommes néanmoins troublés par une tendance dangereuse dans trop de reportages des médias internationaux traitant des récents événements en Ukraine. Un nombre croissant d’évaluations profanes du mouvement de protestation ukrainien, à un degré ou à un autre, déforment le rôle, l’importance et l’impact de l’extrême droite ukrainienne au sein du mouvement de protestation. De nombreux rapports affirment que le mouvement pro-européen est infiltré, dirigé ou pris en charge par des groupes radicalement ethnocentristes de la frange nationaliste. Certaines présentations donnent l’impression trompeuse que des acteurs et des idées ultranationalistes sont au cœur ou à la tête des manifestations ukrainiennes. Les images graphiques, les citations croustillantes, les comparaisons à l’emporte-pièce et les références historiques sombres sont très demandées. Elles sont associées à une prise en compte disproportionnée d’un segment particulièrement visible, mais politiquement mineur, au sein de la mosaïque confuse formée par les centaines de milliers de manifestants aux motivations, aux antécédents et aux objectifs différents.

La résistance violente et non violente à Kiev comprend des représentants de tous les camps politiques ainsi que des personnes non idéologiques qui peuvent avoir des difficultés à se situer politiquement. Les manifestants pacifiques, mais aussi ceux qui utilisent des bâtons, des pierres et même des cocktails Molotov, dans leur confrontation physique avec les unités spéciales de la police et les voyous du gouvernement, constituent un vaste mouvement qui n’est pas centralisé. La plupart des manifestants ne sont devenus violents qu’en réponse à la férocité croissante de la police et à la radicalisation du régime de Ianoukovitch. Les manifestants comprennent des libéraux et des conservateurs, des socialistes et des libertaires, des nationalistes et des cosmopolites, des chrétiens, des non-chrétiens et des athées.

Il est vrai que les manifestants violents et non violents comprennent également une variété de radicaux d’extrême droite et d’extrême gauche. Cependant, le mouvement dans son ensemble ne fait que refléter la population ukrainienne dans son ensemble, jeunes et vieux. L’accent mis sur les radicaux de droite dans les rapports des médias internationaux est donc injustifié et trompeur. Cette surreprésentation est peut-être davantage liée au potentiel sensationnel de slogans, symboles ou uniformes extrêmement ethnonationalistes qu’à la situation réelle sur le terrain.

Nous soupçonnons même que, dans certains reportages semi-journalistiques, en particulier ceux des médias influencés par le Kremlin, l’attention démesurée accordée aux éléments d’extrême droite dans le mouvement de protestation ukrainien n’a rien à voir avec l’antifascisme. Paradoxalement, la production, les préjugés et la diffusion de ces reportages peuvent eux-mêmes être motivés par une forme impériale d’ultranationalisme – en l’occurrence, sa variante russe. En discréditant fondamentalement l’une des plus impressionnantes actions de masse de désobéissance civile de l’histoire de l’Europe, ces rapports contribuent à fournir un prétexte à l’implication politique de Moscou, ou peut-être même à une intervention militaire russe en Ukraine, comme en Géorgie en 2008. […].

À la lumière de ces menaces, nous appelons les commentateurs, en particulier ceux de la gauche politique, à faire preuve de prudence lorsqu’ils émettent des critiques justifiées sur l’ethnonationalisme ukrainien radical. Les déclarations les plus alarmistes sur l’Euromaïdan sont susceptibles d’être utilisées par les « technologues politiques » du Kremlin pour la mise en œuvre des projets géopolitiques de Poutine. En fournissant des munitions rhétoriques à la bataille de Moscou contre l’indépendance ukrainienne, cet alarmisme aide involontairement une force politique qui représente une menace bien plus grave pour la justice sociale, les droits des minorités et l’égalité politique que tous les ethnocentristes ukrainiens réunis.

