Yeux grands ouverts, regard braqué sur l’horreur à Gaza

Depuis octobre dernier, j’ai parcouru beaucoup de villes, accompagnant mon film « La Sirène », qui parle d’une guerre, désormais reléguée aux oubliettes, entre l’Irak de Saddam et l’Iran de Khomeini. Et dans beaucoup de ces villes, surtout en Europe, j’ai croisé le regard gêné de ceux qui déplorent la situation mais n’osent pas le dire publiquement et de ceux qui font semblant de ne rien voir.

Vous êtes-vous déjà posé la question de ce que vous auriez fait, si vous aviez vécu sous l’occupation nazie en France entre 39 et 45 ? Si vous aviez été en Iran dans les années 80, pendant la chasse aux sorcières ? Ou si vous étiez aux E.U. sous le Maccarthysme ? Vous auriez été assimilés à qui ? Auriez-vous aidé quelqu’un à se cacher ? Auriez-vous protesté pour qu’on ne brûle pas les livres ? Qu’on ne mette pas en prison ? Qu’on ne tue pas les innocents ? Que l’on ne déporte pas les juifs et les tsiganes ? Ou vous auriez-vous tu ?

Je me suis posé cette question la première fois, lorsque j’ai entendu parler du martyre de Hossein, le 3e imam des chiites. Une histoire que j’ai entendue d’abord, enfant, et plutôt comme une fable. Et l’enfant que j’étais, s’est posée la question de ce qu’elle aurait fait. Je me suis demandé si j’aurais osé m’affranchir des dictâtes du Calife de l’époque et être du côté de Hossein au péril de ma vie ? Régulièrement, cette question m’est revenu sous différentes formes. Lorsque j’ai été témoin de vives discussions entre ma meilleure amie allemande interrogeant son père pour savoir ce qu’il avait fait pendant la guerre, de ce qu’était son poste à Paris, en tant qu’officier. Et lui, qui répondait toujours qu’il ne faisait que son service militaire.

Aujourd’hui dans beaucoup de familles iraniennes, la question de la responsabilité (ou de l’inconséquence) politique de notre génération au moment de la prise de pouvoir par Khomeini nous est posée par les générations d’après. De pourquoi nous n’avons rien vu venir de l’horreur qui s’est ensuivi, pourquoi nous n’avons rien fait lorsque Khomeini a imposé le voile aux femmes ? Que faisions-nous à cette époque ? Pourquoi nous n’avons pas résisté ? Ou pas assez en tous les cas…

L’éternelle question qui se pose à notre conscience. Celle de notre silence, de notre responsabilité, voire même de notre complicité silencieuse face à des massacres, face à des crimes de guerre, à des famines provoquées volontairement. Il y a beaucoup de gens qui au sortir de la seconde guerre ont dit qu’ils ne savaient pas ce qu’il se passait en Allemagne, ni dans les camps de déportation… Beaucoup de responsables européens qui ont dit qu’ils ne savaient pas qu’un génocide était en cours au Rwanda. Y a-t-on cru ?

Et aujourd’hui, peut-on dire que l’on ne sait pas ce qu’il se passe à Gaza et dans le reste des territoires palestiniens occupés par Israël ? Malgré l’abondance des images qui nous arrivent tous les jours sur les réseaux sociaux ? Malgré les journalistes qui relaient les infos au prix de leur vie ? Est-ce que les premiers récits déformés des jours qui ont suivi l’horreur des attaques du 7 octobre suffisent à endormir notre conscience sur la suite des horreurs en cours depuis ? Est-ce par peur de ne pas être politiquement correct, de perdre des alliances, ou de se voir retirer des subventions et des contrats que nous nous taisons ? Ou bien par peur d’être taxé d’antisémitisme ? Qu’avons-nous à nous reprocher ? J’ai parcouru beaucoup de villes sur plusieurs continents, accompagnant mon film, LA SIRENE, qui parle aussi des sirènes d’une guerre, désormais reléguée aux oubliettes, entre l’Irak de Saddam et l’Iran de Khomeini, qui prit en otage deux peuples. Et dans toutes ces villes, et surtout dans beaucoup des capitales Européennes, j’ai vu le regard gêné des gens qui déplorent la situation mais n’osent pas le dire publiquement. Pourquoi cette gêne ?