Nous appelons également les commentateurs occidentaux à faire preuve d’empathie à l’égard d’un État-nation très jeune, non consolidé et soumis à une grave menace étrangère. La situation fragile dans laquelle se trouve encore la nation ukrainienne et les énormes complications de la vie quotidienne dans une société en transition donnent naissance à toute une série d’opinions, de comportements et de discours étranges, destructeurs et contradictoires. Le soutien au fondamentalisme, à l’ethnocentrisme et à l’ultranationalisme peut parfois être davantage lié à la confusion permanente et aux angoisses quotidiennes des personnes vivant dans de telles conditions qu’à leurs convictions profondes.

Enfin, nous appelons tous ceux qui n’ont pas d’intérêt particulier pour l’Ukraine ou qui n’ont pas de connaissance approfondie de ce pays à ne pas commenter les questions nationales complexes de cette région sans s’être engagés dans des recherches approfondies. En tant que spécialistes dans ce domaine, certains d’entre nous luttent chaque jour pour interpréter de manière adéquate la radicalisation politique croissante et la para-militarisation du mouvement de protestation ukrainien. Face à ce qu’il convient d’appeler la terreur d’État contre la population ukrainienne, un nombre croissant d’Ukrainiens ordinaires et d’intellectuels éminents de Kiev concluent que la résistance non violente, bien que préférable, est impraticable. Les journalistes qui disposent du temps, de l’énergie et des ressources nécessaires devraient se rendre en Ukraine ou/et se documenter sérieusement sur les questions abordées dans leurs articles. Ceux qui n’ont pas la possibilité de le faire peuvent se tourner vers d’autres sujets, plus familiers, moins compliqués et moins ambivalents. Cela devrait permettre d’éviter, à l’avenir, les clichés malheureusement nombreux, les erreurs factuelles et les opinions mal informées qui accompagnent souvent les discussions sur les événements en Ukraine.

Publié le 9 février 2014 sur Europe solidaire sans frontières. Parmi les signataires de ce texte, on relève celle de Maksym Butkevtych.

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Les révolutions de Maïdan et la crise politique post-soviétique

Les révolutions politiques sont assez fréquentes dans les pays de l’ex-URSS. L’Ukraine a connu trois périodes de changement de ce type. Celles-ci apportent une réponse déficiente à la crise de la représentation politique, ou crise de l’hégémonie. En d’autres termes, elles répondent à la crise, mais d’une manière qui reproduit et intensifie la crise au lieu d’apporter une solution relativement durable.

Les révolutions ont été nombreuses dans les pays post-soviétiques, mais contrairement aux exemples révolutionnaires classiques, elles ont été remarquablement constantes dans leur incapacité à établir un ordre politique plus stable et des États libérés de l’influence du patronage. Les dirigeants et les partis post-révolutionnaires ont rapidement perdu le pou-oir ou ont eu de grandes difficultés à se faire réélire. Les changements institutionnels et structurels sont restés limités. Dans ces pays, il est devenu habituel de considérer ces révolutions comme un nouveau cycle de circulation des élites qui n’a « rien changé ». Comment expliquer ce schéma de révolutions fréquentes mais inefficaces ?

Nous soutenons que les révolutions post-soviétiques ont été des réponses à une grave crise de la représentation politique que leur occurrence ne fait que reproduire et intensifier, expliquant ainsi leur fréquence. Les révolutions post-soviétiques sont donc des révolutions déficientes dans lesquelles les protestations de masse à grande échelle se combinent aux aspirations révolutionnaires, à la rhétorique et aux répertoires d’action collective avec des revendications vaguement articulées, des structures de mobilisation lâches et un leadership faible et dispersé. Ils génèrent une ressource symbolique de légitimité révolutionnaire, pour laquelle divers agents politiques peuvent rivaliser et qu’ils peuvent détourner; cependant, ils n’établissent pas d’institutions stables de représentation politique. Nous illustrons cet argument avec le cas du soulèvement Euromaïdan en Ukraine, la révolution la plus longue, la plus importante, la plus violente, mais toujours déficiente de la région post-soviétique.

La crise post-soviétique et les solutions déficientes
Les révolutions sont devenues monnaie courante dans de nombreux pays post-soviétiques. Trois révolutions ont eu lieu au Kirghizstan au cours des 15 dernières années. Il y a eu des révolutions en Géorgie en 2003 et en Arménie en 2018. Des manifestations ont conduit à un changement de gouvernement en Moldavie en 2009 et en 2015. Bien qu’elles n’aient pas réussi à remettre en cause les gouvernements en place, des mobilisations similaires avec des aspirations révolutionnaires se sont développées à plusieurs reprises en Russie et au Bélarus. Trois révolutions se sont produites en Ukraine au cours d’une même génération : la « Révolution de granit » en 1990, la « Révolution orange » en 2004 et l’Euromaïdan ou « Révolution de la dignité » en 2014.

L’Euromaïdan a eu lieu dans le contexte de la vague mondiale de protestations des années 2000 qui comprenait, entre autres, divers « mouvements des places publiques » dans les États occidentaux comme Occupy Wall Street, ainsi que les révolutions et les mobilisations massives de protestation dans le Sud mondial comme le « printemps arabe ». Dans des contextes locaux différents, il s’agit de réponses à la fermeture de l’espace politique par des régimes néo-libéraux-technocratiques ou autoritaires-patronaux, qui souffrent de problèmes sous-jacents similaires dans la crise de la représentation politique.

La crise de la représentation est la diminution de la capacité des élites dirigeantes à revendiquer avec succès la représentation des intérêts de groupes sociaux plus larges et encore moins de l’ensemble de la nation. Cette crise se manifeste par une baisse de la confiance et de la participation dans les institutions de la démocratie représentative (telles que les élections), une diminution de l’adhésion aux partis politiques et aux organisations de la société civile, et un détachement croissant des masses populaires à l’égard des élites politiques traditionnelles perçues comme « toutes corrompues ». Les conséquences de la crise de la représentation sont le vote pour des partis ou des dirigeants anti-establishment, une participation croissante à la politique par des moyens qui évitent les institutions de représentation (comme la mobilisation protestataire) ou la fuite de la politique vers la vie privée.

Les processus macro-structurels à l’origine de la crise actuelle de la représentation politique reposent, entre autres, sur l’accroissement des inégalités, la diminution du rôle des clivages traditionnels en politique et l’érosion de la cohésion des groupes sociaux depuis le tournant néolibéral des années 1970. En outre, la crise économique mondiale de 2008 a été un élément déclencheur essentiel de la vague de protestation mondiale actuelle. Cependant, la crise de représentation post-soviétique a été plus grave dès le départ pour les raisons suivantes.

Premièrement, la formation de l’élite post-soviétique s’est faite dans le cadre d’un processus de privatisation extraordinairement rapide et arbitraire des biens de l’État, combiné à la démodernisation. En conséquence, la naissance de la nouvelle élite n’a bénéficié d’aucune source idéologique, traditionnelle ou religieuse, de légitimité populaire dans les sociétés post-soviétiques – et elle est encore largement perçue comme voleuse et corrompue. Deuxièmement, les projets de construction nationale (s’ils n’étaient pas soutenus par l’intégration européenne) étaient faibles et ne comblaient généralement pas les vides formés par l’effondrement du projet de modernité soviétique; parfois vécus comme une scission de l’identité nationale, comme le célèbre clivage régional Est-Ouest en Ukraine, ils ont sapé la représentation à l’échelle nationale « par défaut ». Troisièmement, les partis politiques d’élite post-soviétiques ne pouvaient s’appuyer sur aucune autre tradition que celle du parti communiste brejnéviste de l’Union soviétique. Ils ont donc reproduit et exacerbé certaines de ses pires caractéristiques : paternalisme, idéologie vide de sens, opportunisme et faible mobilisation des militants. Quatrièmement, les relations de représentation politique ont également été minées du côté « social » de la connexion par la faiblesse des organisations d’intérêt corporatif qui ont été repoussées dans la sphère informelle à la fin de la période soviétique. Elles se sont encore érodées au cours de la désintégration sociale et économique qui a suivi.