Ne sommes-nous pas capable de faire la part des choses ? De voir et de formuler la différence entre une guerre anti-terroriste contre le Hamas et des crimes de guerre génocidaires perpétrés contre l’ensemble des civils palestiniens à Gaza et en Cisjordanie ? Est-ce si compliqué de faire le distinguo les membres de Hamas des enfants gazaouis ?

Combien de personnes ont vu les preuves attestant de l’implication des 13 employés de l’UNRWA dans les massacres du 7 octobre ? Et pourtant, une grosse partie des financements de l’UNRWA est déjà bloquée et l’organisation a été désavoué par beaucoup des pays qui le financent. Comment peut-on exposer ainsi la population palestinienne déjà fragilisée, à une famine et une mort certaine avant qu’il y ait eu enquête ? La présomption d’innocence ne vaut-elle pas pour les membres de l’UNRWA, organisation qui existe depuis 1948, depuis que la première vague des palestiniens furent chassés de leurs terres…

Combien de personnes ont appris le démenti concernant les fausses preuves israéliennes sur les bébés éventrés et tués à coup de micro-onde ? Même le président américain l’a appris trop tard. Pendant ce temps-là, les attaques israéliennes continuent, Biden parle d’un cessez-le-feu sans cesse repoussé et l’armée israélienne tire sur les convois d’aide humanitaire envoyé à Gaza.

A-t-on oublié l’affaire des incubateurs déchiquetés par les forces de Saddam en 1990 dans l’affaire de l’attaque de maternité à Kuwait City, qui s’est avéré être un coup de « com » fabriqué par une agence de pub américaine, dans lequel jouait la fille de l’ambassadeur de Koweit aux USA ? Saddam qui pourtant était loin d’être un enfant de cœur, mais qui dans ce cas précis, disait la vérité.

Seulement le démenti américain est sorti deux ans après avoir envahi l’Irak. Guerre dont nous payons encore le prix en dommages collatéraux et attaques terroristes par des organisations islamistes radicales dont la création n’est pas sans lien avec l’invasion américaine. Qui en paie le prix ? Pas uniquement les Irakiens, ni juste les Américains, mais le monde entier !

Ce sont des cycles de violence dont le monde ne se remettra pas pendant des décennies.

Quelle est la logique d’empathie qui condamne l’invasion russe en Ukraine et ne dit rien face à l’invasion israélienne de la bande de Gaza… pourquoi dans un cas, c’est condamnable et dans l’autre cela se qualifie du droit à la défense légitime ? Quels sont ces droits internationaux à géométrie variable ? Est-ce que nous ne sommes pas en train de saborder leur légitimité en laissant les violations commises par Netanyahou et son gouvernement impunies ?

Il n’y a pas de doute sur l’horreur que représente les attaques du 7 octobre perpétrées par le Hamas, répétons-le. Mais aucun crime n’en justifie un autre. Et comme dans toutes les guerres et après tous les génocides, que ce soit le génocide arménien, la Shoah ou le génocide rwandais, il y aura des survivants. Heureusement. Et si nous, supposément vivant dans des démocraties et des pays « libres », ne sommes pas capables de condamner les massacres de civils palestiniens, de reconnaître le droit à la légitime défense du peuple palestinien, alors qu’on le reconnaît pour le peuple israélien et le peuple ukrainien… alors notre humanité ne vaut pas grand-chose.

Préparez-vous à cette question, car il y aura des survivants, qui seront indignés et en colère, et à juste titre. Des enfants devenus adultes, et des adultes devenus des vieillards prématurément, qui nous regarderont dans les yeux et nous demanderont pourquoi nous n’avons laissé faire ? Préparez-vous à cette question… car de la même manière qu’elle fut posée au sortir de la Shoah… elle nous sera posée après cette guerre-ci, peu importe le nom qui lui sera donné.

Nous chercherons alors à savoir pourquoi nous avons laissé faire, que nous n’avons rien dit lorsque les enfants palestiniens mourraient sous les bombes israéliennes au bord de la mer Méditerranée, pas loin de nous, sur les côtes juste en face de l’Europe ?

La question de « qu’avez-vous fait pendant les mois qui ont suivi le 7 octobre 2023 » nous sera immanquablement posée. Qu’allons-nous y répondre ce jour-là ? Y avez-vous pensé ?

Sepideh Farsi, Cinéaste

https://blogs.mediapart.fr/moineau-persan/blog/020324/yeux-grands-ouverts-regard-braque-sur-lhorreur-gaza

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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