La gravité de la crise de la représentation s’est traduite par une faible confiance dans le gouvernement et les partis politiques, un soutien à la démocratie, des sociétés civiles notoirement étroites, le rejet d’idéologies articulées et des mobilisations électorales et protestataires relativement importantes. Toutefois, ces dernières étaient de nature « réactive », principalement dirigées contre les dirigeants en place, et avaient tendance à avoir du mal à formuler des altenatives positives et réussies.

Dans la plupart des États post-soviétiques, des dirigeants autoritaires et paternalistes comme le président russe Vladimir Poutine ou le président biélorusse Alexandre Loukachenko ont pu apporter une solution conservatrice à la crise de la représentation. Ils ont combiné une offre de stabilité au milieu de la désintégration post-soviétique à des majorités électorales tout en équilibrant certains intérêts et en réprimant d’autres groupes d’élite. Toutefois, cette solution s’est avérée déficiente et n’a fait que conserver la crise de la représentation, comme le montrent les problèmes persistants liés aux manœuvres de succession contrôlée, qui s’accompagnent souvent d’une mobilisation de l’opposition au moment où le président en exercice est vulnérable. Les révolutions post-soviétiques présentent une autre solution déficiente. En tentant de répondre à la crise de la représentation, elles reproduisent et intensifient cette même crise.

Nous montrons ci-dessous comment l’Euromaïdan a répondu aux principaux problèmes qui minent la représentation politique dans l’Ukraine post-soviétique, à savoir le clivage de l’identité nationale et la faiblesse des composantes sociales et politiques. En fin de compte, ces problèmes ont été exacerbés en raison de la mauvaise articulation des intérêts des groupes sociaux et des structures lâches de mobilisation et de leadership.

Comment l’Euromaïdan a reproduit et intensifié la crise de la représentation
Nombreux sont ceux qui ont affirmé que l’Euromaïdan avait enfin uni les régions et les groupes ethnolinguistiques de l’Ukraine dans un projet de nation civique inclusif. Toutefois, comme nous l’avons démontré précédemment, le nationalisme civique de l’Euromaïdan était d’un type particulier, « événemen- tiel ». La nature événementielle du nationalisme de l’Euromaïdan l’a rendu, d’une part, non seulement inclusif mais aussi exclusif et, d’autre part, a rendu ses effets volatiles. Le nationalisme de l’Euromaïdan a exclu ceux qui n’ont pas adhéré à l’événement révolutionnaire. Cela s’est produit parce que les activistes de l’Euromaïdan ont affirmé que la nation était déjà devenue unie par l’événement lui-même, comme l’a montré la participation des habitants des différentes régions de l’Ukraine aux manifestations, même s’ils ne représentaient pas nécessairement les opinions majoritaires concernant le soutien à l’Euromaïdan dans les régions méridionales et orientales.

Cela a contribué à l’aliénation des nombreux Ukrainiens qui restaient sceptiques à l’égard de l’Euromaïdan et à un soutien limité ou temporaire aux changements post-euromaïdan induits par le nationalisme et aux tendances nationales parallèles à la polarisation. Au lieu de reconnaître et d’articuler les différences politiques et culturelles légitimes à négocier et à transcender dans le cadre d’un projet représentatif de construction de la nation, l’Euromaïdan a démontré une sorte de processus « inverse ». Il a proclamé l’unité nationale « par défaut » qui, au fil des 72 événements, a perdu son universalité et a commencé à reproduire et à intensifier les divisions mêmes qui ont miné la représentation politique à l’échelle nationale dans l’Ukraine post-soviétique.

Nombreux sont ceux qui ont affirmé que l’Euromaïdan avait donné un coup de fouet à la société civile ukrainienne. En effet, il a renforcé les organisations (néo)libérales et nationalistes qui parlent généralement au nom de la « société civile ukrainienne ». Cependant, il n’a pas augmenté de manière significative la participation à leurs activités. Il n’a pas contribué à renforcer l’articulation et l’organisation des intérêts des entreprises ou des groupes sociaux dans l’espace public ukrainien. Dans le même temps, l’Euromaïdan a gonflé les attentes post-révolutionnaires en matière de progrès social. Même si les manifestants « ordinaires » de l’Euromaïdan aspiraient à un changement social, ils n’ont pas réussi à articuler leurs intérêts spécifiques parce qu’ils pensaient que le « choix européen » incluait « tout par défaut » (salaires et pensions plus élevés, meilleurs emplois et meilleure éducation, etc.) Malgré la diversité des participants issus de groupes sociaux variés, l’Euromaïdan a reproduit une société civile étroite.

La grande majorité des manifestants du Maidan Nezalejnosti (place de l’Indépendance) de Kiev n’étaient ni membres ni mobilisés par une organisation politique ou civique. Même les organisations constituées autour de l’identité d’un groupe social, comme les étudiants ou les vétérans de la guerre soviéto-afghane, n’ont pas exprimé les intérêts de leurs groupes respectifs. Dans l’ensemble, le nombre de membres des organisations de la société civile n’a guère augmenté après l’Euromaïdan. L’augmentation massive du volontariat après l’Euromaïdan est restée largement informelle, menée par des leaders charismatiques, et n’a pas été beaucoup plus loin que le soutien aux efforts militaires ukrainiens dans le Donbas et l’agenda nationaliste typique. Ce qui a principalement changé, cependant, c’est le volume des ressources (financières et violentes) permettant à l’étroite couche de la société civile d’intensifier sa pression sur l’État ukrainien pour faire avancer les programmes (néo)libéraux et nationalistes, qui, pour la plupart, ne représentent toujours pas les intérêts des groupes macro-sociaux qui constituent la société ukrainienne. Dans le même temps, l’État est devenu plus vulnérable à la pression de la société civile en devenant plus dépendant du soutien étranger, et aussi parce que son monopole sur la violence légitime a été remis en question au cours de l’Euromaïdan et de la guerre au Donbass.

Enfin, le mouvement Euromaïdan s’est méfié de la direction des partis politiques, tout en amplifiant les demandes de représentation politique. La réponse de l’Euromaïdan à la politique oligarchique « sale » qui aliénait les citoyens était la partie « authentique » de la politique de mobilisation civique et de solidarité, mais elle ne s’est pas institutionnalisée en une force politique autonome. La formule de nombreux manifestants réguliers était la suivante : nous ne nous engageons pas dans une politique « sale » ; cependant, si le gouvernement post-révolutionnaire ne répond pas à nos attentes une fois de plus, nous organiserons une nouvelle révolution contre lui.

Les conséquences ont été doubles. Les bénéfices politiques de la victoire de l’Euromaïdan ont été arrachés par Petro Porochenko et d’autres politiciens et partis oligarchiques qui se sont disputés la ressource de la légitimité civique générée par l’Euromaïdan. Dans le même temps, l’Euromaïdan a amplifié une demande de représentation politique qui ne pouvait être satisfaite par la « politique habituelle ». C’est pourquoi le président post-révolutionnaire Porochenko a perdu sa réélection en 2019, même s’il encourageait les réformes qui s’alignaient sur le nationalisme de l’Euromaïdan. Porochenko est tombé dans un piège entre des attentes de masse gonflées, mal articulées et mal organisées concernant le progrès social post-révolutionnaire et les programmes néolibéraux et nationalistes bien articulés de la société civile habilitée, mais non élargie, qui intensifiait la pression sur l’État affaibli. Les politiques de radicalisation dans les questions de division « Est-Ouest » qui se sont cristallisées dans la plate-forme électoralement suicidaire de « Armée ! Langue ! La foi ! » était le moyen le plus facile d’apporter un « changement » après la révolution, en réponse à la pression de la société civile. Ils ont également compensé l’absence de progrès social susceptible de saper les intérêts du réseau patronal de Porochenko.

La victoire électorale écrasante du président Volodymyr Zelensky en 2019 était un symptôme parfait de l’intensification de la crise de la représentation politique. Lui et le parti qu’il a créé de toutes pièces ont réussi non pas en raison de l’attrait de leurs « nouveaux visages » et de leurs appels vagues (tout en évitant les réponses claires), mais en raison de l’« extrême faiblesse » des « anciens » politiciens et partis. Un sondage Gallup a révélé des niveaux records de méfiance à l’égard des institutions gouvernementales à la fin du mandat de Porochenko. La dynamique d’une révolution déficiente intensifiant la crise de la représentation a rassemblé les personnes déçues par l’absence de changement révolutionnaire après l’Euromaïdan et celles aliénées par le nationalisme diviseur qui en a résulté. Le soutien électoral stupéfiant de 73% de Zelensky a transcendé les clivages politiques de l’Ukraine bien plus que l’Euromaïdan.

Cependant, en l’absence d’un véritable parti, d’un mouvement populiste ou même d’une équipe cohérente avec un plan clair, Zelensky est rapidement tombé dans le même piège que Porochenko, coincé entre les intérêts les plus puissants de la politique ukrainienne (divers clans patronaux), les puissances occidentales et la société civile restreinte. Le jeu de Zelensky avec une rhétorique nationale sans division est resté incohérent, non institutionnalisé et non matérialisé par des politiques spécifiques de construction d’une nation inclusive. Au lieu de cela, le président n’a ni accéléré ni révisé les politiques nationalistes de Porochenko, et a tenté de compenser l’écart croissant entre les attentes exagérées et les résultats par des poursuites sélectives à l’encontre des oligarques, des médias d’opposition et des partis politiques. Les intérêts et les manœuvres contradictoires du dirigeant faible semblent intensifier la crise de la représentation politique plutôt que d’y apporter une solution conservatrice.

Conclusions
Tout en reconnaissant la spécificité du cas ukrainien, nous suggérons que les mécanismes de reproduction et d’intensification de la crise de la représentation politique ont une portée générale. Nous pourrions parler des maidans comme d’un terme générique, car il rend bien compte des contradictions des soulèvements urbains contemporains, sans leader, peu structurés et idéologiquement non articulés. Ils offrent aux participants une expérience mouvementée de la politique « authentique» , mais sont en même temps structurellement prédisposés à être détournés par les forces qui pourraient bénéficier le plus de la légitimité « révolutionnaire », même si elles ne peuvent pas représenter les intérêts des bases sociales de la révolution. La radicalisation nationaliste serait un moyen typique de compenser l’écart entre les attentes d’une percée révolutionnaire et la reproduction de la « politique habituelle ». Les conflits militaires avec les pays voisins (et pas seulement la Russie) qui ont suivi les révolutions de Maïdan en Ukraine, en Géorgie, en Arménie et au Kirghizstan ne sont pas une coïncidence.

Quel serait le moyen le plus probable de sortir du cercle vicieux post-soviétique des régimes autoritaires paternalistes et de l’insuffisance des révolutions de Maïdan ? Nous émettons l’hypothèse qu’elle pourrait ne pas venir de l’intérieur – que ce soit par le bas ou par le haut – mais plutôt de l’extérieur, lors d’une escalade de la concurrence géopolitique (« nouvelle guerre froide »). De tels développements pourraient finalement représenter une menace non seulement pour les « clans » individuels, mais aussi pour les élites post-soviétiques en tant que classe de capitalistes politiques, une menace existentielle que les maïdans n’ont pas encore représentée. En outre, le risque croissant d’être dépassé par les élites d’autres nations plus compétitives sur le plan économique pourrait inciter cette classe à rechercher une politique de représentation plus large dans le cadre d’un concours plus vaste visant à obtenir la loyauté des classes subalternes et des nations dans le cadre de la modernisation « pour toute l’humanité ».

Volodymyr Ishchenko & Oleg Zhuravlev

Volodymyr Ishchenko est chercheur à l’Institut d’études slaves de l’Université technique de Dresde. Oleg Zhuravlev est chercheur au laboratoire de sociologie publique de Russie. Publié sur Europe solidaire sans frontières, 18 octobre 2021.

Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 26)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/12/18/zelensky-nest-pas-notre-ami-et-alors/
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante-n-deg-26-1-.pdf

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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2 réflexions sur « Défense de la démocratie (et autres textes) »

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